Dictionnaire encyclopédique du livre

Tome 1, A-D

par François Rouet
sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer ; et la responsabilité scientifique de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave… [et al.] ; préface de Henri-Jean Martin. Paris : Éd. du Cercle de la Librairie, 2002. – XXXIII-900 p. ; 30 cm. ISBN 2-7654-0841-6 : 178 €

La dimension économique

Voici une somme qui doit être saluée comme il se doit, en ce qu’elle cherche et réussit à faire le tour du livre – au sens étymologique d’« encyclopédique » –, le tour du monde du livre.

Toutes les approches des sciences sociales

On remarque, dès ce premier tome, deux traits liés et suffisamment marqués pour penser pouvoir les retrouver dans l’ensemble de l’ouvrage : d’abord la place qui revient à une approche historique, ensuite l’importance accordée aux aspects techniques et matériels. On trouve bien sûr là le souci d’un patrimoine de savoirs et de culture de la forme qui sont essentiels face aux révolutions qui affectent les modes de production matérielle. Car on ne saurait oublier cette interdépendance de la forme et du contenu : les conditions matérielles de production des livres encadrent et façonnent les conditions d’élaboration de leur contenu, suivant à la fois des déterminations simples mais aussi des inférences subtiles. Cela nous est rappelé au fil des pages par le voisinage des articles les plus techniques avec ceux relatifs aux types d’ouvrages : « albums », « bande dessinée »… dans lesquels se concrétise cette cohérence entre caractéristiques de forme et contenus. On remarquera d’ailleurs le faible nombre d’articles relatifs au seul contenu des livres : l’extrême liberté dans l’élaboration des contenus et la prodigieuse diversité qui s’ensuit défierait-elle la dénomination ?

Derrière les articles, il est intéressant de repérer les approches disciplinaires mises à contribution : outre l’histoire, les sciences exactes mobilisées par les arts graphiques, on trouve bien sûr la sociologie de la lecture (qui, est-il rappelé, trouve son origine dans la bibliopsychologie), le droit et jusqu’à l’ethnologie et la psychanalyse dans un article comme celui sur la « bibliophagie ». S’il existe ainsi un savoir multiple sur le livre, ce savoir ne peut se targuer d’être une approche spécifique de cet objet immense : la compréhension du livre se nourrit de toutes les approches des sciences sociales et les interroge. Il en va ainsi pour l’économie.

Les articles spécifiquement économiques sont peu nombreux. Ce n’est pas pour autant que la dimension économique soit absente. Bien au contraire, la préoccupation économique, au sens étymologique de gestion domestique, se retrouve très présente dans toutes les procédures de gestion de la multiplicité des livres : catalogage, classification… On se retrouve ainsi dans les parages de la « bibliothéconomie » dont Bertrand Calenge décrit finement les incertitudes et ambiguïtés conceptuelles et pointe son statut particulier de savoir entre « la science en constitution et l’art en exercice ». Ces quelques articles consacrés à l’économie du livre retiennent particulièrement l’attention en ce qu’ils témoignent par leur présence et leur contenu des spécificités du fonctionnement du livre, mais aussi du fait que la question économique fondamentale – comment une offre et une demande peuvent se constituer et se rencontrer – est au cœur du livre.

La « crise »

D’abord, est abordée la « crise », qui semble consubstantielle au livre et à l’édition et pourrait même donner l’impression que la crise est permanente et le livre immobile. Elle est abordée dans un article à plusieurs voix.

Ezio Ornato explique d’abord en quoi la crise du livre ne peut exister avant l’avènement du livre imprimé si ce n’est comme « répercussion sur le livre de crises extérieures ». Frédéric Barbier avance une typologie des crises suivant leur cause durant l’Ancien Régime jusqu’à la fin du XIXe siècle qui, à côté des crises dues à la conjoncture générale ou à des conditions administratives et juridiques de production et de vente, met l’accent sur des crises à caractère financier et des crises liées à la saturation du marché.

À bien lire, les premières apparaissent plutôt comme la conséquence de crises générales de confiance dont les marchés financiers d’aujourd’hui nous donnent régulièrement l’exemple. Quant aux secondes, on peut penser qu’elles naissent de l’assoupissement innovatif des éditeurs et d’une moindre attention aux évolutions du marché qui laisse se créer un décalage trop grand entre l’offre et la demande (« l’horizon d’attente des lecteurs » en termes économiques). Il y aurait à approfondir ce dernier type de crises, leur récurrence et leur mécanisme (en particulier le rôle des prix et de leur baisse pour relancer, cf. « Charpentier »), comme les économistes s’y sont longuement attachés sur le plan macro-économique. Enfin, Philippe Schuwer fait le tour des facteurs de crise et des causes d’interrogation sur l’avenir du livre – y aurait-il d’ailleurs lieu de les distinguer les uns des autres ? – en soulignant à juste titre la rémanence du thème de la crise durant tout le XXe siècle, avant que Michel Ollenddorf ne pointe l’état préoccupant de la librairie à l’orée du XXIe siècle.

La gestion de ce rapport complexe entre offre et demande est au cœur de l’article sur le « commerce du livre ». Ce dernier rappelle que la vente de livres est inséparable du commerce des idées et que la complexification du commerce du livre, au sens de sa dissémination, va de pair avec l’attente de nouveaux publics. Plusieurs points ressortent de cet article. D’abord, une permanence se fait jour : celle d’une dichotomie grande librairie/(re)vendeurs de livres, aujourd’hui remodelée par l’importance des chaînes et les mutations générales du commerce. Ensuite, il existe une propension également permanente à la baisse des prix et à une rotation plus rapide des titres, qui s’accélère avec la révolution industrielle mais ne semble pas l’avoir attendue.

Enfin, le phénomène de complexification évoqué se vérifie à la fin de chaque grande période : temps du manuscrit, époque incunable, libraire d’Ancien Régime, librairie « industrielle », et doit donc intervenir pour structurer les formes stabilisées du commerce de livres à la période suivante. Tout cela amène à s’interroger sur la viabilité pour l’avenir du système actuel de mise en contact des acheteurs avec les livres. Cela prouve par ailleurs que, sur le long terme, c’est bien la demande qui gouverne les évolutions du livre.

La fonction éditoriale

Ce rôle directeur de la demande ne nie en rien l’importance de l’éditeur et de la fonction éditoriale et de sa capacité de « créer la demande ». Par les hasards de l’alphabet, l’éditeur n’apparaît dans ce tome qu’au travers de ses grandes – au sens de la grandeur éditoriale – maisons d’hier et d’aujourd’hui en France et à l’étranger.

Mais les articles sur le « capitalisme d’édition » et la « concentration » sont là pour témoigner que les ressorts les plus standards de l’économie industrielle marchande peuvent se présenter jusqu’à la caricature dans une économie à la fois passionnelle et marquée par l’incertitude et la fascination d’un succès aussi aléatoire que potentiellement lucratif. Jean-Yves Mollier discerne chez les grands éditeurs du XIXe siècle les traits de l’entrepreneur schumpeterien affirmant même que « s’ils n’avaient pas percé dans le commerce de l’imprimé, il ne fait aucun doute que beaucoup d’entre eux auraient tenté leur chance dans un autre secteur de l’activité économique », la très forte rentabilité du secteur et les faibles capitaux nécessaires pour y entrer expliquant l’apparition de ces éditeurs-hommes d’affaires ou hommes d’affaires-éditeurs. Y a-t-il là de quoi relativiser la notion de culture professionnelle du livre, absente d’ailleurs de ce dictionnaire ?

Le processus de concentration est évoqué par Jean-Yves Mollier, qui le considère comme ayant déjà verrouillé le secteur à l’aube du XXe siècle et laissant dès lors peu de grandes maisons apparaître, alors que Philippe Schuwer voit dans les mouvements de rachat avant l’entre-deux guerres surtout des opportunités suite à faillite. Ce dernier montre également de manière détaillée l’omniprésence de la concentration, tant en France qu’à l’étranger, et l’intrusion de grands acteurs étrangers à la profession. Les incidences sur les équipes éditoriales sont bien pointées et le management de l’édition dans les grands groupes lui paraît inefficace par rapport à la professionnalité des maisons moyennes – point de vue que Jean-Yves Mollier partage tout en le nuançant.

Il resterait à souligner que la concentration éditoriale semble se nourrir à la fois de la recherche d’une maîtrise de la distribution et de la propension à racheter, fût-ce cher, des catalogues aléatoires à construire. L’exercice du capitalisme d’édition, en tout état de cause, ne peut être que contradictoire, comme dans toute industrie culturelle qui n’en finit jamais de se rationaliser. Tous les éléments de mise en perspective fournis sont bienvenus au moment où la concentration connaît un point d’orgue – provisoire ? – avec la reprise de Vivendi Universal Publishing (VUP) par Lagardère.

Mais il faut, pour mieux comprendre tout cela, examiner finement le fonctionnement de chacun des maillons de la chaîne du livre (non évoquée à l’article « chaîne ») : en l’attente des articles sur l’édition et l’éditeur, on trouve ici explicitées les activités de « diffusion » et de « distribution ». Désormais nettement séparées tout en restant très proches, ces activités en aval de l’édition sont de plus en plus déterminantes pour la filière du livre, car c’est la réussite de la rencontre du livre et de son public qui commence à se jouer là, en relation étroite mais parfois délicate avec la librairie. La « diffusion » est bien décrite dans le détail de ses relations avec l’éditeur suivant sa taille et sa production comme avec les différents niveaux de la clientèle des détaillants (on s’étonnera pourtant de voir l’article illustré par une photographie de la structure de distribution de Flammarion, même si à l’époque (1970) celle-ci s’intitulait encore de manière ambiguë Union-diffusion).

La « distribution » décrite également en détail frappe par sa dimension technique et industrielle qui a conduit à une forte concentration dans la chaîne du livre, mais aussi par sa dimension commerciale qui l’a amenée à s’entremettre jusqu’à s’interposer entre l’édition et la librairie. On notera la conclusion particulièrement perplexe sur les perspectives de nouveaux investissements et de nouvelles concentrations.

À suivre donc…