Un autodafé électronique
François Lapèlerie
Aucun éditeur n’avait encore donné l’ordre comminatoire à un bibliothécaire d’arracher les pages d’un article récemment paru dans une revue scientifique. Elsevier a l’honneur d’être le premier à le faire. Paul Taylor, senior editor chez Elsevier, dans une lettre du 3 octobre 2001, ordonne à tous les abonnés de la revue Human Immunology d’arracher (« physically remove ») l’article d’Antonio Arnaiz-Villena, Nagah Elaiwa, Carlos Silvera, Ahmed Rostom, Juan Moscoso, Eduardo Gòmez-Casado, Luis Allende, Pilar Varela, Jorge Martìnez-Laso : « The origins of the Palestinians and their genetic relatedness with other Mediterranean populations » (Human Immunology, vol. 62, n° 9, september 2001, p. 889-900). « Certaines affirmations contenues dans l’article [sont] totalement inappropriées », ajoute-t-il. De plus, il annonce que cet article a été retiré (« withdraw ») de l’édition électronique de Science Direct et, qu’à sa demande, il sera également retiré de toutes les bases de données, particulièrement des bases de l’ISI (Institute for Scientific Information), les Current Contents et le Science Citation Index. Dolly B. Tyan, présidente de l’American Society of Histocompatibility and Immunogenetics (ASHI), société savante éditrice de la revue, envoie le même jour une lettre aux membres de la société, pour les informer que l’ASHI est « offensée et embarrassée par la présence de cet article dans le journal », et qu’en conclusion, elle a décidé de le retirer de l’édition électronique.
L’accusation
Toutes ces décisions sont brièvement exposées dans le fascicule suivant de la revue, où l’éditrice en chef, Nicole Suciu-Foca, écrit en termes guerriers : « Ce papier a été supprimé (deleted) de la littérature scientifique. » Sur le moment, cette décision n’entraîne pas de réactions. Prévenue, la revue Nature publie un premier article le 22 novembre 2001 1. Le lendemain, le 23 novembre 2001, le Chronicle of Higher Education fait de même 2. Le cas étant désormais public, de nombreux journaux lui consacrent des articles souvent polémiques. Le 25 novembre, l’Observer publie un article intitulé : « Journal axes gene research on Jews and Palestinians ». Le lendemain, le Jerusalem Post titre : « US scientific journal pulls anti-Israel paper ». Al-Haram, le grand journal d’information égyptien, dans son édition électronique hebdomadaire du 7-13 mars 2002, publie un article intitulé : « The politics of genes ».
Qu’ont bien pu écrire les auteurs de l’article incriminé pour mériter un tel traitement infamant, car le « retrait » d’un article, accompagné de tels jugements de valeur, est volontairement infamant ? Sans édition papier, il est désormais impossible de le savoir, puisque Elsevier a éliminé l’article de Science Direct. Le procès est donc fini avant d’avoir commencé. Cependant, le désormais « cas Arnaiz-Villena » mérite qu’on s’y attarde, puisqu’il met en cause les principes fondamentaux de l’édition scientifique, et qu’il peut susciter des craintes quant à la pérennité de l’édition scientifique numérique. Antonio Arnaiz-Villena est guest editor d’un numéro spécial (septembre 2001) de la revue Human Immunology, qui a pour titre : « Anthropology and genetic markers ». Spécialiste mondial de génomique historique, il est le lead author de l’article éliminé. Le but de l’étude est « d’examiner les relations génétiques entre les Palestiniens et leurs voisins (particulièrement les Juifs) pour (1) découvrir les origines des Palestiniens et (2) expliquer les bases historiques du conflit moyen-oriental actuel entre les Palestiniens et d’autres pays musulmans avec les Juifs d’Israël » (p. 892). Le profil génétique des Palestiniens y est étudié pour la première fois en utilisant un marqueur HLA particulier (HLA DRB1) : les auteurs découvrent que ce gène, commun à de nombreux peuples du Proche-Orient, est aussi commun aux Juifs et aux Palestiniens. De cette constatation, les auteurs présentent un vaste panorama des parentés des peuples d’une bonne moitié du monde, et en concluent que l’origine de la rivalité entre Juifs et Palestiniens doit être recherchée dans la lutte pour la terre, attisée par des pratiques culturelles ou religieuses différentes.
Que reproche-t-on à A. Arnaiz-Villena ? Il faut attendre le numéro de février 2002 de Nature Genetics pour que N. Suciu-Foca consente à donner plus clairement les raisons du retrait de l’article, dans des termes très violents. Selon elle, A. Arnaiz-Villena a commis « une violation de l’éthique. L’article était un manifeste politique enflammé pauvrement masqué en travail scientifique. Un brouet de politique et de mensonge historique n’est pas indiqué quand on recherche la vérité intellectuelle ». Elle affirme que « l’article contenait des erreurs historiques, des inconsistances, des références inadéquates et trompeuses, et des cartes inexactes ». Et de citer la présentation de la guerre de 1947, ou l’utilisation des termes « colonists » ou « concentration camps », qui, tirés du contexte, pourraient passer pour de l’antisémitisme. À cela, A. Arnaiz-Villena répond que les documents cités et les cartes reproduites proviennent de sources sérieuses, comme l’Encyclopaedia Britannica. Quant aux termes incriminés, peut-être les a-t-il mal choisis, et peut-être aurait-il dû utiliser « settlers » au lieu de « colonists » et « refuge camps » au lieu de « concentration camps ». Mais qu’il ne peut être taxé d’antisémitisme ou d’antijudaïsme, puisque les « camps de concentration » dont il parle ne sont pas en Israël mais… dans des pays arabes (Jordanie, Liban, Syrie). Donc, seule la partie historique et proche-orientale de l’article est contestée : la partie proprement scientifique ne l’est pas (la recherche du marqueur HLA et les parentés immunologiques des peuples proche-orientaux).
Cela justifiait-il le retrait de l’article ?
Si on se réfère aux pratiques encore courantes, cela ne justifiait certainement pas le retrait de l’article, retrait qui contrevient à l’éthique de l’édition scientifique. Il arrive en effet qu’un article soit contesté, pour des raisons multiples et variables. Un article peut être fautif ou erroné, volontairement ou involontairement. Volontairement, c’est une fraude qui peut prendre la forme d’un plagiat, d’une invention pure et simple, d’une manipulation, de données truquées ou falsifiées pour paraître démontrer une théorie, ou d’une publication de la même recherche dans plusieurs journaux simultanément, etc. Involontairement, ce peuvent être des erreurs de méthodologie, de manipulation ou de calcul, une interprétation fautive de données, une manipulation non reproductible, etc. Dans tous ces cas, l’éditeur, scientifique ou commercial, publie des mises au point dans les numéros suivants de la revue, sous forme de lettres, d’errata, de réponses : le choix est vaste. Et l’auteur lui-même peut répondre aux objections. Quelle que soit la solution choisie, l’article original demeure. C’est certainement la solution qui aurait le mieux convenu, comme l’explique Sheldon Krimsky, spécialiste des problèmes d’éthique, dans un article publié dans Nature Genetics 3. D’autant qu’un article reconnu erroné peut être encore utile ultérieurement aux historiens ou sociologues des sciences. Or l’éditrice scientifique, Nicole Suciu-Foca, a cédé à des pressions politiques, sans motifs scientifiques, comme elle l’a elle-même reconnu, dans l’article déjà cité de Nature.
Cela est d’autant plus regrettable qu’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la diversité génétique des populations, Luigi Luca Cavalli-Sforza et deux collègues, dans un article paru le 10 janvier 2002 dans Nature 4, réfutent le bien-fondé de la méthodologie utilisée par A. Arnaiz-Villena, ainsi que ses conclusions. « Utiliser des résultats d’une analyse à partir d’un seul marqueur, qui particulièrement peut avoir subi une sélection, est une pratique ni fiable ni acceptable en génétique des populations. » Si on en croit ces trois auteurs, l’étude du marqueur est juste, mais les conclusions qu’en tire A. Arnaiz-Villena ne le sont pas : l’article « manquait de mérite scientifique » et n’aurait pas dû être publié. Si éventuellement ces conclusions sont exactes, ce sont pour des raisons scientifiques que l’article aurait pu être « rétracté ». Or N. Suciu-Foca ne remet pas en cause la valeur scientifique de l’article.
Autre remise en cause par ce retrait : le rôle des referees (ou reviewers) dans le processus de l’édition scientifique. Les éditeurs sérieux soumettent les articles reçus à une évaluation critique (peer-review) faite par des spécialistes de la discipline (referees). Un article accepté, après éventuelles corrections, est en principe un article de la valeur moyenne de la revue qui le publie. L’article d’A. Arnaiz-Villena avait subi ce processus et été accepté. Une rétractation est un désaveu des referees, une reconnaissance que le système ne fonctionne pas de façon satisfaisante, dans tous les cas, édition papier ou électronique. Mais l’édition électronique aggrave la situation.
L’édition électronique
En effet dans l’édition papier, la rétractation était intellectuelle seulement et non matérielle : l’article original restait à sa place et personne n’avait jamais demandé de le déchirer. Elsevier inaugure une nouvelle politique, joue sur les mots en utilisant « retracted » (rétracté). « Retracted » n’a jamais signifié « removed » (enlevé), ni « withdrawn » (retiré), ni « deleted » (supprimé), ni « purged » (purgé) ou « expurged » (expurgé), mais il est en fait employé dans ce second sens. L’édition électronique, en effet, change totalement la problématique. Autant il est absurde et ridicule de demander à chacun de ses abonnés d’arracher des pages, autant il est facile de supprimer un article publié sous forme électronique : c’est aussi simple qu’un clic. La « rétractation » électronique devient une suppression pure et simple. Et c’est ce dont Elsevier ne se prive pas. À la date du 22 novembre 2002, Elsevier a retiré la version électronique de 38 articles sur Science Direct. À la place de l’article supprimé, Elsevier se contente de mettre en général la phrase suivante : « This paper has been removed for legal reasons », « raisons légales » souvent peu ou pas apparentes du tout.
Il est, de plus, très surprenant et totalement inhabituel de voir un article supprimé de cette manière. Elsevier et l’ASHI ont été juges d’instruction, procureurs et bourreaux. L’auteur n’a pas été entendu, n’a pas eu la possibilité d’être son propre avocat et de s’exprimer dans la revue. L’autodafé électronique a été instantané. Pourquoi ? Ce cas met en relief de façon aiguë le problème, souvent oublié, du droit de copie. En effet, lorsqu’un auteur soumet pour publication un article à une revue imprimée, il transfère automatiquement le droit de copie à l’éditeur, scientifique et/ou commercial, de la revue. Il transfère aussi maintenant, par contrat écrit, le droit de copie électronique. Il n’est donc plus propriétaire de son travail et n’a plus de droits sur son utilisation ou sa non-utilisation, donc sur son éventuel retrait. Paradoxe de l’édition scientifique !
C’est donc une destruction complète de l’article qui est exigée de tous les participants à la chaîne de l’édition, puisque l’éditeur a demandé aussi aux abonnés d’arracher les pages. Elsevier (ou l’ASHI) pouvaient-ils le demander ? En droit, cela est très douteux puisque ni Elsevier, ni l’ASHI ne sont plus propriétaires de la revue à partir du moment où elle est vendue à un abonné. Le même principe ne devrait-il s’appliquer à l’édition électronique ? Enfin, on peut se demander s’il ne s’agit que d’une bavure exceptionnelle – malgré 37 autres articles supprimés – ou si ce n’est que la préfiguration de ce qui peut arriver un jour : la destruction à la demande d’articles jugés politiquement incorrects ou dérangeants, sous des pressions diverses et en dehors de toute considération scientifique, voire une censure de l’édition scientifique.
Un jour très proche, l’édition électronique sera le standard en sciences exactes. La suppression d’un article sous forme électronique signifiera la suppression définitive de cet article puisqu’il n’existera que sous cette forme. Lorsque S. Krimsky, enseignant à Tufts University, voulut écrire son commentaire pour Nature, il chercha l’article d’A. Arnaiz-Villena et en fut réduit à m’écrire : « Je n’ai pas été capable de trouver un exemplaire de l’article original “rétracté”. En avez-vous un ? Pouvez-vous me le faxer ? Il n’y a pas une seule bibliothèque dans la région de Boston qui ait un exemplaire papier du journal. » Le tout électronique ne peut-il pas nous conduire à cette situation ? Même en dehors de toute considération politique. Un éditeur scientifique est avant tout un commerçant. Un jour peut-être, se débarrassera-t-il de collections électroniques d’archives devenues peu ou pas rentables. Le moyen de les éliminer est devenu très simple et il n’y a que le premier pas qui coûte.