Roland Barthes ou la traversée des signes

Anne-Marie Bertrand

C’est sous ce beau titre que s’est tenu, les 17 et 18 janvier 2003, un colloque organisé par la Bibliothèque publique d’information (BPI), dans le cadre de la « Saison Barthes » (Diana Knight) qui a vu, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Roland Barthes, la conjonction d’une grosse actualité éditoriale (les Œuvres complètes et deux cours inédits au Collège de France, au Seuil), l’ouverture du site « Roland Barthes au Collège de France » (www.roland-barthes.com), l’exposition du Centre Georges-Pompidou et diverses manifestations, dont ce colloque.

Marqués par un sentiment qu’on appellera ferveur (de l’attention, de l’intérêt, de l’affection) tant chez les intervenants que dans la salle, ces deux jours et ces 25 interventions virent « défiler tous ces Roland Barthes » (Françoise Gaillard), en essayant de rendre justice à l’œuvre diverse de cet « écrivant ». Ponctués de lectures de textes et de citations nombreuses, ces deux jours furent un voyage au pays de Roland Barthes, dont l’itinéraire ne peut être décrit que ponctuellement. Fragments 1.

Athée. Françoise Gaillard (Paris VII) dit de la pensée de Roland Barthes qu’elle est athée. Non seulement, il ne croit ni en Dieu ni même aux substituts métaphysiques des Lumières (la raison, la liberté, la nature), mais il est agnostique en matière de connaissance ou de commentaire littéraires. Il refuse la croyance, quel que soit son objet, comme « forme non critique d’adhésion à une pensée » (un mythe, un objet). « La bêtise, sa bête noire, n’est pas une question de manque d’intelligence mais une affaire d’adhésion. » Plutôt qu’athée, Pierre Bergounioux dit de Barthes qu’il était un « hérétique ».

Autobiographie. En 1975, paraissent Roland Barthes par Roland Barthes et W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec. Il s’agit, chez les deux auteurs, du « besoin de faire advenir un je », analyse Claude Burgelin (Lyon II), qui souligne les similitudes entre ces deux œuvres : même rigorisme dans le traitement de l’affect, même importance de l’absence, de la perte, même douleur de l’échec, qu’ils ne cachent ni l’un ni l’autre. Mais « le refus de l’emprise, du discours qui adhère à son objet » (Stéphane Chaudier, université de Saint-Étienne) rend le projet biographique impossible. Du Roland Barthes par Roland Barthes, dont Diana Knight (université de Nottingham) regrette qu’il soit devenu un « texte-fétiche », la seule « biographie autorisée » de R. B., Mathieu Lindon s’étonne qu’il n’ait pas été l’acte de naissance de l’auto-fiction. « Écrire sur soi peut paraître une idée prétentieuse ; mais c’est aussi une idée simple : simple comme une idée de suicide. »

Aventureux. Ce colloque avait pour propos (objectif, visée) de « rendre sensible ce qu’il y a d’aventureux, de risqué dans la pensée de Barthes » (Anne-Sophie Chazaud, BPI). Propos sur quoi renchérit Thomas Clerc (Paris X), parlant de la « violence » de Barthes et d’une « pensée qui s’est voulue hors de tout pouvoir ».

Critique. L’œuvre de Barthes a « une visée critique » (Philippe Roger, École des hautes études en sciences sociales). Tandis qu’Alexandre Gefen (université de Neuchâtel) considère, lui, qu’il est plus exégète que critique, c’est un lecteur actif, un « fabricateur de texte ». Comme critique, nuance Bernard Comment, Barthes nous a « appris à lire autrement ». Et Thomas Clerc parle de lui comme « producteur d’une dimension critique ».

Déplacement. Barthes forge « la tactique du déplacement » (François Noudelmann, Collège international de philosophie) : il s’adresse au lecteur « selon une tactique déceptive », en répondant à son attente, mais en la déjouant, la décevant, la déplaçant.

Dogmatique. Oui, Barthes a été dogmatique. Épris de systèmes (à travers desquels, par exemple, il reconstruit son Japon dans l’Empire des signes, Japon dont il sait qu’il n’est qu’une fiction), il a traversé la période structuraliste, qui fut pour lui un « moment scientiste » (François Dosse), édictant ses grilles de lecture et bataillant fermement, aussi bien contre Raymond Picard (Sur Racine) que contre le théâtre bourgeois (« un théâtre d’argent que nous vomissons »), et dénonçant une langue « fasciste », moment d’excès que tous les intervenants ont regretté, voire condamné, comme un moment d’égarement. À partir de 1973, avec Le plaisir du texte, il « se débarrasse de sa carapace théoricienne » (François Dosse) – au grand soulagement, comprend-on, de ses admirateurs.

Élégance. Élégance du style, élégance de l’homme. « Que la conquête de la liberté passe par une leçon d’élégance est une admirable leçon d’éthique » (Claude Burgelin).

Fourmis. « Pourquoi nous intéresser – nous, les “littéraires” – aux sciences, aux disciplines, aux discours ? Par envie de bouger : périodiquement, nous avons des fourmis “dans les jambes de l’esprit”, comme dirait M. Fenouillard. »

Iconoclaste. Barthes iconoclaste (qui se mêle de ce qui ne le regarde pas) est toujours vivant : ainsi, son travail sur la mode ou la photographie a été critiqué par Nadine Gelas (Lyon II) et André Rouillé (Paris VIII), tandis que Catherine Kerbrat-Orecchioni (Lyon II) commençait son intervention par un sec « Roland Barthes n’est pas un linguiste ».

Littérature. À quoi sert la littérature ? « À faire de la littérature » (Alexandre Gefen). Roland Barthes, dit-il, a exprimé « la plus grande violence faite au langage et à l’auteur » et, en même temps, « la plus belle manifestation d’amour au langage littéraire ». François Wahl : « Roland Barthes est d’abord un littéraire. » Il nous « invite à littérariser des domaines qui ne le sont pas spontanément » (Thomas Clerc), comme la photographie ou la danse.

Mélancolie. « Il y a un voile de tristesse répandu sur son œuvre, un timbre mélancolique », dit Pierre Bergounioux.

Modernité. « Tout à coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. »

Photographie. Comment La chambre claire, essai sur la photographie, ne parle, en fait, que d’une photographie – cachée, que le lecteur ne verra pas. Comment cet essai devient un « travail de deuil », « une stèle » (Philippe Roger).

Proust. Si Sartre a été le « propulseur » de Barthes (Claude Burgelin), Proust semble avoir été un désir – ou un regret ?

Roman. « Roland Barthes a été le deuil éclatant de la littérature romanesque » (François Dosse), et devient écrivain par le biais des sciences sociales. Mais le « désir de roman » est là (Philippe Roger), sous-tendu par le mythe de l’écrivain, le mythe de l’entrée en écriture (Proust) et le mythe du grand roman. Comment ne pas écrire de roman, si celui-ci sert à « rendre le pathétique énonçable » et à « pouvoir dire ceux qu’on aime » (Philippe Roger) : pour les sauver, il faut les incarner. Toujours le deuil.

Sentimental. « Renversement historique : ce n’est plus le sexuel qui est indécent, c’est le sentimental – censuré au nom de ce qui n’est, au fond, qu’une autre morale. »

La première phrase, en avertissement, de Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. »

Une des phrases de la leçon inaugurale au Collège de France : « La science est grossière, la vie est subtile et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. »

Lisez Barthes.