Bibliothèque, école
regards croisés sur les coopérations
Joël Moris
De tout temps, l’image de la coopération bibliothèques/écoles fut brouillée : deux mondes institutionnels, deux modèles éducatifs qui, soit s’observent, soit s’affrontent, soit s’ignorent, mais parfois se rencontrent ; des coopérations inespérées naissent, se développent et prennent valeur d’exemple, laissant espérer la fin du vieil antagonisme.
Les enjeux de la coopération
Il est vrai que l’enjeu est colossal ; nul n’est besoin de rappeler l’importance de multiplier les lieux de présence du livre dans les sphères d’évolution de l’enfant : au foyer, dans les crèches, à l’école, dans les bibliothèques, ni de souligner les effets positifs induits sur le développement psychoaffectif du tout-petit, sur son éveil artistique et ses facultés créatrices par des pratiques d’écoute, de lecture, d’écriture des textes et des images. D’où viennent cette méfiance et ces non-dits réciproques ? Ce manque de conviction enthousiaste à partager, ce désengagement professionnel coupable qui minent la coopération ? Où prennent-ils leurs sources ? Quelles raisons avons-nous de croire en des jours meilleurs ?
Les différentes interventions du colloque « Bibliothèque, école : regards croisés sur les coopérations », organisé les 24 et 25 octobre 2002 à Châlons-en-Champagne par Interbibly (agence de coopération entre les bibliothèques, services d’archives et de documentation de Champagne-Ardenne) en partenariat avec le rectorat de Reims, ont permis d’apporter des éclaircissements en mettant en valeur trois faits essentiels : la reconnaissance tardive, mais avérée, d’une spécificité de la littérature pour la jeunesse ; des volontés politiques concrétisables dans le cadre de dispositifs contractuels ; de nouveaux moyens humains, financiers et matériels donnés aux bibliothèques, aux écoles, pour favoriser les échanges, les rencontres entre professionnels, élèves, écrivains, auteurs de livres pour la jeunesse.
Le dynamisme de la littérature pour la jeunesse
En introduisant ce colloque, Henriette Zoughebi a souligné le dynamisme économique actuel de la littérature pour la jeunesse, qui représente dorénavant 10 % du chiffre d’affaires de l’édition, les albums ayant progressé quant à eux de 20 %. Elle rappela combien le pluralisme des collections était essentiel pour éviter qu’une culture de masse ne soit survalorisée, une culture de masse « qui travaille bien le groupe, mais laisse peu de place à la singularité ».
Le témoignage de Jean Perrot, président de l’Institut Charles Perrault, et celui de Cécile Emeraud, responsable éditoriale jeunesse des éditions du Rouergue, ont insisté, eux aussi, sur ces nouvelles productions de livres pour la jeunesse qui, par de nouveaux rapports texte/image, mettent en danger le lecteur, lui proposent un jeu stimulant de déchiffrage du sens, suggèrent un parcours de lecture en zigzag ; en produisant de l’aléatoire, de l’imprévu, de l’inattendu, elles provoquent des ruptures logiques qui structurent la pensée ; face à la culture dominante, cette lecture zigzag est la seule alternative. Se pose alors la question de la médiation auprès du jeune public et par conséquent de la formation des professionnels des bibliothèques, des écoles et des parents. Comment repérer ces œuvres marginales ? Les diffuser auprès des enfants, les valoriser aux yeux des parents ? Leur donner sens et vie dans un processus de lecture individuelle et partagée ? L’engagement du libraire est ici fondamental, comme l’a rappelé Frédéric Tamain, directeur de la librairie L’Herbe des talus de Dijon, et si l’on ne veut pas voir s’instaurer « de Biarritz à Strasbourg, une culture uniforme », il est important de reconsidérer cette fameuse liste de 200 livres, élaborée justement, comme l’a rappelé Henriette Zoughebi, pour donner un rudiment de culture de littérature pour la jeunesse aux instituteurs qui doivent désormais l’enseigner.
Une politique de développement de la lecture
Depuis plusieurs années, convaincus par l’engagement des professionnels, séduits par le succès des salons littéraires et rencontres en tous genres, les pouvoirs publics ont créé des dispositifs contractuels facilitant la mise en œuvre d’une réelle politique de développement de la lecture auprès du jeune public, à l’école, dans les bibliothèques, mais aussi sur tous les territoires de lecture : contrats ville-lecture, contrats éducatifs locaux, ateliers de pratiques artistiques, classes à projet artistique et culturel ont favorisé, dans les grands centres urbains et en campagne, la création de réseaux de lecteurs, l’émergence de pratiques de coopération structurantes, la naissance de nouveaux lieux de lecture. Cette politique incitative a permis de passer d’expériences certes innovantes, mais isolées, à une généralisation applicable ; des projets d’ensemble comme à Chaumont, Nantes, Vitry-le-François ou Troyes ont engendré la mise en œuvre d’actions concrètes et durables : création de réseaux de lecture, recrutements de médiateurs du livre, actions « hors les murs », ateliers d’écriture, résidences d’écrivains, formations, colloques…
Par ces nouveaux dispositifs, la relance de la concertation bibliothèque publique/école a été amorcée en France. Pour la conforter, nous pourrions alors nous appuyer sur les principes du réseau Biblio mis en œuvre au Québec, tels que les a décrits Marcel Bouchard, directeur du Centre régional aux bibliothèques publiques des Laurentides. L’organisation en réseau y est pratiquée comme un art de vivre professionnel ; elle limite les coûts de la coopération et « favorise la synergie créatrice et la fertilisation croisée », mais surtout, elle en appelle « à l’esprit chevaleresque et à un réel engagement des partenaires », à la définition de projets communs et à la mise en œuvre d’une évaluation constante.
Parler au nom du réseau, dans le respect de l’identité de l’autre, tenir compte des spécificités de chaque institution, définir les champs de coopération possibles, mesurer les critères et facteurs de succès, telles sont les voies à suivre pour une coopération réussie.