Le(s) public(s)
Politiques publiques et équipements culturels
Anne-Marie Bertrand
Les 28, 29 et 30 novembre derniers, s’est tenu à Paris le colloque « Le(s) public(s) : politiques publiques et équipements culturels », organisé conjointement par le département Études et Prospective (DEP) du ministère de la Culture et par la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). Il s’agissait, selon ses promoteurs, « d’organiser un temps fort d’échange et de confrontation autour des résultats des enquêtes et recherches menées ces dernières années sur la question des publics, afin de favoriser la rencontre du monde de la recherche avec celui des décideurs politiques et des professionnels de l’action culturelle ». Pourquoi favoriser cette rencontre ? Pourquoi ne pas en rester à l’entre-soi du monde de la recherche ? Parce que ces questions « interpellent, en réalité, l’ensemble des acteurs de la vie culturelle et, qu’on le veuille ou non, participent du débat sur les finalités et les moyens des politiques culturelles. La “question du public”, en effet, se situe depuis toujours au fondement des politiques culturelles puisque le soutien apporté par les pouvoirs publics à la création et à la sauvegarde du patrimoine ne trouve sa véritable légitimité que dans l’action qu’ils mènent en parallèle pour faciliter l’accès à l’un et à l’autre ». Le colloque était donc sous-tendu par la question de la démocratisation culturelle, « question lancinante qui constitue la trame du colloque », devait expliciter Olivier Donnat, qui en fut la cheville ouvrière, dans son intervention d’ouverture.
De l’utilité des enquêtes sur les pratiques culturelles
Augustin Girard, fondateur du service des Études et de la Recherche au ministère de la Culture (lequel devint le DEP), soulignait en 1974, lors de la publication de la première enquête sur les pratiques culturelles des Français, la nécessité « d’introduire la rationalité et l’objectivité dans le domaine des pratiques culturelles ». Rompant avec les traditionnels messages messianiques (destinés à hisser le peuple au-dessus de lui-même) ou avec les gloses « sur les goûts et les couleurs », il s’agissait, alors, d’observer, de décrire, de mesurer, bref d’introduire de la scientificité dans cette nouvelle politique publique qu’était encore la politique culturelle. Nécessité et projet sur lesquels tous, aujourd’hui, chercheurs, praticiens et décideurs, s’accordent.
Quelques réserves ou nuances ont cependant été formulées. D’une part, par Pascal Ory (Paris I), qui rappelle les interrogations initiales sur « la mesurabilité » des pratiques culturelles : « quantifier le vécu qui ressort du qualitatif », rappelle-t-il, est alors vécu comme « un paradoxe, voire une violence ou un scandale ». D’autre part, Olivier Donnat (DEP), qui pilote depuis une quinzaine d’années les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, s’interroge aussi bien sur la question méthodologique (« Comment mesurer l’écart entre pratiques déclarées et pratiques réelles ? Cet écart est-il constant ? ») que sur la question politique : « Comment se satisfaire de l’usage qui est fait des résultats de l’enquête ? » On se souvient, en effet, d’une part, de l’émoi médiatique qui a suivi la publication de l’enquête de 1989 (émoi analysé par Vincent Dubois, Institut d’études politiques de Strasbourg, sur le thème du pessimisme culturel), d’autre part que chaque édition de cette enquête est comprise comme une évaluation des politiques culturelles – ce qu’elle n’est pas, s’échine à répéter Olivier Donnat : elle est « un outil de suivi des comportements culturels des Français ».
Enfin, Jean-Claude Passeron (École des hautes études en sciences sociales, EHESS) et Antoine Hennion (École des Mines) appellent à ne pas demander aux chiffres plus qu’ils ne peuvent donner. Il ne s’agit pas seulement de « consommation », mais de « réception de la culture », souligne Jean-Claude Passeron. Il y a, ajoute-t-il, une « analogie pernicieuse » entre le fait économique et le fait culturel : on ne peut redistribuer la culture comme on redistribue les revenus ; on ne peut comparer la question de l’offre et de la demande dans le domaine culturel et dans le domaine économique ; l’usage culturel (la pratique culturelle) est moins consommation que « réception d’une proposition de sens ». À son tour, Antoine Hennion plaide pour que le « sujet » observé redevienne un « acteur engagé dans sa passion », un « amateur », avec son attachement à un objet, ses attentes, ses aspirations, les compétences qu’il construit… Il plaide, en somme, pour une « redéfinition de la sociologie du goût ».
Quelle(s) culture(s), quelle transmission ?
Jean-Louis Fabiani (EHESS) constate un « désenchantement », une « perplexité » à l’égard du « modèle explicatif bourdieusien » des pratiques culturelles : aujourd’hui, dit-il, « plus personne ne croit à la loi d’airain de la légitimité culturelle ». Est-ce que l’explication par « la distinction » a « toujours été inadéquate à son objet » ? Ou a-t-elle cessé d’être adéquate, comme semblerait le croire Olivier Donnat, analysant tendanciellement l’évolution des pratiques culturelles par le passage d’une « époque légitimiste » à une « époque éclectique, omnivore » – à propos des jeunes, Olivier Galland (Centre national de la recherche scientifique, CNRS) a cette formule explicite : « Cette génération ne montre plus aucune bonne volonté culturelle. » Ce doute amène à réinterroger la question de la transmission, et notamment la question de l’école et de la famille.
Comment qualifier les relations entre les arts et l’école (ou entre la culture et l’école, les intervenants ayant indifféremment employé les deux formules) ? Les statistiques montrent une corrélation étroite entre niveau scolaire et fréquentation des établissements culturels. Mais quelle est la part de l’école, la part de la famille dans ce constat ? « Les arts ne sont pas explicitement inculqués par le système scolaire », analyse Philippe Coulangeon (EHESS) ; il souligne les « désillusions de la massification scolaire : elle aurait dû conduire à un développement considérable de la fréquentation des arts ». L’effet de diplôme (le « capital scolaire ») et l’effet d’origine sociale (le « capital culturel ») sont « étroitement corrélés et difficiles à distinguer ». Oui, renchérit Claude Grignon (Maison des sciences de l’homme), « l’effet de l’école reste mystérieux », et « les arts à l’école restent très marginaux : au cours préparatoire, on apprend la lecture, pas le solfège ». C’est aussi, complète François Dubet (Bordeaux II), que « l’école a perdu son monopole par rapport à la culture » : aujourd’hui, les vecteurs de la « culturalisation » sont les médias et, au premier chef, la télévision.
Quant à la famille, elle a évolué d’un « rapport pédagogique de transmission » à une position de « parents traducteurs », analyse François de Singly (Paris V). Les parents « ont une fonction de traduction et de révélation, et non plus de transmission » : on partage aujourd’hui « la croyance que chacun de nous a une identité cachée au fond de soi et cherche à la découvrir » (Deviens toi-même !). La culture, poursuit François de Singly, « est un des éléments possibles de la manifestation de cette identité ». Mais « la mise en œuvre de cet idéal » n’est pas facile : les visites culturelles adéquates sont celles qui procurent « une satisfaction simultanée et commune » aux différents membres de la famille. Où surgit le conflit entre l’« identité statutaire » (de parent) et l’« identité intime » (de personne qui n’a pas forcément envie de visiter le Louvre). Globalement, Olivier Galland fait le même constat : l’individualisation des mœurs désigne la libre disposition de soi-même comme horizon indépassable. De ce fait, elle « attaque le principe même de la transmission intergénérationnelle ».
La fin des politiques culturelles ?
Peut-on établir un rapport entre politiques culturelles et pratiques culturelles ? C’est à quoi s’est timidement employée la dernière séance du colloque. En ouverture, Spyridon Pilos (Eurostat) présenta les résultats d’une enquête menée à l’automne 2001 auprès de 16 200 Européens des 15 États de l’Union sur leur « participation culturelle ». Les résultats de la France y sont régulièrement mauvais : 10e rang pour les pratiques de lecture « autres que le travail et l’étude », 11e rang pour l’utilisation domestique d’un ordinateur, 13e rang pour l’ensemble des sorties culturelles, 14e rang pour l’assistance à une pièce de théâtre.
Faut-il alors dénoncer « un rendement aussi faible de la politique culturelle », s’interroge Pierre-Michel Menger (EHESS) ? Non, répond-il lui-même, car il ne faut pas « mêler l’analyse et l’injonction politique ». La question de la démocratisation, analyse Nicolas Herpin (CNRS), porte « le poids de la mémoire », le « mythe » de Jean Vilar, celui de « la communauté fusionnelle de tous les milieux sociaux ». Il s’agit d’aborder, aujourd’hui, la question de la démocratisation « de façon moins héroïque ». Et, peut-être de façon plus complexe, moins rhétorique, suggère Jean-Louis Fabiani. La question du public est aussi celle de la « coexistence, dans nos têtes, d’un public inventé et des publics constatés », dit-il, en citant, pour poursuivre avec le souvenir de Jean Vilar, « le facteur des pauvres et le professeur agrégé ». Le public est « plus rétif qu’on n’imagine, et peut-être aussi plus inconséquent ».
Plus complexe aussi, parce qu’il n’y a pas unité d’une politique culturelle, mais multiplicité des décideurs et des opérateurs avec les politiques culturelles des villes, rappelle Guy Saez (CNRS) : le « système culturel local » fournit à la fois un autre contexte (marqué par l’histoire, la culture politique des élus, le « jeu des acteurs locaux »), des valeurs partagées (proximité et identité) et des priorités déclinées localement (le socioculturel, le patrimoine, les arts « mondialisés, nomades »).
Plus complexe, enfin, parce que nous sommes dans une société individualiste, souligne Henri Mendras (Observatoire français des conjonctures économiques, FNSP-OFCE), qui désacralise les grandes institutions (l’armée, la République, l’école) et « remet en question toutes les formes d’autorité » : « chacun bricole sa religion, chacun veut bricoler sa culture ». La question n’est-elle pas qu’après avoir tué les cultures populaires (paysannes, ouvrières), on peine à créer une « nouvelle culture populaire, du plus grand nombre » ? Dont Jean-Pierre Foucault et Jean-Luc Delarue seraient l’un « le grand animateur culturel » et l’autre « le grand prêtre de la morale contemporaine » ?
Cette chute finale pourrait être une métaphore de ce colloque : comment, aujourd’hui, sans a priori idéologique, analyser « les comportements culturels », comment se forger de nouveaux outils – sans renoncer à ceux qui existent –, comment prendre en compte la nouveauté, la richesse et la complexité des pratiques culturelles, du rapport à la culture et aux arts ?
Ce compte rendu est évidemment très imparfait et très loin de rendre compte de la richesse des débats, notamment toutes les séances sectorielles (cinéma, musique, musées, bibliothèques). Nos lecteurs devront donc attendre la publication des actes, dans quelques mois, pour l’apprécier à sa juste mesure.