Tristesse de l'été tchèque
Anna Machová
Les Archives annoncent de graves dégâts », « Certaines bibliothèques détruisent leurs livres comme pendant une guerre », « Le musée de Roztoky : boue et débris », « Une Bible du XVe siècle sauvée dans un réfrigérateur », « Une piscine à la salle de théâtre », « Des poissons nageaient à la Bibliothèque municipale » : voilà quelques titres des articles des journaux et revues tchèques du mois d’août 2002. Des inondations catastrophiques dans les régions du sud, du centre et du nord de la Bohême causées par des pluies d’une intensité extraordinaire ont bouleversé pendant quelques semaines la vie de toute la République tchèque. Nous éprouverons leurs conséquences encore pendant des dizaines d’années.
Trois milliards de mètres cubes d’eau
Trois milliards de mètres cubes d’eau, tombés du ciel entre le 7 et le 13 août 2002, ont rempli les rivières Malše, Vltava (Moldau) et Berounka, provoquant une très brusque augmentation du débit de leurs cours et des débordements qu’aucun des habitants de l’Europe centrale n’avait connus dans sa vie. À Prague, la crue de 2002 reste la plus importante observée au cours des derniers cinq cents ans (et même plus, peut-être). Le fleuve de Labe (Elbe) qui reçoit les eaux de la Vltava n’a eu qu’à continuer son œuvre dévastatrice en Allemagne, après avoir transformé le centre de la Bohême, surtout la région des villes de Terezín et Litomĕřice, en un immense lac et dévasté de grandes villes industrielles comme Neratovice, Ústí nad Labem, Dĕčcin (avec leurs usines de chimie lourde par exemple).
L’eau a envahi naturellement aussi des centaines de petites villes et villages, dont certains ont perdu des dizaines de maisons d’habitation. Trois cents kilomètres : voilà la longueur de la vague imaginaire qui a traversé le pays, depuis le sud près de la frontière avec l’Autriche jusqu’à la frontière avec l’Allemagne. La vague a frappé communes, champs, châteaux, jardins historiques, routes, écoles, métro de Prague, musées, entreprises, magasins, restaurants, banques, voies ferrées, digues, gares, hôpitaux, complexes sportifs, ministères, firmes, bateaux marchands, théâtres, synagogues, galeries, églises, Philharmonie tchèque, archives, instituts de recherche, maisons d’édition, bibliothèques, etc. Quarante départements touchés, 504 communes inondées, 73 ponts et 1 000 maisons détruites. Estimation des dégâts juste après la baisse des eaux : environ 70-80 milliards de couronnes tchèques, 20 morts, 220 000 personnes évacuées.
Des dégâts considérables
« Il faut congeler l’histoire », « Des écrits dans une tombe de glace » : voilà encore quelques citations des périodiques de ces jours-là. En effet, on conserve aujourd’hui en République tchèque 2 000 m3 de documents congelés qui attendent leur sort dans un entrepôt frigorifique près de la ville de Kladno, non loin de Prague. Ce volume exceptionnel d’écrits dans la glace (livres et périodiques, documents d’archives, dossiers provenant des institutions de l’administration d’État ou des communes, actes judiciaires [!], etc.) caractérise bien l’envergure du sinistre. En ce qui concerne les bibliothèques (de lecture publique, de recherche, universitaires, les bibliothèques des musées, les galeries, instituts de recherche et les autres institutions : 45 bibliothèques ont souffert), leurs fonds touchés par les eaux représentent plus de 600 000 pièces dont 150 000 sont aujourd’hui congelées. À cause de la chaleur, beaucoup de livres ont été très tôt attaqués par les moisissures et ont dû être détruits. C’est le cas, par exemple, de la bibliothèque de recherche de České Budĕjovice (Bohême du Sud) qui a perdu le quart de ses collections (200 000 volumes).
Très endommagées aussi des collections uniques des bibliothèques de Prague : la bibliothèque de l’Institut archéologique (70 000 volumes détruits) et de l’Institut de sociologie et de philosophie de l’Académie des sciences, le fonds historique de la bibliothèque municipale de Prague et les collections de certaines annexes dans des arrondissements (60 000 volumes endommagés), quelques bibliothèques de l’université Charles à Prague (faculté de droit – 150 000 volumes –, faculté de mathématiques – 80 000 volumes –, faculté des sciences sociales – 25 000 volumes), la bibliothèque du Musée national, de l’Institut tchèque des études statistiques, de la faculté de théâtre de l’Académie des arts, etc. Il faut citer encore les archives de l’architecture tchèque du Musée national technique, qui attendent leur tour de décongélation et de restauration. A été détruite la collection de la bibliothèque de lecture publique à Prague 12, à Zbraslav (banlieue de Prague) et une antenne dans l’arrondissement le plus sinistré de Prague – Karlín. En Bohême centrale, 15 bibliothèques de lecture publique sont gravement endommagées, parmi lesquelles la bibliothèque municipale de la ville de Kralupy nad Vltavou (70 000 publications et tout l’équipement anéantis) et la bibliothèque communale de Libis dont le bâtiment devra être rasé. En Bohême du Nord, les plus tristes sorts sont ceux des bibliothèques municipales de Terezín (12 000 volumes endommagés) et de Štĕtí (15 000 volumes).
Les travaux de sauvetage
À Prague, deux centres de coordination des travaux de sauvetage d’envergure nationale ont été créés très vite, dès la montée des eaux, en coopérant de façon exemplaire : un centre à la Bibliothèque nationale de la République tchèque, l’autre aux Archives centrales d’État. Le site principal de la BN (le Klementinum) se trouvant dans une zone évacuée de la Vieille Ville de Prague et non accessible aux bibliothécaires et utilisateurs (tout le Klementinum a été fermé pour le public et pour le personnel à cause de la menace d’infection – des bâtiments du Klementinum ont été touchés dans leurs locaux souterrains par les eaux de canalisation – et aussi à cause de la coupure de l’électricité dans toute la Vieille Ville de Prague), des spécialistes de la bibliothèque travaillaient dans un autre site de la BN, au Dépôt central de la bibliothèque à Hostivar (banlieue de Prague). Ils diffusaient surtout l’information sur les méthodes de traitement des documents mouillés ou contaminés par des moisissures, fournissaient des conseils, expliquaient quoi faire, quelle aide était nécessaire (une information à la télé et à la radio sur le besoin en équipements frigorifiques a provoqué, par exemple, des dizaines d’appels téléphoniques de gens qui proposaient leurs propres réfrigérateurs…).
Des citoyens de Prague, des gens de toute la République tchèque proposaient spontanément leur aide, apportaient de l’argent, des moyens de désinfection, des gants de caoutchouc, quelque chose à manger, etc. Des milliers de gens ont travaillé pour sauver des livres. D’abord, des bibliothécaires des régions non inondées (qui ont subi une catastrophe semblable en 1997, quand pratiquement toute la région de la Moravie s’est trouvée sous l’eau) ont réagi par des quêtes d’argent et de livres. Puis, l’association professionnelle tchèque des bibliothécaires, les syndicats, des bibliothèques ont commencé à organiser des quêtes d’argent et d’autres actions en faveur des établissements endommagés.
Des collègues de Slovaquie, d’Autriche, d’Allemagne, d’Italie, de Pologne ont organisé des quêtes. L’Unesco s’est engagée en mettant sur ses pages web une information sur la situation en Europe centrale et en attribuant une aide financière. Des institutions de Russie, de Suisse et des États-Unis ont proposé une coopération professionnelle. Le gouvernement des États-Unis a donné de l’argent pour la restauration des livres rares de la bibliothèque municipale de Prague. La Grande-Bretagne a offert des équipements de lyophilisation. Le ministère de la Culture et le ministère des Affaires étrangères de la République française ont envoyé à Prague des experts en matière de sauvetage des documents, qui doivent évaluer la situation et élaborer une proposition pour de futures actions d’aide. L’Institut français de Prague et le Centre d’études francophones en sciences sociales à Prague (Cefres) sont en contact avec des bibliothèques universitaires et avec le ministère tchèque de la Culture pour coordonner l’aide de la France.
De premiers résultats
Au moment de la rédaction du présent texte, nous avons à notre disposition les premiers résultats des expériences des diverses méthodes de séchage des documents préalablement congelés, menées à bien par des spécialistes de la Bibliothèque nationale et des Archives centrales d’État. Il y a, parmi elles, des méthodes assez originales, telles que l’utilisation des séchoirs à bois ou à houblon par exemple. Des expériences de séchage par micro-ondes très sérieuses et fructueuses sont effectuées par le Centre de technologie des micro-ondes de l’Institut des processus chimiques de l’Académie des sciences à Prague. Jusqu’à présent, cette méthode était présentée comme peu utilisable, surtout pour des livres. Dans ce centre, des volumes de la bibliothèque de la faculté de droit de l’université Charles et des documents des archives du Musée national technique sèchent avec succès. Ces résultats sont déjà connus même à l’étranger : selon la presse tchèque, le centre a reçu une demande du ministère allemand de la Justice pour sécher des actes judiciaires de la Cour suprême de Dresde, endommagés par les eaux de l’Elbe.
« La culture pleure après les inondations », annoncent des revues. « La culture s’attend à une crise », dit le ministre de la Culture.
On a beaucoup perdu dans les bibliothèques à cause des inondations. Il faut payer les dégâts matériels, causés par l’eau aux bâtiments, à leurs infrastructures, et reconstituer des fonds de documents. Les dégâts causés aux bibliothèques sont estimés par le ministère de la Culture de la République tchèque à plus de 381 millions de couronnes. Mais il faudra y ajouter les coûts de la réfrigération des documents, qui sont immenses (chaque jour de congélation représente 60 000 couronnes, donc 20 millions par an), et les dépenses qui seront affectées au séchage puis à la restauration des documents représentant une valeur culturelle ou historique, etc. Selon une commission interministérielle des spécialistes des bibliothèques et des archives, les méthodes actuelles de décongélation et de séchage des documents et les capacités en matériel et en spécialistes de la République tchèque permettent d’estimer la durée du stockage dans des entrepôts frigorifiques à 15 ans.