Courrier des lecteurs/ Prendre le risque du doute ?

Louis Seguin et les politiques d'acquisition

Bertrand Calenge

Avec « Accueillir la création ? » (BBF, n° 6, 2002, p. 65-69), Louis Seguin interpelle avec pertinence les bibliothécaires sur la nécessité d’une véritable exigence intellectuelle, d’un engagement personnel et fort dans le choix des œuvres sélectionnées. On ne peut que souscrire avec force à ce rappel bienvenu. Mais pourquoi faut-il que ce plaidoyer s’enlise dans une attaque en règle, plus pamphlétaire que démonstrative, contre les politiques d’acquisition aujourd’hui développées ?

Compte tenu de la place accordée par Louis Seguin dans son article à cette entreprise de démolition, et de l’importance qu’il m’attribue nommément et avec force citations dans les idées relevant de ces politiques, il me paraît utile de relever quelques contre-vérités, et surtout les biais dans l’angle d’analyse.

Passons rapidement sur les contre-vérités : je n’ai au grand jamais prétendu, bien au contraire, qu’une politique d’acquisition pouvait conduire à être objectif, même si le texte de l’article abuse des guillemets autour de ce terme – p. 67 et 68 1 – ; ceux qui se penchent sur les politiques d’acquisition n’ont jamais affirmé, bien au contraire, qu’il fallait parvenir au consensus mou et ignorer l’audace dans les choix opérés – p. 68 2 – ; les tenants du désherbage n’ont jamais voulu être les « pompiers pyromanes de Fahrenheit 451 » – p. 68 –, mais des gestionnaires de cet espace limité qu’offre le libre accès. Passons également sur les approximations de langage : en quoi des termes en « -tion » représenteraient-ils des vérités abstraites, à l’inverse du « goût » (dont on devine qu’il ne peut être que bon, même s’il est évidemment indicible) ? Louis Seguin s’insurge contre l’image d’un bibliothécaire maître d’œuvre, réclamant le statut de maître d’ouvrage pour celui qui « livrait la maison clés en mains » – p. 67 – : pourtant, la livraison signe de toutes façons le maître d’œuvre. Mais peut-être le bibliothécaire construisait-il la collection pour lui-même… Enfin, notons un curieux biais dans le raisonnement d’ensemble : autrefois, les bibliothécaires offraient des collections neutres par timidité intellectuelle, aujourd’hui l’émergence des politiques d’acquisition fait courir le risque d’une neutralité timide… Rien de changé sous le soleil, sinon la mise en péril de la superbe indépendance supposée du bibliothécaire !

L’œuvre ou le public

L’ensemble de la diatribe signe une incapacité profonde, ou un refus de se détacher du seul colloque singulier de l’intellectuel avec l’œuvre, pour s’interroger aussi sur la fonction non moins émérite du bibliothécaire avec le public qu’il est appelé à servir, au-delà des seules œuvres de création qui ne constituent qu’une part minime des collections. L’histoire des bibliothécaires est friande de ces personnages érudits, ô combien savants et ouverts, qui considèrent la bibliothèque comme le témoin de leur aventure intellectuelle. Mais le public, les publics plutôt ? Pour L. Seguin, leur place est assignée en consommateurs : « ils peuvent les voir et éventuellement les lire » – p. 69. Veulent-ils prendre la parole ? Les lecteurs habitués, signant de leur nom dans un registre ad hoc, sauront faire connaître leur avis – p. 69 – (ces chers co-lecteurs rêvés par tous les bibliothécaires… Mais les autres, ceux qui ne sont pas là ?… Quels autres ?). Ce n’est pas que l’on oublie ces lecteurs, bien au contraire : on veillera à ce qu’ils aient très vite à leur disposition le fruit des choix éclairés du bibliothécaire – p. 69. La gestion de la bibliothèque est logistique : elle ne s’embarrasse pas des opinions, désirs ou besoins intellectuels de ces publics, puisque nécessairement l’ouverture d’esprit du bibliothécaire a pourvu à leur nourriture. D’ailleurs, souligne Louis Seguin avec une inconscience bien mal informée, il n’y a plus de censure, plus de prescriptions, aujourd’hui le bibliothécaire est libre de ses choix et de ses options – p. 67 !!

Rester au colloque singulier avec l’œuvre interdit le regard professionnel sur cet ensemble complexe que représente une collection dans son ensemble. Où M. Seguin a-t-il cru lire que chaque titre devrait faire l’objet de mesures et débats ? Ces mesures et débats portent sur l’orientation d’ensemble de la collection (dans toutes ses dimensions, et pas uniquement sur les œuvres « de création »), non sur ce choix très particulier qu’est la sélection d’un titre !! Et il n’a jamais été question, au contraire, de brider la capacité d’un bibliothécaire à juger d’un titre particulier : ce qui est suggéré, c’est tout simplement une mise en perspective des choix, nécessairement et heureusement imprégnés d’une culture personnelle, dans le cadre d’une collection qui a vocation à servir des besoins et désirs très variés : besoins de formation, d’information, de documentation professionnelle, de renseignements pratiques, de culture, de retrouvailles identitaires autant que de découverte des autres. C’est dans la compétence culturelle de chacun des bibliothécaires, mais aussi dans ces orientations collectives qui dépassent chacun des bibliothécaires d’un établissement, que réside la force d’une politique d’acquisition… Le débat n’entraîne pas l’aporie (et pas davantage la « neutralité »), des centaines de bibliothèques le démontrent aujourd’hui. Mais le contentement de soi est un bon moyen de couper court à toute aporie, et l’absence revendiquée de débat est le plus sûr moyen de ne jamais douter.

Penser ou agir ?

La rébellion à toute intrusion dans le domaine sacré de l’intellectuel se double d’un manichéisme simpliste opposant la vertu de la culture et la trivialité des techniques. La charge de L. Seguin contre la formule dite « de Larbre-Dousset » (et non Doucet !) est significative. À partir d’une simple clé de répartition applicable à une bibliothèque neuve devant organiser pour la première fois ses nouveaux espaces de libre accès, L. Seguin fait le procès d’un « bêtisier de la statistique » (p. 68). C’est oublier trois choses importantes :

–La mesure, l’évaluation sont des moyens de prendre un peu de distance vis-à-vis de ses habitudes, ou disons de ses convictions (éclairées, bien sûr), une façon pour l’exemple cité d’examiner ce que les lecteurs (pour autant qu’ils aient droit à l’existence en dehors de la soumission) peuvent dire avec leurs cartes d’emprunteurs.

–Ces mesures, ratios, analyses, indicateurs, etc., appliqués aux collections, ne sont au grand jamais des impératifs mécanistes ! Ce n’est pas parce que l’on constaterait l’insuccès d’un genre ou d’un thème que l’on devrait l’éliminer. Mais on devrait alors s’interroger sur les lecteurs susceptibles de le rencontrer : le métier de bibliothécaire, c’est « à chaque livre son lecteur » (S.R. Ranganathan).

–Les besoins et désirs de la population desservie sont plus aisément perceptibles par tout un ensemble de techniques – qualitatives et quantitatives –, et fournissent des orientations pour des priorités de collection : le métier de bibliothécaire, c’est aussi « à chaque lecteur son livre » (S.R. Ranganathan) !!

En quoi diable le fait d’analyser, de mesurer, de vérifier l’effet d’une collection serait-il incompatible avec une liberté ou une exigence intellectuelle concernant les œuvres particulières patiemment rassemblées ? L’esprit bibliothécaire serait-il si limité qu’il ne pourrait conjointement s’interroger sur la qualité des textes qu’il propose, et sur la pertinence de la collection (et non de la seule logistique) qu’il met en œuvre ? Et serait-il assez sot pour condamner une œuvre au prétexte de quelques évaluations d’usage ? En revanche, savoir – par la mesure ou toute autre forme d’évaluation – comment les publics rencontrent ou non les collections permet de s’interroger (et non de conclure !!)…

Bien entendu, et L. Seguin a parfaitement raison sur ce point, ces réflexions ne se font pas dans l’absolu, hors du temps : c’est au fur et à mesure des acquisitions, des comptages, des constats, des débats, que se construit une politique d’acquisition. « Après coup », écrit-il – p. 69 –, et c’est vrai. Mais un « après-coup » qui précède de nouvelles orientations, de nouvelles mises en perspective, dans un colloque renouvelé avec la « mise en connaissance » de la population desservie, et non avec la seule rencontre avec le contenu des livres.

Pour comprendre la logique à l’œuvre, il faut quitter l’œuvre unique, et voir la collection comme un processus en constitution continue, inscrit dans le temps et dans l’espace de cette collection comme de la collectivité servie. En ce sens, le travail du bibliothécaire n’est en rien la recherche d’une vérité spinoziste d’adéquation des livres aux lecteurs (sur ce point, faisons confiance aux lecteurs… pour peu que la collection leur offre de multiples stimulations), c’est beaucoup plus trivialement la volonté convaincue que la collection agisse sur le corps social et lui apporte son soutien. Nous ne sommes pas dans les monades, mais dans la praxis !

Exigence intellectuelle et principes de réalité

Mais Louis Seguin a raison sur un autre point : toute technique, tout débat font courir un risque majeur, bien connu par ailleurs : le délitement. À trop compter sur l’évaluation, à trop remettre en question un choix, on court le risque de la dilution. Et il est vrai que le métier de bibliothécaire a trop souvent rompu avec l’exigence intellectuelle, le goût de l’innovation dans la création, sauf à laisser s’exprimer les goûts personnels. Un bibliothécaire doit être cultivé, à l’affût des idées nouvelles, des débats intellectuels, c’est une nécessité évidente. Sans cela, toute réflexion prospective sur les acquisitions s’enlise. En effet, les méthodes ne sont rien sans le contenu, la texture intellectuelle des bibliothécaires. Et là dessus il y a beaucoup à faire : les bibliothécaires ne sont pas d’abord des technocrates ; or, dans les enseignements professionnels, on considère la culture comme acquise et on prête plus attention aux techniques qu’à cette culture. Ce peut être redoutable, parce qu’aujourd’hui l’enjeu de l’avenir des bibliothèques est dans la maîtrise des contenus.

Le problème, le vrai problème, c’est que les bibliothécaires doivent faire des choix. Des choix de supports de plus en plus variés, de contenus de plus en plus abondants. Quelles que soient les philosophies à l’œuvre, les budgets sont inversement proportionnels aux besoins des publics, et nulle bibliothèque ne peut éviter la nécessité de « non-choix 3 ». Au-delà des convictions personnelles, des passions cultivées, il faut bien tenter de mettre en regard le champ des savoirs et les besoins de multiples publics. Et, avant ce moment du choix, un choix engagé et convaincu, il faut oser le risque du doute, et dépasser le contentement de soi : « Penser, c’est dire non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement ? Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même » (Alain).

  1. (retour)↑  Par exemple : « Il n’est pas question de construire une politique neutre et, de façon sous-entendue, idéale » (Conduire une politique documentaire, p. 25). Il serait intéressant que le BBF mette à l’ordre du jour et de sa maquette la distinction typographique nécessaire entre les « guillemets de citation » et les « guillemets d’expression », ne serait-ce que pour lever toute ambiguïté pour les lecteurs. [ndlr : c’est le cas : dans le BBF, les guillemets de citation encadrent des mots ou des phrases en italiques.
  2. (retour)↑  Je renvoie sur ce point au texte stimulant de Jean-Luc Gautier-Gentès dans Esprit, « Lettre ouverte à une jeune bibliothécaire ».
  3. (retour)↑  Que l’honneur des bibliothèques tienne à leur ouverture, en proposant « aussi » R. Faurisson dans leurs collections – p. 69 –, nul ne le niera. L’argument est imparable… mais totalement non opératoire : que faire dans une bibliothèque dont les capacités d’acquisition se résument à un petit millier de titres par an ? Là, on quitte les grands principes, pour entrer de plain-pied dans une question de politique d’acquisition…