Les écrits de septembre

New York 2001

par Anne-Marie Bertrand

Béatrice Fraenkel

Paris : Textuel, 2002. – 159 p. ; 21 cm. ISBN 2-84597-056-0 : 27 €

Béatrice Fraenkel est une spécialiste de l’écrit, de son histoire et de sa sémiologie – elle a notamment dirigé, en 1993, l’ouvrage collectif Illettrismes, variations historiques et anthropologiques 1 (BPI). Elle s’intéresse ici à une manifestation exceptionnelle d’écriture : celle qui a saisi la ville de New York et ses habitants après les attentats du 11 septembre, couvrant des murs, des rues, des places, d’affiches, banderoles, photos et messages de tout ordre. Manifestation exceptionnelle à plusieurs titres : il s’agissait d’une écriture publique, collective, rituelle et éphémère.

Écriture publique, comme dans l’ancienne Rome qui développa si fortement la « fièvre scripturaire » et inventa le « style lapidaire » – qu’on retrouve aujourd’hui sur les banderoles de nos manifestations, elles aussi destinées à être vues de loin par de nombreux spectateurs. Les « écrits du 11 septembre » sont, eux aussi, « visibles, lisibles et publics ».

Écriture collective, elle l’est par la multiplicité de ses auteurs : « Tout passant peut devenir auteur d’une inscription, un geste de la main suffit pour entrer dans l’œuvre polygraphique », rappelle Béatrice Fraenkel – tout passant y est même invité, comme le signifie le fait de mettre à disposition des stylos ou marqueurs. Cette écriture, par le nombre des auteurs (ou signataires), par la répétition des formules, par la platitude même des messages, évoque une « cérémonie civique »« chaque scripteur, chaque lecteur, parce qu’il produit cet espace, réaffirme sa qualité de citoyen ».

Cette cérémonie, qui redonne à la ville sa dimension politique, est aussi un rituel, un cérémonial. Il s’agit d’une écriture funéraire, où les avis de recherche des premiers jours deviennent aussitôt des « billets de deuil » ; où l’inscription du nom des morts est à la fois acte de mémoire et signe de respect. « Une puissante relation s’est nouée dans les cimetières d’Occident entre le corps, l’écriture et la mort », souligne encore Béatrice Fraenkel, rappelant par ailleurs les nouveaux rituels « inventés pour commémorer les victimes de l’Holocauste, puis les victimes du sida » : écrire le nom des morts, les lire, les faire lire.

Cette écriture possède une dernière caractéristique : elle est éphémère. Non seulement, parce que la mairie y a mis fin mais surtout parce que les supports de l’écriture, en plein air, n’avaient pas vocation à perdurer. Cet « écrit papier qui a recouvert la ville de New York, aussi éphémère qu’une tombée de neige » fait évidemment penser aux cérémonies d’accueil des héros ou vedettes, descendant la Cinquième Avenue sous des pluies de papier, confettis, feuilles déchirées, bouts de papier, eux aussi périssables. Les inscriptions du 11 septembre sont une autre cérémonie, un autre hommage, cette fois aux morts et non aux vivants.

On aura compris que cet ouvrage, qui comporte une cinquantaine de photos, génère un curieux sentiment, sans doute parce qu’il mêle à l’exercice d’une science austère (l’histoire de l’écrit) l’émotion d’une actualité mémorable. Entre histoire et mémoire, entre violence et esthétique, ce très beau petit livre à la fois savant et émouvant suscite une lecture un petit peu complexe.