Liber quarterly

the Journal of European Research Libraries, décembre 2000-décembre 2001

par François Cavalier
München : K. G. Saur. – 24 cm. ISSN 1435-5205. Abonnement (4 numéros par an) : 215 € – N° : 59 €

Ces cinq dernières livraisons de Liber quarterly abordent des thématiques qui constituent des préoccupations largement partagées par les bibliothèques européennes, quelle que soit leur situation nationale. Nul ne sera surpris de la place majeure prise par la réflexion autour de l’évolution (la révolution ?) que le numérique impose à l’économie générale des bibliothèques. Dans ce domaine, les bibliothécaires déploient une activité intense, sans pour autant pouvoir encore se représenter de manière précise leur place dans le nouveau modèle de la communication scientifique. Attentifs aussi au chemin parcouru comme à l’évaluation de leurs performances, plusieurs bibliothécaires témoignent de l’état de l’art dans ces domaines, soulignant la nécessité de disposer d’indicateurs de performance pour rendre compte de leur activité et mesurer les résultats de leurs établissements.

Bilan mitigé des BU françaises

Le volume 11, n° 2 (2001) contient trois longs articles proposant un bilan d’activité des bibliothèques européennes. On lit avec beaucoup d’intérêt le tableau dressé par Gernot U. Gabel, concernant l’évolution des bibliothèques universitaires (BU) françaises entre 1988 et 1998. Rappelant les temps forts que constituent d’une part le rapport Miquel et, d’autre part, la décentralisation, Gernot Gabel démontre que le mouvement de progression général des BU, devenues Services communs de la documentation, est souvent inégal suivant les situations et la taille des universités concernées. Ce développement est aussi à pondérer par certaines considérations : ainsi, l’augmentation des mètres carrés (+ 217 000) et des places (+ 27 500) doit être rapportée au nombre moyen de mètres carrés par section qui a chuté de plus de 50 % (de 3 400 à 1 140 m2), ainsi qu’au nombre moyen de places assises (de 327 à 160). Les créations de postes n’ont pas été non plus à la mesure de ces espaces supplémentaires et G. Gabel constate la faible proportion de personnel disposant d’une réelle formation dans ce contingent. Le développement des collections a plutôt profité aux institutions anciennes et bien établies, et leur niveau demeure encore assez faible globalement. Disparité aussi dans l’augmentation des horaires d’ouverture, avec des bibliothèques qui ferment toujours cinq à six semaines l’été. À partir de ce bilan, G. Gabel souligne la nécessité de la poursuite de l’effort consenti cette dernière décennie et du développement des services aux usagers via les technologies de l’information et de la communication (TIC).

Les bibliothèques nationales européennes

Le panorama de l’activité des bibliothèques nationales en 1999-2000 dressé par Michaël Smethurst (vol.11/2) évoque bien des problèmes communs aux bibliothèques de recherche.

La difficulté majeure pointée unanimement par le concert des bibliothèques nationales européennes est celle de l’inadéquation des ressources financières pour assurer le fonctionnement de ces établissements et entretenir un niveau de collection satisfaisant.

Les bibliothèques qui ont obtenu plus de 5 % d’augmentation annuelle sont les mieux loties ; parmi celles-ci, les bibliothèques de Finlande, d’Irlande, de Russie, de Slovaquie et de France. Partout ailleurs, dans les pays de l’Est (Pologne, Hongrie…), comme dans certains pays européens plus riches (Allemagne, Pays-Bas), la baisse des crédits est sensible. Le recours au sponsoring et aux activités commerciales est, parallèlement, en plein développement, en particulier dans les pays de l’Est et les pays baltes (8,5 % des ressources en Estonie et Lituanie) et atteint jusqu’à 10 % des ressources en Autriche.

Les bâtiments des bibliothèques nationales européennes connaissent aussi des aménagements, réhabilitations et extensions. Malgré cela, il reste beaucoup à faire et là encore les crédits sont insuffisants.

La situation des personnels de ces bibliothèques n’est pas particulièrement brillante : la moitié des bibliothèques nationales européennes qui ont rédigé un rapport d’activité font état de suppressions de postes, dans le cadre de politiques de réduction de l’emploi public. Beaucoup évoquent une moyenne d’âge élevée et une certaine démoralisation du personnel, soumis à une pression accrue et confronté à un manque de perspective de carrière. Le phénomène est à ce point répandu que M. Smethurst considère que le personnel est devenu une variable d’ajustement des budgets : on passe ainsi du schéma fondé sur un personnel stable doté d’une perspective de progression de carrière à un système plus fluide dans lequel le personnel précaire devient de plus en plus courant et où le nombre de postes est ajusté chaque année en fonction du niveau des ressources.

Dans ces conditions parfois délicates, les bibliothèques nationales européennes ont cependant réalisé un important travail de modernisation de leur activité. Elles sont devenues, dans la plupart des cas, des routeurs d’information au sein des réseaux nationaux et ont initié d’ambitieux programmes de numérisation : Gallica (BnF), Saganet (Islande), Hermes (Estonie). Ces collections accessibles en ligne ne découragent pas une fréquentation des bibliothèques partout en augmentation.

Les projets nationaux et internationaux de coopération constituent une part croissante de l’activité de ces bibliothèques : métacatalogues de périodiques (Biblink), portail d’accès aux sources de recherche européennes (Renardus), enseignement à distance (Socrates). C’est un bilan largement positif qui se dégage de ce tour d’horizon, manifestant le transfert de ressources humaines et matérielles des secteurs d’activité classiques et traditionnels de la bibliothèque vers des projets internationaux intégrant les TIC.

L’ère du numérique

Traitant d’autres aspects de l’invasion du numérique, le volume 10, n° 4 (fin 2000), est consacré aux bouleversements introduits par la numérisation dans le monde des cartothèques, comme en témoigne le rapport de la Conférence du groupe des cartothèques de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) établi par Christopher Fleet. Outre les vastes projets paneuropéens de coopération, dont la réalisation d’un catalogue de cartes de l’Union européenne couplé à des documents numérisés accessibles en ligne, Jan Smits (Bibliothèque royale des Pays-Bas) expose la mutation de l’atlas traditionnel en outil de recherche d’information géographique, par l’intégration de plusieurs bases de données factuelles et géographiques pilotées par une même interface. Cet ensemble, fonctionnant comme un entrepôt de données, fournit aux chercheurs un outil particulièrement puissant. Quels seront la place et le rôle du cartothécaire quand son service sera devenu un vaste système d’information géographique ? Jan Smits lui voit jouer un rôle actif de constructeur de métadonnées intégrées à l’exploitation des données qu’elles enrichissent.

Tony Campbell, de la British Library, modère l’enthousiasme teinté d’effroi du bibliothécaire-cartothécaire confronté à ce futur (« Quelques voies vers le futur numérique »). Dans une présentation stimulante et originale de ses réflexions, il fait alterner des couples de propositions mettant en balance une idée reçue et, en pendant, sa propre opinion. Le mérite de cet article est d’introduire la révolution numérique dans la temporalité concrète de nos services et de notre activité, tempérant les déclarations fracassantes sur l’avenir des collections et du métier. T. Campbell évalue la masse des données géographiques à numériser, le temps et les coûts induits et prédit sans trop grand risque que, dans vingt ans, les chercheurs travailleront encore majoritairement sur des cartes papier : il faudrait vingt-cinq ans pour numériser le fonds de la British Library antérieur à 1900 pour un coût actuellement estimé à quatre fois celui du bâtiment. Campbell imagine une période de transition de plusieurs décennies pendant laquelle le progrès de la numérisation modifiera les pratiques de recherche, mais restera associé à une activité traditionnelle pour une part significative de l’usage des fonds. Ironisant à propos de l’enthousiasme naïf favorable au « tout numérique » sans estimation des coûts et des besoins, Campbell souligne avec un scepticisme amusé l’ampleur et la difficulté de la tâche. Ainsi la proposition/contre-proposition suivante :

« – On trouve tout avec les moteurs de recherche.

– Vous avez essayé ? »

L’ère du numérique n’en renouvelle pas moins les pratiques professionnelles, instaurant des formes nouvelles de coopération entre les établissements (consortiums), des repositionnements au sein de l’Université, des partenariats nouveaux et une participation inédite des usagers aux politiques documentaires. Marilyn Deegan, dans sa description du management du cycle de vie de l’information numérique (vol. 11/4), insiste sur le rôle clé que devrait jouer l’usager dans la constitution des futures archives numériques. Elle s’inspire des travaux du Public Record Office des Archives nationales du Royaume-Uni qui intègre la consultation d’experts et de représentants des usagers à la sélection des enregistrements destinés à une conservation pérenne. Dans cette problématique, on constate la convergence des approches entre services d’archives et bibliothèques de recherche. Dans le cycle de vie de l’information numérique, l’usager final remonte la boucle pour contribuer à statuer en amont sur la décision de numérisation et sur le sort réservé à l’information mise à sa disposition.

Cette convergence des préoccupations des services d’archives et des bibliothèques est attestée dans le regroupement de ces structures au sein de comités de réflexion ou de programmes communs. En témoigne Resource, le Conseil des Archives, Musées et Bibliothèques mis en place par le ministère de la Culture, des Médias et du Sport du Royaume-Uni et décrit par Karen Knight (vol. 11/4). Ses attributions sont révélatrices des bouleversements que connaissent aujourd’hui les institutions culturelles :

– repérer les évolutions de l’environnement et promouvoir le changement ;

– assurer la promotion des institutions : dire plus clairement ce que nous sommes et pourquoi nous rendons le service de la manière qui est la nôtre ;

– conseiller les établissements sur les meilleures pratiques.

« Fini le temps d’un droit divin à exister ! » Nos institutions doivent démontrer chaque jour leur utilité sanctionnée par les pratiques (ou les non-pratiques !) des usagers.

Le phénomène de convergence

Autre aspect des bouleversements de l’environnement du côté des bibliothèques académiques britanniques, le phénomène de « convergence » fort bien présenté par Clive D. Field dans son article « Théorie et pratique » (vol. 11/3) qui prend pour point d’ancrage son application au sein de l’université de Birmingham. La convergence qui connaît un grand nombre de formes différentes consiste, dans la majorité des cas, à décloisonner la gestion des différents départements que constituent la bibliothèque, les services informatiques, les services multimédia, voire les imprimeries ou les presses de l’université. Dans sa définition stricte, souligne C. D. Field, la convergence décrit la situation dans laquelle la bibliothèque et les services informatiques de l’université sont placés sous l’autorité d’un directeur unique. Ce phénomène s’est développé à la suite du rapport Follett (1993), point de départ d’un vaste programme de constructions de bibliothèques et de centres de ressources pédagogiques, favorisant la création de locaux partagés par les bibliothèques, les services informatiques et multimédia. Cette approche est une conséquence de la montée en puissance des techniques de production, diffusion et stockage des supports multimédia, ainsi que de la dépendance accrue des bibliothèques vis-à-vis de l’information numérique et des réseaux. L’éclatement des structures traditionnelles peut aller jusqu’à une mise à plat des compétences des différents acteurs redéployés dans des unités de production et de diffusion de l’information mariant des profils et métiers différents (bibliothécaire, informaticien, spécialiste du multimédia, enseignant) et se développant à côté des services traditionnels. Dans plus de 60 % des cas, le directeur général de ce nouveau service décloisonné possède un profil de bibliothécaire, ce qui témoigne de la reconnaissance de la profession au sein des universités britanniques. Cette évolution est particulièrement intéressante pour nous autres bibliothécaires français, car les mêmes besoins d’acquérir des compétences nouvelles existent pour mener à bien nos projets de systèmes d’information, de documents pédagogiques en ligne ou de numérisation. À cette différence près, toutefois, que la position des directeurs de bibliothèque dans l’Université n’est pas aussi bien assurée que celle de leurs homologues britanniques, les contraignant à occuper le terrain de manière volontariste, mêlant esprit d’ouverture et conviction dans la défense et illustration des méthodes documentaires.

Les consortiums

Ces projets de mise à disposition de ressources articulées autour de grilles de définition des besoins des usagers nécessitent que soit préalablement réglée la question de l’approvisionnement de la bibliothèque en contenus numériques. La négociation de l’offre électronique se fait aujourd’hui principalement au travers de consortiums regroupant les bibliothèques pour mener une discussion globale auprès des éditeurs. Le volume 11, n° 1 de Liber, est consacré dans sa plus grande partie à ce problème et décline les approches européennes. Julien Van Borm et Marianne Dujardin des universités d’Anvers et de Bruxelles (UBL) posent d’emblée la question de la durabilité du modèle du consortium. S’intéressant à l’organisation de la documentation en Belgique, ils soulignent le fait que le consortium a été une forme de réflexe de défense et de survie des bibliothèques pour constituer un front unique vis-à-vis des éditeurs et permettant – sinon d’obtenir des conditions financières exceptionnelles que personne, nulle part, n’a jamais obtenues dans ces contrats léonins imposés par les éditeurs – de fédérer la discussion entre les bibliothèques et de mettre en commun des compétences et des savoir-faire.

Côté français, c’est de retard, une fois encore, qu’il est question dans l’article de Raymond Bérard (vol. 11/3) décrivant le démarrage laborieux de la documentation électronique. À l’origine, on trouve quelques raisons structurelles bien connues : une faible tradition de coopération entre bibliothèques, la rigidité des marchés publics et notre centralisme administratif, qui, paradoxalement, dans cette occasion, ne va pas produire d’effet incitateur, alors même que le schéma de négociation via les consortiums présuppose une gestion centralisée. Rien ne bougeait et puis enfin Couperin parut et l’étincelle électronique jaillit dans les bibliothèques françaises. Mais la faille géologique qui court entre l’enseignement supérieur et les grands organismes de recherche handicape une approche globale cohérente et contraint aujourd’hui à des accords séparés, conduisant les chercheurs des Unités mixtes de recherche (UMR), Université/CNRS (ou Inserm, Inra,…) à bénéficier fréquemment d’une même offre payée doublement, une fois au titre de l’accord passé par l’université de rattachement, une autre fois par l’organisme de recherche au niveau national. D’autres types de consortium existent : thématiques, pilotés par des Cadist (Centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique, comme les bibliothèques de Cujas ou Grenoble), ou bien spécialisés sur un produit (Chemical Abstracts via la sous-direction des bibliothèques relayée par l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur), ou encore régionaux (Programme Brain : Bibliothèque Rhône-Alpes d’information numérique). Si la tentative de consortium régional en Rhône-Alpes (Campra, volet du programme Brain) n’a pas obtenu le succès escompté dans les négociations menées avec les éditeurs, le programme Brain conserve toute sa pertinence pour développer l’offre électronique au niveau régional au travers d’un soutien financier et de la création d’outils (de type portail) pour favoriser l’accès aux ressources financées en partie par la région.

L’exemple allemand rapporté par Werner Reinhardt et Peter Te Boekhorst (vol. 11/1) témoigne aussi d’un certain embarras devant la situation nouvelle et des solutions inventées pour y faire face. Les formes de consortiums sont multiples : le pilotage est assuré, soit par une bibliothèque isolée, soit par une institution centrale (bibliothèque de Land). Ainsi, différents accords existent dans différents Länder pour le même éditeur. La ventilation des coûts se fait sur la base des FTE (Full Time Equivalent), système qui ne reflète pas nécessairement les usages. Le déficit en statistiques fiables fournies par les éditeurs ne permet pas de compenser ce système de répartition relativement grossier, susceptible de décourager les établissements importants qui gagneraient parfois à passer des accords financiers indépendants. Toutefois, W. Reinhardt et P. Te Boekhorst, comme leurs collègues belges cités ci-dessus, doutent de la pérennité du modèle centralisé du consortium. Le consortium, rappellent-ils, est voulu par l’éditeur pour lequel les négociations sont simplifiées, mais il ne correspond pas au souhait du bibliothécaire de construire sa politique documentaire autrement qu’en achetant des catalogues entiers, ni au désir du chercheur de disposer de bouquets documentaires à la fois spécialisés et très variés. La standardisation actuelle des offres éditoriales ne permet pas, pour l’heure, de répondre à ces attentes, mais ne constitue vraisemblablement qu’une étape. La convergence de l’attente précise des utilisateurs et d’un marketing bien ciblé adaptant l’offre à sa clientèle plaide en faveur d’une évolution des rapports contractuels entre éditeurs et clients académiques.

De même, les initiatives telles que l’appel de Budapest (BOAI) et le développement de SPARC (Scholarly Publishing and Academic Resources Coalition), qui est désormais relayé par Liber en Europe (Marylin Deegan, vol. 11/4), constituent des facteurs de concurrence visant à briser le monopole éditorial et changer le rapport à la propriété intellectuelle en renforçant le droit des auteurs.

On lira encore avec profit beaucoup d’autres articles consacrés à la numérisation, à la constitution d’une offre électronique en ligne et aux problèmes d’archivage : ainsi, notamment, les articles de Lex Sijtsma sur le dépôt légal électronique à la Bibliothèque royale des Pays-Bas (vol. 11/2), celui de Suzanne Jouguelet sur l’offre électronique de la BnF et son usage (vol. 11/3), ou encore la très intéressante contribution que Roshwita Poll consacre aux indicateurs de performance pour la bibliothèque numérique (vol. 11/3). On conclura avec Sir Brian Follett (vol. 11/3) sur la nécessité, pour les bibliothèques de recherche, de devenir des bibliothèques hybrides, organisant des collections matérielles et immatérielles, travaillant pour leur communauté de chercheurs, mais devant aussi s’ouvrir à d’autres communautés en vertu d’une collaboration renforcée entre les bibliothèques de recherche.

Nos interrogations, inquiétudes et projets de bibliothécaires français trouvent ainsi à la fois écho et matière à réflexion dans cette collection d’articles retraçant les initiatives de nos collègues européens avec lesquels, plus que jamais, nous devons échanger et collaborer.