Les 25 ans de la BPI

Anne-Marie Bertrand

À l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, la Bibliothèque publique d’information (BPI) a tenu colloque les 23 et 24 octobre derniers. Interrogeant aujourd’hui les principes fondateurs de la BPI (encyclopédisme, libre accès, démocratisation), ce colloque avait pour objet, dit Gérald Grunberg, de poser les questions que se pose la BPI dans le cadre de la préparation de son projet d’établissement.

L’horizon indépassable d’Internet

La numérisation du fonds de films, la réfection du site web, le développement d’un service de réponses à distance, l’accroissement des documents électroniques : les projets de la BPI sont résolument centrés sur le numérique. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’un biais se soit constamment glissé dans les tables rondes du premier jour où Internet joua le rôle de symbole, d’outil, de solution, de problème et d’horizon indépassable. Encyclopédisme et Internet, libre accès et Internet, démocratisation et Internet… c’est à travers cette grille que s’exprimèrent les intervenants, au point que même le philosophe Robert Damien, sans doute soulevé lui aussi par cette vague, se déclara « technophile ».

La première table ronde portait sur l’encyclopédisme, « un concept fondateur malmené », malmené, on s’en doute, par Internet. « Est-ce qu’Internet change radicalement la donne ? », fut la question initiale posée par Valérie Tesnière (Bibliothèque nationale de France, BnF). Oui, sembla lui répondre Robert Damien. Oui, car Internet rompt le pacte de lecture en œuvre depuis Gutenberg. Désormais, « le livre se transforme en texte », « il ne disparaît pas, il se surmultiplie » : les nouvelles techniques de lecture multiplient les outils de lisibilité. « À chacun son encyclopédisme, à chacun son parcours » : mais si chacun « s’auto-encyclopédise », il n’y a plus besoin d’institution, de médiateur, de conseiller, de bibliothécaire. Ce nouveau savoir lire engendre un moment de solitude : « Où sont les équipes, les équipements, les équipages pour cette navigation ? »

Dans un registre évidemment moins lyrique, Claire Dartois (BPI) fit la même réponse. Oui, Internet change la donne de l’encyclopédisme et fait apparaître de nouveaux enjeux. S’élevant contre une « vision magique d’Internet », elle évoqua les questions qui se posent en matière de hiérarchisation et découpage des connaissances, de fiabilité scientifique, d’accès, et de sélection – car une collection reste toujours une sélection. Avec les sélections de signets, dit-elle, les bibliothécaires cherchent à recréer un encyclopédisme virtuel. Mais les problèmes d’accès, conclut-elle en adaptant une formule d’Antoine Prost, font qu’on assiste plutôt à une démographisation du savoir encyclopédique qu’à sa démocratisation.

Le débat montra que les participants au colloque n’étaient pas tous aussi résolus à confondre Internet et encyclopédisme, appelant à la rescousse les politiques documentaires et l’accès aux textes, ou, tel Jean-Claude Utard, déplorant cette « polarisation », à l’heure où le mouvement d’hyper-concentration de l’édition française pose tout autrement la question de l’encyclopédisme.

La deuxième table ronde traitait « De l’actualité à la mémoire de l’actualité ? », le point d’interrogation résumant la question de la possibilité de stocker des flux. Bernard Stiegler (Institut de recherche et coordination acoustique/musique, Ircam), premier intervenant, se livra à un exercice d’ego-histoire, rappelant son rôle dans l’exposition « Mémoires du futur » (BPI, 1987) et dans l’élaboration des postes de lecture assistée par ordinateur (PLAO, BnF, 1989-1993). De son côté, Dominique Arot (Conseil supérieur des bibliothèques, CSB) évoqua le traitement de l’actualité dans les bibliothèques, à travers l’exemple des douze bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR) et des bibliothèques départementales de prêt (BDP). Le constat, en termes d’offre d’actualité (abonnements aux périodiques, postes multimédias, sites web, bibliothèques numériques, etc), est « amer », dit-il, alors même que le CSB, dans son rapport 1996-1997, voyait dans les bibliothèques « une pièce centrale de l’entrée dans la société de l’information ».

Patrick Bazin (bibliothèque municipale de Lyon) développa l’idée que l’attractivité des bibliothèques, depuis trente ans, est notamment fondée sur l’attractivité de l’actualité (l’actualité comme front, comme « ligne de front »). Les bibliothèques semblent avoir rencontré leurs limites en ce domaine, souligne-t-il en accord avec Dominique Arot : la révolution numérique aurait dû consacrer les bibliothèques comme opérateurs essentiels de la société de la connaissance. Or, elles n’ont pas démontré leur capacité à être au cœur du savoir, le grand mouvement de « bibliothécarisation » actuel leur échappe, on constate une inadéquation des bibliothèques au monde numérique. Pourquoi ? Patrick Bazin place la réponse du côté du modèle culturel développé par les bibliothèques (une culture humaniste, l’attachement à la notion de collection, un statut de la mémoire à reconfigurer, une conception normative de l’espace public).

Tour à tour, les troisième (« Le libre accès à l’heure de l’information électronique ») et quatrième (« Libre accès et bibliothèque à distance ») tables rondes revinrent largement sur la culture Internet. Françoise Gaudet (BPI) souligna les similitudes (sélection, cotation) et les différences (à distance, le passage obligé par le catalogue, qui reconstitue l’accès indirect aux livres en magasins) entre les collections sur place et les collections électroniques. Claudia Lux (Zentral und Landesbibliothek de Berlin) fit un développement inattendu sur les hémisphères de notre cerveau, semblant démontrer (si j’ai bien suivi) que les collections papier, sur place, correspondaient mieux à l’hémisphère gauche de notre cerveau (logique, analytique et séquentiel) et les collections à distance à l’hémisphère droit (créatif, inventif, simultané). La navigation hypertexte, la lecture fragmentaire, le butinage sont de nouvelles caractéristiques de l’ère de l’information électronique – « on ne lit plus intégralement un texte, c’est démodé ». Gary Strong présenta les ressources électroniques de la Queens Library, impressionnantes par leur quantité, leur variété, leur intelligence – et leur souci du livre : la rubrique Recommanded Reading veut « mettre les gens en appétit, les inciter à lire », expliqua Gary Strong, pour qui « le livre est et restera au centre de nos activités ». À leur tour, Danielle Resche (BPI) et Caroline Wiegandt (BnF) présentèrent les ressources électroniques de leurs bibliothèques, avec des différences liées non seulement à la taille des établissements mais aussi à leur politique. En effet, Danielle Resche évoqua constamment l’accès à l’information, tandis que Caroline Wiegandt parlait de l’accès aux documents ; la première parlait de services, la deuxième de collections – divergence visible, tangible, sur les sites web respectifs. En bonne logique, la première posait comme enjeu la médiation, la deuxième une meilleure utilisation des ressources documentaires.

Faut-il mentionner, enfin, un thème récurrent et transversal aux quatre premières tables rondes, et qui taraude la communauté professionnelle : les usagers de la BPI doivent-ils avoir accès à la messagerie électronique ? Le débat, semble-t-il, est chaud.

Une bibliothèque démocratique

Moins rebattu, un autre enjeu qu’Internet anima aussi le colloque : celui de la démocratisation culturelle. Si la dernière table ronde portait explicitement ce titre (« Bibliothèques et démocratisation culturelle »), c’est plutôt sous l’angle de l’espace public que ce thème s’invita de façon insistante tout au long du colloque.

Robert Damien, on l’a vu, posait d’emblée la question de « l’entre-nous », si « à chacun son encyclopédie », « à chacun son parcours » sur les mers d’Internet. La lecture, la navigation sur Internet sont des moments de solitude. Et si la bibliothèque est constitutive du lien social et politique, où est le nouveau contrat social que génère cette nouvelle expérience lectorale ?

En d’autres termes, Dominique Arot soulevait aussi la question de « l’entre-nous » : la bibliothèque, suggère-t-il, fait vivre la communauté des citoyens en tant qu’elle a « une relation avec le temps qui ne soit pas réduit au présent ». Il appelle de ses vœux une bibliothèque « qui ne renonce pas à l’approfondissement, à la diversité des points de vue, à la lenteur ». Le « juste-à-temps », le temps réel et l’éphémère contribueraient-ils à saper l’idée même du vivre ensemble ? Aujourd’hui, dit Patrick Bazin en prolongeant la réflexion, la fragmentation des usages, la privatisation des actes de connaissance contribuent à attaquer l’idée même de bibliothèque comme espace public. Ou plutôt, à attaquer une idée sans doute trop normative de l’espace public : il faut prendre en compte, dit-il, « l’entrecroisement des parcours » et ouvrir des voies nouvelles, par exemple en associant la communauté des lecteurs à l’enrichissement de l’offre documentaire de la bibliothèque – grâce à la mise en réseau (grâce au partage) d’espaces de savoir et de travail.

C’est dans un registre différent que s’exprimaient Martine Blanc-Montmayeur (Direction régionale des affaires culturelles Provence-Alpes-Côte d’Azur), appelant les bibliothèques publiques à passer d’une « offre collective à une offre personnalisée », à faire une offre « non plus à des publics, mais à des individus », ou Danielle Resche, soulignant que l’élargissement de l’offre d’information s’est accompagné d’un accès plus complexe, et s’inquiétant du fossé qui se creuse entre ceux qui ont la maîtrise de l’information et ceux qui ne l’ont pas.

La dernière table ronde revint longuement et explicitement sur le sujet. À Martine Blanc-Montmayeur qui préférait parler de démocratie plutôt que de démocratisation, faisaient écho les propos de Martine Poulain (Institut national d’histoire de l’art) évoquant une autre opposition : celle de la liberté et de l’égalité. Revenant sur l’analyse de Tocqueville 1, elle rappela que, à la différence des sociétés aristocratiques de la Vieille Europe, qui engendrèrent le désir de liberté, la jeune nation démocratique américaine prône d’abord l’égalité, et donc l’individualisme, et donc la volonté de juger par soi-même, et donc la lecture – et c’est pourquoi les bibliothèques américaines sont riches et belles et fréquentées. En France, poursuivit-elle, les bibliothèques sont à la fois dans « la volonté très forte de développer la lecture publique et dans la volonté que le meilleur soit partagé par tous » : elles sont à la frontière entre le modèle démocratique et le modèle aristocratique et « c’est leur honneur et leur problème ».

Patrick Bazin, à son tour, revint sur la question de l’individualisme – ou plutôt de l’individu : la démocratie, c’est d’abord l’autodétermination de l’individu, c’est un acte de rupture avec les traditions qui n’est possible que s’il y a distance critique, que s’il y a « cognition », c’est-à-dire que s’il y a des bibliothèques. Donc, la bibliothèque publique est, par essence, démocratique. Mais, ajoute-t-il, il ne faut pas dévoyer la mission sociale des bibliothèques : si elles doivent « faire leur maximum pour réduire la fracture sociale, ce n’est pas la pierre angulaire de leur activité ». En effet, les bibliothèques ne seraient pas démocratiques si elles ne répondaient pas aux besoins de l’ensemble de la population, y compris les actifs, les couches moyennes et les couches moyennes supérieures.

Fort de ses dix-sept millions de visiteurs annuels, Gary Strong eut le mot de la fin. À la Queens Public Library, deux stratégies sont appliquées conjointement : d’un côté, la bibliothèque construit une collection équilibrée, organisée, avec le meilleur de la littérature ; de l’autre, elle rassemble des collections pluriculturelles, très larges, populaires. Il y aurait ainsi deux bibliothèques, ou deux modèles de bibliothèque : une bibliothèque de travail, seulement en anglais, transmettant la culture américaine ; une bibliothèque de partage, allant au-devant des communautés, allant vers une société multiculturelle, et enrichissant ainsi la culture américaine. Quelles que soient ces tensions (et leur gestion), conclut Gary Strong, « les bibliothèques représentent un bien fondamental dans une démocratie ».

Un anniversaire

Ce colloque était aussi un anniversaire. Plus que des festivités, ce fut l’occasion d’évoquer des souvenirs personnels de lecteurs heureux à la BPI (ainsi, Jean-Sébastien Dupuit ou Christophe Evans) ; l’occasion de rendre un hommage chaleureux à « tous ceux qui ont œuvré depuis vingt-cinq ans pour la réussite de la BPI » (Jean-Sébastien Dupuit) ; l’occasion de « saluer la mémoire » de quelques-uns des promoteurs de la BPI, au premier rang desquels Julien Cain, Étienne Dennery et Georges Pompidou (Jean-Pierre Seguin).