La stagnation de la fréquentation des bibliothèques municipales

Martine Pringuet

En 1971, les bibliothèques municipales françaises comptaient 1 182 000 inscrits, et 6 664 000 en l’an 2000, trente ans plus tard. La formule de Pascal Ory, qualifiant de « success-story » cette histoire récente, ne semble pas illégitime au vu de ces chiffres (cf. tableau

Illustration
La fréquentation des bibliothèques municipales. Quelques chiffres

). Pourtant, si l’on prend en compte d’autres chiffres, il ne s’agit plus d’une franche réussite mais bien d’une stagnation : le taux des inscrits dans la population desservie reste immobile depuis une dizaine d’années, plafonnant à 18,4 % en 1998 avant de redescendre à 17,7 % en 2000. Cette asymptote est d’autant plus décevante que les chiffres français sont très en deçà des résultats de pays comparables : la fréquentation représente 31 % de la population au Québec, 40 % en Nouvelle-Zélande, 49 % en Finlande, 68 % en Grande-Bretagne… Pouquoi cette stagnation ? Pourquoi le mouvement de modernisation, de développement, le succès des bibliothèques municipales ne se traduisent pas par une fréquentation plus importante ? Les enquêtes menées auprès des usagers, des non-usagers et des anciens usagers nous éclairent quelque peu – mais sans répondre complètement à nos questions. Les réponses sont évidemment complexes, comme chaque fois que l’on aborde une pratique culturelle. Le BBF a souhaité nourrir ce débat. Quelques praticiens ont été interrogés pour livrer leur analyse (1. comment expliquer cette stagnation. 2. que faire pour en sortir). Nous y joignons la réaction de Robert Damien. La contribution de Jean-Luc Gautier-Gentès, dont la richesse n’échappera à personne, sera publiée dans notre prochain numéro. Le débat est ouvert : cet épisode écrit sera suivi, au moment du Salon du Livre de Paris, d’une nouvelle étape, orale, sans doute animée et dissensuelle.

Pourquoi ?

Résumer mon point de vue sur la situation serait comme un « salut à Eugène Morel » qui écrivait, en 1908 : « Il faut que les bibliothèques quittent leur vêtement d’ennui »

Apparemment, les bibliothèques n’ont pas toutes eu le savoir-faire, le talent et les moyens (surtout) pour évoluer avec l’histoire culturelle, sociale, technologique, humaine de notre société.

Les publics se sont diversifiés à l’extrême, les usagers de la bibliothèque ne sont plus ce type particulier de lecteurs, définis en âge, origines sociales et comportements qui fréquentaient les bibliothèques jusqu’aux années 1990.

Les bibliothécaires sont souvent submergés dans un quotidien sans « inspiration », avec des équipes fragiles, (le passage aux 35 heures n’a pas simplifié le contexte), des crédits de fonctionnement presque partout en diminution également et une lourdeur administrative et politique plutôt étouffante… Parfois c’est une sorte de « bonne excuse », c’est souvent la réalité.

Sans un budget solide et renouvelé, sans une autonomie de gestion partagée, transparente et respectée, sans une équipe performante parce que motivée, équilibrée et compétente, sans tous ces atouts, la bibliothèque ne peut qu’être en sommeil (voire en léthargie), l’indifférence générale étant le pire des maux.

L’image et les missions

La notoriété symbolique de LA BIBLIOTHÈQUE, établissement prestigieux, et des LIVRES, supports infiniment respectables, véhicule des images très fortes, émotionnelles même dans l’esprit du public (et des élus) – la Bibliothèque d’Alexandrie (l’antique et la contemporaine), les atteintes aux livres à travers l’histoire ancienne et récente, l’incendie des Belles Lettres…

Tout cela est très présent dans l’imaginaire et les représentations du public et, en même temps, trouve peu de résonance au quotidien et dans les comportements et fonctionnements immédiats. La bibliothèque garde l’image archaïque d’un établissement poussiéreux (nos chers rats de bibliothèque n’ont pas tous quitté le navire), les usagers comme les détracteurs de la bibliothèque en attendent bien autre chose que des livres et ont besoin, pour se l’approprier, d’autres modes de mise à disposition. Une certitude, ces usagers potentiels tellement différents n’identifient pas la bibliothèque comme espace ouvert à leur intention, aussi.

Et, de ce fait, la bibliothèque et les bibliothécaires, mal connus, mal perçus sont en mal de reconnaissance immédiate.

La bibliothèque reste dans une ambivalence lourde d’être à la fois, « trop et trop peu, ou pas assez et jamais assez »…

L’image du « service bibliothèque », comme celle du bibliothécaire, est imprécise : la bibliothèque est-elle aussi légitime pour tous que l’affirment l’histoire et nos convictions culturelles ? L’attente des usagers quant à la bibliothèque est devenue floue, hétéroclite et en même temps, pour ses usagers inscrits, exigeante et inscrite dans les comportements actuels, donc consommatrice et en manque de temps. Elle vient se confronter aux missions traditionnelles, à une quête souvent maladroite et non justifiée de légitimité « par principe », aux attentes et exigences des élus : si bien que la gestion de la bibliothèque devient un vaste compromis au sein duquel tout s’enchaîne, le cadre et les limites de la double hiérarchie municipale (administration et élus), les moyens de l’exercice de cette « conception idéale » de la bibliothèque que beaucoup pressentent mais ne peuvent concrétiser.

Comment en sortir ?

•Gérer la transparence d’abord dans une gestion ouverte et claire avec les élus et l’administration municipale. La bibliothèque reste trop souvent isolée et en dehors des préoccupations immédiates des gestionnaires de la collectivité : une participation active à la vie de la mairie et de la collectivité est indispensable. Et la justification avec des partenariats sur tout l’espace de la collectivité permet d’affirmer l’existence du service bibliothèque et aussi sa complémentarité, sa présence pertinente aux côtés des diverses initiatives locales. La légitimité de ce service public insaisissable sera alors confortée.

•Repenser les espaces pour que la bibliothèque actuelle ne ressemble plus aux bibliothèques des années 1970 (rien n’a changé en trente ans… et durant cette période, dans les librairies…). L’agencement des bibliothèques est resté le même depuis les profondes modifications apportées par l’introduction de l’accès direct aux collections : les rayonnages accueillent des collections qui s’accumulent et cette accumulation ne convient plus aux nouveaux usagers et encore moins aux usagers potentiels des établissements.

Il faut imaginer d’autres méthodes de mise en espace des collections : alléger la présence des rayonnages et des étagères, réduire les collections proposées en accès immédiat, adapter cette « offre immédiate » aux « attentes immédiates », le public est toujours pressé, peu d’usagers ont du temps pour flâner et « butiner » dans la bibliothèque, beaucoup sont exigeants et bien informés, et beaucoup, aussi, ne savent pas comment utiliser ni se repérer dans l’offre documentaire de la bibliothèque.

Et si l’agencement d’une bibliothèque se rapprochait de celui d’une librairie ? Clair, lumineux, à plat sur de vastes tables ? La bibliothèque pourrait-elle imaginer une présentation des collections (d’une partie des collections) à l’aide de mobiliers qui restent à inventer, avec une présence des documents moins sollicités au quotidien, dans des espaces seconds à l’écart de cette zone de l’immédiat ? La bibliothèque fonctionnerait alors sur deux niveaux d’offre : le premier, séduisant, rapide, simple à comprendre, l’autre plus traditionnel, demandant du temps, de la disponibilité et quelques compétences (et avec des codes d’utilisation clairement diffusés).

•Réfléchir sur le bâtiment lui-même : les nouvelles bibliothèques, pour répondre aux recommandations de construction, sont vastes, elles affirment un geste « politico-architectural » qui en fait des édifices très contemporains où le confort, l’ambiance paisible, l’intime relation aux collections sont souvent compromis. La question de cette « vastitude » mérite d’être posée, même si les nouvelles bibliothèques drainent pour la plupart un public si important que les espaces sont très souvent saturés. La conception de si grands bâtiments est-elle en adéquation avec les comportements et les possibilités d’appropriation de tous les lecteurs potentiels de la collectivité ?

En suivant les recommandations ministérielles, une médiathèque pour une commune de 30 000 habitants a une superficie de presque 3 000 m2 : n’est-ce pas plus humain et plus judicieux de concevoir trois bibliothèques de proximité, de 1 500 m2 chacune avec des collections identiques et complémentaires ? Cela aurait un coût bien supérieur en fonctionnement, maintenance, personnel et collections, mais, sans aucun doute, serait alors respectée cette merveilleuse notion du « Juste bien » qui motive toutes les expérimentations de Boucle d’Or dans la maison des Trois Ours (trop grand, trop haut, trop vaste, car chacun doit trouver un territoire à la taille qui lui convient, selon ce qu’il est et lui permette de structurer son identité).

•Ouvrir le plus largement possible : c’est d’abord des horaires d’ouverture qui prennent en compte le temps personnel des publics, la réduction du temps de travail, l’évolution d’une société où temps de loisirs mais aussi temps de formation s’accroissent régulièrement, une société instable. La bibliothèque, partout, doit ouvrir au moins les mercredis et samedis, toute la journée, ouvrir à l’heure des repas, ne pas fermer pendant les vacances… Mais ouvrir largement, ce n’est pas seulement faire en sorte d’améliorer la terrible moyenne nationale des heures d’ouverture, c’est également avoir un personnel disponible, compétent, présent, équilibrer les équipes en service public entre agents de compétences complémentaires, les professionnels des bibliothèques ayant souvent tendance à rechercher le calme pour leurs tâches internes – elles sont lourdes et jamais achevées – et à confier l’accueil et l’accompagnement des usagers à des personnes moins compétentes.

On aborde là le problème des formations et des recrutements, des emplois de la filière culturelle et des emplois précaires, d’une politique au niveau national et de l’évolution du « service public » dans notre société – toute l’évolution actuelle est contraire au service public qu’est la bibliothèque, les solutions politiques sont inaccessibles. Et l’avenir des bibliothèques reste sombre…