Les bM à la recherche de leurs usagers
Bertrand Calenge
Le constat d’une stagnation, voire d’une baisse des inscrits dans les bibliothèques municipales (18,22 % de la population desservie en 1999 contre 18,44 % en 1998 au niveau national) peut faire lancer un cri d’alarme : les BM auraient atteint leur seuil d’incompétence…
Examinons les faits d’abord au niveau des statistiques 1 : le taux d’inscrits est rapporté au nombre d’habitants de la commune-siège. Or, d’une part l’échantillon statistique de référence change d’une année sur l’autre (139 bibliothèques de plus entre 1998 et 1999), d’autre part le nombre de bibliothèques intercommunales s’accroît (de 60 en 1998 à 170 en 1999), augmentant de fait la population des communes-sièges desservies. Chacun sait que de nouveaux équipements, ou plus encore de nouveaux territoires souvent relativement éloignés de l’équipement central, ne peuvent espérer atteindre leur public dès la première année ; il n’est donc pas illogique qu’une progression éventuelle du « noyau de base » soit gommée par l’arrivée de services jeunes et de populations nouvelles. Après tout, entre 1990 et 1999, on est tout de même passé de 4,6 millions à 6,6 millions d’usagers inscrits !
Emprunteurs et usagers
Mais, soit : admettons sinon la baisse, du moins la stagnation récente des inscrits, alors qu’on connaît depuis vingt ans une véritable floraison de bibliothèques. Mais que compte-t-on (pour reprendre la célèbre question d’Anne-Marie Bertrand) ? On appelle « inscrits » des usagers dont la définition est beaucoup plus restreinte : il s’agit en fait d’ « inscrits ayant effectué au moins un prêt dans l’année », pour reprendre le libellé du formulaire statistique adressé chaque année aux BM par la Direction du livre et de la lecture. Il n’est plus question d’inscrits, mais d’emprunteurs ! Cette définition restrictive renvoie à l’époque où les bibliothèques, logées étroitement et disposant de peu de personnel, avaient pour seule fonction ou presque le prêt de documents, associé à la mise à disposition d’une salle de lecture destinée aux érudits et aux étudiants.
Or, les bibliothèques d’aujourd’hui ont développé une offre documentaire et de services qui n’est que partiellement associée à l’emprunt de documents. Qu’on pense aux vastes salles de lecture, à l’offre de bases de données numérisées, aux actions de médiation, à la multiplication des postes d’accès public à Internet, aux programmations culturelles, aux mises en œuvre de sites web riches de services et de contenus numérisés 2. Dans tout cela, nulle trace d’emprunt décomptable !
Est-ce à dire que nous sommes désarmés ? Pas totalement. Nous disposons également d’une autre source statistique : le nombre brut d’inscrits ou réinscrits dans l’année. Ce n’est pas la même donnée, dans la mesure où un inscrit peut très bien ne jamais faire un emprunt, mais cet usager témoigne par son inscription d’une forme symbolique d’adhésion à la bibliothèque dans son ensemble. En tout cas, nous sommes sûrs au moins d’une chose : l’inscrit s’est nécessairement rendu au moins une fois dans la bibliothèque (ne serait-ce que pour s’y inscrire !). Le nombre total des inscrits n’est pas mince : par exemple, 75 792 Lyonnais se sont inscrits en 2001, représentant 17,12 % de la population (contre 13,49 % de Lyonnais emprunteurs au sens strict).
Encore faut-il également relativiser même cette notion d’inscription. En effet, le système d’inscription se traduit généralement en diverses tarifications et formalités, ce qui est sans aucun doute dissuasif pour nombre de personnes. Et beaucoup d’entre elles occupent l’espace et les services des bibliothèques sans passer par un bureau d’inscription. Une étude consacrée récemment aux « UNIB » – usagers non inscrits des bibliothèques 3 – montre que la non-inscription ne révèle pas une sous-utilisation de la bibliothèque, mais des modalités très personnelles et variées d’appropriation de l’espace comme des collections.
À Lyon par exemple, on sait que nombre de personnes fréquentent la BM sans y être inscrits. Relevons-en quelques traces :
–dans une enquête de fréquentation conduite en 1999, on remarque qu’à la bibliothèque centrale de la Part-Dieu, 24 % des visiteurs ne sont pas inscrits, et 20 % dans les bibliothèques de quartier ;
–une étude menée par des élèves de l’Enssib à la bibliothèque du quartier Saint-Jean début 2002 montre que plus de la moitié (56,4 % exactement) des utilisateurs de la salle de lecture ne sont pas inscrits à la bibliothèque ;
–un autre travail, conduit en 2002 sur les périodiques du département Sciences et techniques à la bibliothèque de la Part-Dieu, signale qu’un tiers des consulteurs de périodiques n’est pas inscrit à la bibliothèque ;
–une enquête sur les utilisations d’Internet à la Part-Dieu, conduite au printemps 2002, relève que 58 % des consulteurs ne sont pas inscrits à la bibliothèque.
Il semble bien par ailleurs que beaucoup de personnes ne se réinscrivent pas nécessairement d’une année sur l’autre, pour des raisons diverses liées à leur rythme de vie propre, mais aussi peut-être parce que, s’étant inscrites une première année, soit elles constatent que l’offre documentaire ne les satisfait pas, soit elles découvrent que leur pratique de la bibliothèque n’inclut pas l’emprunt et ne nécessite donc pas d’inscription. En 2001 à Lyon, 25 450 personnes inscrites en 2000 n’ont pas renouvelé leur inscription, soit près du quart des inscrits. N’en tirons pas pour conclusion que ces quelque 25 000 personnes ne fréquentent plus la bibliothèque…
Des pratiques en évolution
Même en prenant ces précautions préalables, force est de constater que le nombre d’emprunteurs (pour en rester à cette définition restreinte de l’usager) stagne sinon baisse. À quoi cela est-il dû, alors que les collections recensées sont en accroissement constant, et que le nombre de bibliothèques atteignant le nombre d’acquisitions recommandé par la DLL (0,2 document par an et par habitant) est lui-même en augmentation constante ?
Sans prétendre donner des réponses tranchées à cette question, traçons quelques pistes :
–Emprunter un livre, c’est la plupart du temps se lancer dans une lecture continue et soutenue. Or, cette pratique semble avoir cédé un peu de terrain devant une lecture plus brève, qui préfère en gros l’article au livre ; par ailleurs, la pratique de lecture « utilitaire » sans emprunt – pour exposés, autoformation, recherche de renseignements, etc. – s’est beaucoup développée ces dernières années.
–Une étude approfondie des publics « absents » ou « moins présents » à la BM de Lyon montre que les personnes en situation d’activité professionnelle préfèrent largement emprunter des cédéroms, disques et DVD : or les bibliothèques restent encore très marquées par la présence de l’imprimé (dans les BM, le rapport des acquisitions entre vidéos et livres en 1999 est de 1 à 20, et encore les acquisitions de vidéos ne sont le fait que de moins du quart des BM) et, fait aggravant, pratiquent très souvent des tarifications particulières (souvent coûteuses) pour l’emprunt de ces « nouveaux supports » ; de plus, les bibliothèques des plus petites communes (qui comptent de plus en plus dans les statistiques nationales) n’ont en général pas les moyens de développer ces supports : en 1999, seules 303 des 1 358 BM de moins de 5 000 habitants ont acheté des phonogrammes, contre 81 % des communes de plus de 50 000 habitants.
–Enfin, l’offre documentaire dépasse aujourd’hui largement les seuls murs de la bibliothèque municipale. On a constaté nationalement une plus forte baisse du nombre d’enfants inscrits (– 1,85 % entre 1998 et 1999, contre + 0,97 % pour les adultes). Or il y a eu, ces dernières années, un très fort développement des bibliothèques centres documentaires (BCD) et autres CDI dans les écoles, collèges et lycées : à Lyon, la quasi-totalité des écoles primaires dispose d’une BCD avec personnel spécifiquement rémunéré. De même, les étudiants commencent à tirer le bénéfice des programmes de remise à niveau des bibliothèques universitaires, soulageant partiellement les BM de la pression de leur demande. Il n’est pas étonnant que l’appétit des enfants et des étudiants puisse être satisfait par cette autre offre… et les bibliothèques publiques auraient mauvaise grâce de s’en plaindre.
Ces différents éléments montrent que la bibliothèque publique doit diversifier son offre et ses services, redéfinir sa place dans le paysage documentaire public, et trouver de nouveaux modes d’approche de ses usagers.
Modifier le mode de comptage
Les solutions à ce casse-tête statistique ne sont, en fait, pas nombreuses. Décompter la fréquentation (nombre d’entrées) ne fournit pas d’indication sur le taux de pénétration de la population (mais offre tout de même une indication utile sur l’attractivité du lieu, et des moyens de comparaison avec d’autres acteurs culturels – musées, théâtres, etc.).
Réviser les conditions d’inscription à la bibliothèque est une piste possible : en exigeant une carte d’accès, la BnF peut analyser tous les utilisateurs de son équipement (les « cookies » généreusement distribués par Gallica pouvant permettre le décompte des visiteurs électroniques). Néanmoins, ce système limite considérablement la large ouverture de ces espaces publics non marchands que les bibliothèques s’enorgueillissent d’offrir (et qu’elles sont parmi les dernières institutions à maintenir !). Peut-être une solution partielle réside-t-elle dans une modification des fonctions de l’inscription : serait-il aberrant de devoir s’inscrire (en justifiant par exemple d’une résidence sur le territoire de la commune) pour accéder depuis chez soi à des données numériques dont les droits seraient négociés au niveau de la commune, et non du seul lieu bibliothèque ? Ne pourrait-on imaginer qu’une inscription préalable – non nécessairement payante ! – soit demandée pour le prêt entre bibliothèques, pour la prise de rendez-vous dans des espaces multimédias, pour la communication des fonds patrimoniaux, etc. ? L’emprunt ne serait alors plus qu’une des modalités de l’inscription…
Autre piste : le comptage des consultations sur place, par dénombrement des sessions pour l’offre numérique, peut-être bientôt par puces et système de radiofréquence pour les documents matériels 4.
Néanmoins, ces solutions restent partielles, et ne prennent pas en compte – sauf à exiger une inscription pour tout accès à la BM – le libre séjour des publics dans les espaces offerts en libre accès, ni les participations aux diverses animations programmées par la bibliothèque ou les visites à ses ressources numérisées offertes sur le Web. Pour avoir une vision exacte du taux de pénétration d’une bibliothèque dans la population, la seule solution statistique se situe hors la bibliothèque, dans une enquête de population telle que celles pratiquées par les instituts de sondage. Suggérons-le à l’Insee, aux collectivités locales, aux chambres consulaires, bref aux organismes qui conduisent régulièrement de telles enquêtes : l’ajout d’un simple jeu de deux questions à moins de 1 000 personnes : êtes-vous allé dans une ou des bibliothèques (si oui, laquelle ou lesquelles) ? Êtes-vous inscrit dans une ou des bibliothèques (si oui, laquelle ou lesquelles) ?, combiné aux caractéristiques de l’enquêté (sexe, âge, résidence, CSP), donnerait une mesure assez précise de l’impact général de la bibliothèque.
Encore ce type d’enquête ne fournit-il qu’une estimation instantanée. De même que les collections sont construites dans la durée, les relations d’une BM avec la population s’inscrivent dans le temps de la communauté : il serait très utile de faire une enquête approfondie sur l’histoire personnelle d’un échantillon d’individus, afin de vérifier si et à quels moments ces individus ont fréquenté la BM dans leur vie. Parions que le résultat ne manquerait pas d’intérêt, et montrerait sans doute que la bibliothèque, dans ses multiples facettes, appartient à l’histoire d’une immense majorité de nos concitoyens !