Les origines des sciences de l’information et de la communication
regards croisés
Le groupe de travail de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC), dirigé par Robert Boure, propose un travail collectif de chercheurs universitaires lancés à la recherche des origines (années 1970-1980) « d’une discipline récente » : les sciences de l’information et de la communication (SIC). Dans sa présentation au titre explicite, Le droit au passé (pages 9 à 15), R. Boure précise les axes du projet éditorial défini collectivement par les auteurs. Il s’agit de produire une histoire non « hagiographique » et non rétrospective, de s’intéresser en priorité aux dimensions institutionnelles des SIC et à leurs articulations avec la production des idées ou des théories, et enfin, d’éclairer leurs origines à partir de temps forts ou de questions récurrentes : les formations, les carrières des enseignants-chercheurs engagés sur les voies de cette nouvelle discipline, peu ou mal reconnue par les collègues et les institutions bien assises dans leurs structures… Tout cela, malgré les nombreuses difficultés liées aux intérêts et positionnements individuels des contributeurs, au manque d’expérience pour certains d’entre eux dans le champ de l’histoire des sciences humaines et sociales, mais aussi à l’état des archives disponibles, ou plus exactement indisponibles.
Les origines des sciences de l’information et de la communication font ainsi l’objet de six contributions, l’ensemble étant qualifié comme une « première production, originale dans notre champ » par Robert Boure qui ouvre le débat avec l’interrogation « Quelle histoire pour les sciences de l’information et de la communication ? » (pages 17 à 44).
Les SIC n’ayant pas encore d’histoire officielle, l’auteur s’interroge sur les libertés ainsi données. Quel champ labourer ? Quelles bornes spatio-temporelles poser ? Quelles démarches spécifiques de l’écriture de l’histoire adopter ? Doit-on établir une histoire chronologique, reconstruire le passé en fonction des préoccupations contemporaines ou, en s’appuyant sur les travaux de M. Foucault, avoir une approche généalogique ? Par ailleurs, l’histoire de chaque discipline ne doit pas être définie « comme une spécialité réservée aux seuls historiens » mais donnée à des universitaires tous « non-historiens de formation ».
L’émergence des sciences de la communication à l’université
C’est d’abord avec Jean Meyriat et Bernard Miège, la découverte du « projet des SIC : de l’émergent à l’irréversible (fin des années 1960 - milieu des années 1980) » (pages 45 à 70). Dans une approche très chronologique, ces deux professeurs racontent, essentiellement à travers les diplômes, leurs créations et les institutions, les balbutiements de cette discipline qui arrive, dans les années 1980, à acquérir une dimension certaine, même si celle-ci reste à consolider. À l’origine des SIC, il y a, en effet, tout d’abord des « questions d’enseignement ». Les auteurs rappellent le calendrier de la création des filières et des diplômes spécifiques, le rôle des Instituts universitaires de technologie (IUT), la création de la maîtrise de sciences et techniques (MST), celle de diplômes de plus en plus diversifiés. À cette phase succède celle de la recherche des fondements théoriques et scientifiques de ces sciences (de cette science ?), avec, en particulier, la naissance de la SFSIC. Ils rappellent également les stratégies et les modalités de coordination adoptées pour consolider leurs fondements scientifiques : création du Comité des sciences de l’information et de la communication, de la 52e section du Comité Consultatif des Universités. Et, malgré la « surdité durable » du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour les admettre, les SIC cheminent progressivement sur les « voies de la structuration ».
Jean-François Tétu, signataire du troisième texte, s’intéresse aux « origines littéraires des sciences de l’information et de la communication » (pages 71 à 93). Il y souligne le rôle essentiel joué par les pères des SIC, tous d’origine littéraire comme, par exemple, Robert Escarpit, focalisant son regard sur la place du lecteur dans le texte, les sémioticiens Roland Barthes, Umberto Eco et les philologues. L’auteur retrace ensuite quelques parcours significatifs de ces fondateurs (Escarpit, Barthes, Greimas, Ducrot…) qui, à quelques exceptions près, restèrent à l’écart de ces sciences en voie de construction, ne participant pas, ou de loin, à la création et aux manifestations de la SFSIC, quasi seule « origine » prospectée par les auteurs de ce livre… Certains, comme Barthes, manifestèrent même une profonde indifférence (méfiance ?) à leur égard, alors qu’au fil des ans, le nombre d’adhérents à la SFSIC ne cesse d’augmenter, de même que le nombre des lecteurs de La Lettre de l’Inforcom et celui des participants à ses congrès. Dans le même temps, les thèses soutenues dans cette discipline se multiplient dans les principales universités françaises, devenant ainsi un important facteur d’institutionnalisation.
La place des sciences de la documentation
« Dynamiques de l’institutionnalisation sociale et cognitive des sciences de l’information » (pages 95 à 123), chapitre signé par R. Palermiti et Y. Polity, marque une sorte de scission dans cet ouvrage, en omettant dans son titre l’expression « sciences de la communication ». En effet, à travers les thèses soutenues en sciences de l’information, concept entendu au sens documentaire, les auteurs analysent les lieux et les thèmes de cette spécialisation que sont, à l’intérieur des SIC, la documentation et la bibliothéconomie. Si l’étude des principaux lieux de production nous fait revisiter les universités rencontrées dans le précédent texte, celle de la répartition thématique des thèses « parle » au professionnel de l’information : veille technologique, sociologie de la lecture, activités documentaires, informatique documentaire… Ici, les auteurs reprennent l’histoire des SIC pour tenter d’expliquer pourquoi les sciences de l’information sont, en France, « réduites à la portion congrue », regrettant au passage l’absence du monde des bibliothèques et des archives, (seul, en effet, le secteur de la documentation s’est senti concerné par les sciences de l’information).
Ils déplorent également l’éclatement de la famille des professionnels de l’information séparant archivistes, bibliothécaires, documentalistes, le secteur du privé et celui du public… Ils constatent enfin une meilleure institutionnalisation cognitive, dans les années 1990, à laquelle le réseau Internet n’est pas étranger. Relevant quelques tendances (travaux de recherche historique, idéologique, études sur l’organisation des connaissances et représentations), ils concluent sur une dynamique nouvelle susceptible de consolider cette institutionnalisation cognitive.
Viviane Couzinet enfonce « le même clou » avec la synthèse de sa thèse qui porte sur l’étude de la revue éditée par l’Association des professionnels de l’information et de la documentation : « Documentaliste-Sciences de l’information et la mise en visibilité de la recherche » (pages 125 à 151). Les praticiens furent pratiquement les seuls auteurs présents dans cette publication durant une dizaine d’années suivant sa création (1964). Par la suite, la revue s’ouvre de plus en plus à l’université et à la recherche. L’auteur démontre son rôle dans la diffusion des connaissances construites par les chercheurs, la mise en visibilité de l’organisation du champ des SIC en France et de leur institutionnalisation dans l’université.
La communication des organisations, un champ à légitimer
En conclusion de l’ouvrage, Françoise Bernard signe une « contribution à une histoire de la communication des organisations dans les SIC » (pages 153 à 179) pour expliciter les raisons pour lesquelles la communication des organisations – ex-communication des entreprises – doit trouver sa légitimation, comme domaine de connaissance dans un cadre universitaire français. L’étude de revues, en particulier Humanisme et Entreprise et son répertoire, lui permet de dégager quelques spécificités dans l’histoire de la communication des organisations. La première souligne la « co-construction » d’une légitimation réciproque entre professionnels et universitaires. La deuxième est une forme de bouclage autour des valeurs professionnelles « étayées par une rhétorique de l’éthique professionnelle qui laisse peu de place à une heuristique de la communication ». Enfin, l’auteur repère l’émergence de présupposés structurants ou « idées latentes » de la communication des entreprises telles qu’une certaine idée de l’humain, des relations, de l’organisation. Ces trois singularités ont pesé dans l’émergence de ce nouveau champ de connaissances qu’est la communication des organisations.
Il faut saluer dans cet ouvrage l’originalité et le courage d’une idée : celle de partir à la recherche des origines universitaires des SIC. En ce sens, malgré une approche qui reste trop chronologique et non analytique, cette étude intéressera les enseignants ou chercheurs qui, en fonction de leur âge, rafraîchiront leur mémoire ou découvriront des noms d’institutions, de professeurs, les lieux d’ébullition où naquirent les SIC. Mais ce même public regrettera que ces lieux soient, en fait, résumés en un lieu, en un temps et une institution : la SFSIC ; que la méthode pour retrouver les origines ne se fonde que sur l’examen de documents, souvent ceux de la SFSIC ; que les « archives vivantes » – on parlerait aujourd’hui de « Knowledge Management » ou KM ! – soient ignorées dans ce texte (la plupart des acteurs ou auteurs cités sont encore en vie). Sont ignorés également les universitaires engagés dans les sciences de l’information qui n’ont volontairement jamais participé aux travaux de la SFSIC. Les praticiens, quant à eux, ceux qui sont sur le terrain, mais à qui ne s’adresse pas réellement cet ouvrage, regretteront leur absence, le silence, rompu seulement par F. Bernard, sur le rôle déterminant qu’ils ont joué dans l’émergence de ce nouveau champ de formation et de recherche que sont les sciences de l’information et de la communication.
L’information et la communication en France
L’impression globale que la lecture progressive de ce livre éveille chez son lecteur se résume dans trois données essentielles et complémentaires. La première est d’ordre matériel. Ce sont les nombreuses répétitions, à l’intérieur d’un même chapitre ou entre eux, dues à la consultation de la même source archivistique : les archives de la SFSIC. Le lecteur trouve ainsi à plusieurs reprises les mêmes informations : l’historique de SFSIC, de ses congrès, de ses publications, la genèse de la 71e section du Conseil National des Universités, la chronologie des diplômes et des formations en sciences de l’information et de la communication.
Par trois fois en quelques pages (pages 10, 18, 96), les auteurs soulignent la spécificité française qui réunit « ce qui est généralement séparé à l’étranger : l’information et la communication ». C’est là une deuxième particularité essentielle de cette étude : celle d’ouvrir non pas un livre, mais des livres sur l’histoire de la communication, l’histoire de la documentation, l’histoire des relations publiques, sans lien réellement évident. Ainsi, le lecteur averti en sciences de l’information voyagera en pays de connaissance en lisant les contributions de R. Palermiti et Y. Polity et celle de V. Couzinet analysant Documentaliste-Sciences de l’information. Il découvrira les terres des sciences de la communication avec celles des autres auteurs. Ceux-ci seront, au contraire, familiers au chercheur en sciences de la communication, plus habitués à consulter Barthes, Mattelart, Miège…, quand ceux-là et leur problématique leur sont inconnus, du moins peu familiers. Dans cette caractéristique que traduisent à l’envi les bibliographies attachées à chaque texte, transparaît une question épistémologique fondamentale : que font ensemble la science de l’information et la science de la communication ? Les SIC, en plus d’avoir eu à justifier leur légitimité, sont appelées à le faire à l’intérieur d’un intitulé – lui-même objet d’une histoire – contesté par beaucoup. La « com et l’info » ont-elles quelque chose à voir ensemble ? Ceux qui en étudient l’origine ou l’histoire – mais ces concepts sont-ils synonymes ? – peuvent-ils répondre ? Ces sciences n’ont-elles émergé que par l’action des universités « encombrées » d’enseignants-chercheurs à la recherche de leur statut ? Que serait-il arrivé si ces sciences avaient trouvé leur légitimité dans les intitulés proposés en 1970 et auxquelles elles ont échappé : « sciences de représentations, sciences des significations, sciences de… » (page 10) ?
Les « regards croisés » de cet ouvrage traduisent bien cet ensemble d’interrogations même si celles-ci sont « racontées » sans jamais être fondamentalement abordées.