Patrimoine culturel et décentralisation

une étude en Languedoc-Roussillon

par Claude Greis
sous la direction d’Emmanuel Négrier. Paris : L’Harmattan, 2002. – 330 p. ; 22 cm. –. ISBN 2-7475-2070-6 : 25,90 €

Publié en janvier 2002, cet ouvrage est l’édition destinée au public et légèrement remaniée d’un rapport rendu en décembre 2000 sous le titre Le patrimoine en région : le cas du Languedoc-Roussillon par une équipe de chercheurs de l’université Montpellier 1 dirigée par Emmanuel Négrier. Sur une matière devenue sensible et sujette à de rapides évolutions politiques, ces dates ont leur importance et conduisent tout de suite à s’interroger sur la portée d’une telle publication.

Une histoire en cours

L’ouvrage contient des informations et des réflexions qui en font plus qu’un simple témoignage sur une phase ancienne d’une histoire en cours. Toutefois, entre sa date de rédaction – en fait, fin 2000 – et sa date de parution, début 2002, un certain nombre de choses se sont passées ; on se souviendra notamment qu’a existé, d’avril 2000 à avril 2002, un inhabituel secrétariat d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle et qu’à partir de 2001, ont été mis en place dans plusieurs régions les premiers protocoles de décentralisation culturelle, à la fois expression et creuset d’une volonté expérimentale de refondation des relations entre l’État et les collectivités territoriales dans ce domaine. Cette brève période a donc connu une transformation accélérée des esprits ou, du moins, d’une intensification du débat, phénomènes dont le présent ouvrage, de par sa date de rédaction, ne peut guère rendre compte. Par exemple, pouvait-on encore écrire au début de l’année 2002, date de sa publication, que « l’évocation publique d’une décentralisation du patrimoine est un fait rarissime » (page 313) ? On signalera aussi que cette étude, qui choisit pour cadre le Languedoc-Roussillon, ne parle pas du protocole de décentralisation culturelle qui a été signé entre l’État et le Conseil général de la Lozère dès juillet 2001.

En plus de ce doute d’origine chronologique, le lecteur ressentira un certain trouble – cette fois, bibliologique – s’il lui est donné de comparer ce livre avec le rapport de recherche dont il est issu. Il regrettera d’abord que l’éditeur n’ait pas cru bon de conserver la table analytique des matières dont était utilement pourvu le rapport source. À l’examen de la nouvelle table des matières, il notera la disparition de deux chapitres : l’un sur La « fabrication » d’un patrimoine : Montolieu comme « village du livre et des arts graphiques » ; l’autre sur Patrimoine et légitimation de l’art contemporain. Or ces deux études ne manquaient pas d’intérêt, et l’auteur du texte de 2002 semble bien, lui aussi, le penser, puisqu’il lui arrive de s’y référer. L’adjonction, dans le nouveau texte, d’une préconclusion intitulée « Objet, système et fins du patrimoine régional » n’est qu’une maigre consolation, puisqu’elle reprend largement des idées énoncées dans l’introduction. Certes, cette préconclusion s’efforce d’aller au-delà des simples orientations annoncées en tête d’ouvrage ; il n’en demeure pas moins qu’à côté d’autres indices, le procédé révèle une certaine précipitation et un certain inachèvement éditorial. Ainsi, pas une seule fois n’est explicité l’acronyme CEPEL, lequel désigne le Centre d’étude du politique en Europe latine, unité de recherche Université/CNRS à laquelle se rattachent les auteurs. D’une façon générale – faut-il y voir l’empreinte propre à une maison d’édition spécialisée dans la publication rapide des travaux universitaires ? –, ce livre ressortit davantage à ce qu’on pourrait appeler la littérature grise endimanchée qu’à une production éditoriale digne de ce nom. On peut toutefois y trouver des analyses et des idées intéressantes, lesquelles, après mise à jour de certaines informations, auraient pu fournir la matière d’un ouvrage plus convaincant.

« L’extension patrimoniale sur le terrain »

La recherche d’Emmanuel Négrier et de ses collaborateurs prend en effet sa source à la croisée de deux évolutions : d’une part, la poursuite de la décentralisation culturelle ; d’autre part, l’extension sémantique, apparemment sans bornes, de la notion de patrimoine. À juste titre, l’auteur note que, si on a beaucoup publié sur ces deux questions (ce dont témoigne éloquemment sa bibliographie), nous ne disposons guère d’études de cas concrets permettant de juger des politiques publiques à partir d’une connaissance des « enjeux de l’extension patrimoniale sur le terrain ». Nous est alors proposé un triple questionnement : d’abord sur la définition du patrimonial et du régional et leur perception respective par les pouvoirs publics ; ensuite sur les complémentarités réelles ou possibles des différentes instances susceptibles d’intervenir dans ce domaine ; enfin, sur les finalités poursuivies par ces instances politiques, ainsi que par les structures toujours plus nombreuses qui se consacrent à l’action patrimoniale en région.

Pour couvrir la problématique ainsi définie, l’équipe basée à Montpellier a choisi de croiser les méthodes d’analyse, et chaque chapitre présente une de ces approches portant respectivement sur :

– les dépenses des différentes collectivités intervenant en Languedoc-Roussillon dans le domaine du patrimoine culturel, mais seulement jusqu’en 1999 (chapitre 1) ;

– les représentations que se font du patrimoine les différents acteurs concernés (chapitre 2) ;

– l’activité des services « patrimoniaux » de la DRAC Languedoc-Roussillon (chapitre 3) ; mais en excluant le livre, les archives et les langues régionales et en se fondant sur la situation observable en 1997-1999 ;

– trois études de cas permettant de cerner les liens qui peuvent être tissés entre patrimoine et développement local (chapitre 4) ;

– une présentation de la tauromachie languedocienne abordée comme cas d’extension à une pratique sociale de la notion de patrimoine et des politiques à ambition patrimoniale (chapitre 5).

Au long de ces analyses et donc de sa conclusion, l’intérêt premier de l’ouvrage réside sans doute dans le fait que l’auteur s’efforce d’ébranler certaines idées toutes faites et de signaler les enjeux véritables du débat en cours sur la décentralisation de la gestion publique du secteur patrimonial et, au-delà, de la politique culturelle dans son ensemble. Retenons, donc, trois de ses thèses principales :

– entre services de l’État et collectivités locales, contrairement à ce que l’on pense, les consensus seraient plus nombreux et en tout cas plus significatifs que les points de divergence ;

– la décentralisation pourrait bien se construire sur ces accords implicites, aujourd’hui encore « inavouables » ;

–l’autonomie du culturel par rapport aux pouvoirs régionaux départementaux ou communaux et le maintien de ses exigences qualitatives n’auraient pas grand-chose à craindre d’un passage des personnels d’État sous la tutelle des collectivités territoriales.

On pourra trouver cette vision bien optimiste ; les analyses sur lesquelles elle se fonde méritent toutefois d’être prises en considération. À les lire, en tout cas, l’envie grandit de voir Emmanuel Négrier livrer sur ce thème une nouvelle contribution 1. L’ouvrage qu’on pourrait attendre tiendrait compte des développements les plus récents et s’affranchirait du cadre imposé par le compte rendu de travaux universitaires. On ne pourrait que se réjouir d’y voir accorder une part plus grande au livre, à l’archive et à la langue, puisque, aussi bien, l’extension du champ patrimonial était l’un des points de départ des recherches conduites ici.

  1. (retour)↑  Emmanuel Négrier est l’auteur de plusieurs études et rapports concernant la politique culturelle des collectivités. Il a notamment codirigé avec Alain Faure le dossier consacré par la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) et l’Observatoire des politiques culturelles à La politique culturelle des agglomérations (Paris, la Documentation française, 2001).