Les sciences de la culture

par Anne-Marie Bertrand

Joseph Melançon

Québec : Éditions Nota bene, 2002. – 247 p. ; 20 cm. ISBN 289518-093-8 : 23,95 $ canadiens

La Revue des livres pour enfants, juin 2002, n° 205. Paris : la Joie par les livres. - 138 p. ; 25 cm. ISSN 0398-8384 : Abt : 38 € ; Europe : 43 € ; Étranger : 50 €

Revue de la Bibliothèque nationale de France, juin 2002, n° 10. Paris : Bibliothèque nationale de France. - 95 p. ; 27 cm. ISBN 2-7177-2187-8 : 21,34 €. ISSN 1254-7700

Le hasard de la production éditoriale et des services de presse a posé sur mon bureau trois documents qui, à des titres divers, explorent la question de la mémoire.

La culture comme mémoire

Le petit livre de Joseph Melançon, professeur émérite à l’université Laval (Québec), a attiré d’abord mon attention par le saugrenu de son titre : Les sciences de la culture. Avide de comprendre (enfin !) en quoi la culture est une science, j’ai lu cet ouvrage avec intérêt et un peu de déception. Un peu de déception car le texte n’apporte pas de justification convaincante à son titre : l’auteur adopte, en effet, des acceptions successives du terme culture, « langage comportemental », « grille d’intelligibilité », « techniques sociales » (« apprentissage, partage, dialogue, modélisation des conduites […] »), pour, finalement, prendre la plupart de ses exemples dans la littérature et se déplacer ainsi continuellement entre une approche théorique qui prend la culture au sens anthropologique et des arguments démonstratifs qui ne voient plus dans la culture que la production d’œuvres de l’esprit – et, spécifiquement, d’œuvres littéraires.

Mais cet ouvrage se lit aussi avec intérêt car il appelle la discussion. Prenons l’exemple de « la culture comme mémoire » (chapitre 4). Joseph Melançon écrit : « La culture comme la littérature n’est pas historienne. Elle a une mémoire plutôt sélective. Elle oublie, elle déforme, elle choisit, elle refait le monde à sa convenance. Mais elle n’est jamais sans mémoire. De grands pans de notre passé nous seraient inconnus sans la culture littéraire qui nous les a transmis. Que saurions-nous de Troie et d’Ithaque sans l’ Iliade et l’Odyssée ? »

Quarante pages plus loin (« La culture comme habitus », chapitre 6), Joseph Melançon reprend à son compte cette définition de Fernand Dumont : la culture est « un stock de codes, de manières d’être et de faire indispensables à nos actions comme à l’existence en commun ». On s’éloigne de la culture littéraire. On est, par contre, au cœur de la question de la transmission qui rend possible la connaissance des codes (règles, habitus, connaissances, références) qui permettent le partage de l’espace commun et l’échange de paroles – je pense, ici, à cette formule de Todorov, citée par Jean Hébrard au dernier congrès de l’ABF (Association des bibliothécaires français) : « La culture de base, c’est l’implicite des conversations ordinaires. » On est bien loin de Troie et d’Ithaque. Pourtant, Joseph Melançon écrit aussi que « la culture mémorielle commence avec un projet de transmission ». Mais il n’explicite pas ce qu’il entend par « culture mémorielle ». Peut-être parce qu’il s’agit d’un pléonasme ?

Plus intéressant, sur la question de la mémoire, ce développement sur la modernité comme « rejet du passé ». « On pourrait montrer », écrit encore Joseph Melançon, « que la modernité s’est longtemps associée, au Québec, à un rejet du passé ». Comment ne pas penser, en écho, au phénomène français du « passé qui ne passe pas » (Henry Rousso), à cette présence têtue de Vichy, à cette résurgence récente de la guerre d’Algérie ?

Le rôle de transmission de la littérature de jeunesse

Nous revenons à la question de la transmission, traitée dans le dernier dossier de La Revue des livres pour enfants. Les vecteurs de transmission jouent des rôles différents, parfois contradictoires, conflictuels. Serge Tisseron rappelle ainsi que, dans l’Allemagne de l’après-guerre, la mémoire officielle (transmise par les enseignants) était étouffée par le silence familial : « Les oreilles de la connaissance ont été ouvertes par les pédagogues et les historiens, mais celles du cœur ont été fermées au sein des familles. Le travail sur la honte a été empêché. » Françoise Ballanger souligne, de son côté, le rôle d’écho tenu par la littérature : parallèlement à l’évolution des connaissances et des discours, la littérature de jeunesse met aujourd’hui en avant la Shoah et non la Résistance. Le travail de transmission, éminemment culturel, évolue avec les préoccupations et les valeurs de l’époque, par exemple « en insistant davantage sur la notion de crimes contre l’humanité et sur des valeurs humanistes de tolérance et de solidarité ». On pourrait aussi souligner la proximité entre cette réécriture (légitime) de l’histoire et la grille de lecture par l’émotion et les bons sentiments qu’utilisent aujourd’hui les médias, à commencer par la télévision. Dominique Tabah insiste, elle, sur le travail de confrontation entre histoire et mémoire et sur le poids du témoignage (« les rencontres avec les survivants sont des moments particulièrement forts et nécessaires »). Mais, ajoute-t-elle, tout ce travail ne prend de sens que dans une véritable « politique de la mémoire », une « tentative pour permettre une appropriation collective de cette mémoire indispensable au débat démocratique et au civisme ».

Collecter l’éphémère

La Revue de la Bibliothèque nationale de France, dans un registre plus technique, s’interroge elle aussi sur la nécessité de « comprendre pour ne pas oublier ». Quelle place paradoxale l’éphémère trouve-t-il dans la logique d’accumulation 1 qui est celle (encore aujourd’hui ?) de la BnF ? Valérie Tesnière souligne finement ce paradoxe, enrichi de l’exemple des sites web, « nouveaux supports d’information volatils », « Éphémère du XXIe siècle ». Laissons, pour finir, la parole aux hommes de théâtre, ce spectacle « vivant », où d’aucuns tentent de conserver « les vestiges de la représentation », ambition inutile tant le théâtre est « jeu d’un soir » (Louis Jouvet), « art de l’actualité » (Jean-Louis Barrault), « sculptures de neige » (Pierre Fresnay).

  1. (retour)↑  Sur les questions de la collecte et de l’exploitation des documents éphémères, on pourra aussi se reporter aux actes du colloque du patrimoine écrit, Actualité et patrimoine écrit, Fédération française de coopération entre bibliothèques, Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation, 1996.