Le livre et l’art
études offertes en hommage à Pierre Lelièvre
L’offre de mélanges n’est pas très courante dans les bibliothèques. En ce domaine, la Bibliothèque nationale constitue l’exception. Cette forme d’hommage a été adressée à un administrateur général de la BN, une secrétaire générale et plusieurs responsables de départements spécialisés, au titre de l’érudition et du service public 1. En cherchant hors de ce cadre, nous n’avons trouvé dans le monde des bibliothèques, pour les vingt dernières années, que sept volumes de mélanges : ceux qui ont été offerts de leur vivant à Jean Bleton en 1986 2, André Tuilier en 1988 3, Gérard Thirion, Albert Ronsin et Guy Vaucel en 1995 4, Henri-Jean Martin en 1997 5, et les hommages posthumes adressés à René Fillet et Jean Gattégno 6.
Les bibliothèques publiques et universitaires honorent les grands bibliothécaires de multiples manières, par des cérémonies, des expositions… L’hommage écrit semble renvoyé dans le temps, aux ouvrages historiques, sinon aux dictionnaires. On peut imaginer plusieurs motifs à cette situation : modestie du métier vis-à-vis d’une catégorie d’œuvres universitaire, faible culte de la personnalité, solidarités différentes de celles de l’université (maîtres, collègues et disciples) ?
Une grande figure du monde des bibliothèques
Il est donc particulièrement nécessaire de saluer les études offertes à Pierre Lelièvre pour son quatre-vingt-quinzième anniversaire, en notant qu’elles rendent hommage à la fois à un bibliothécaire, à un administrateur qui a laissé son empreinte dans l’histoire des bibliothèques françaises, à un universitaire et à un amateur d’art.
Directeur de la bibliothèque municipale de La Rochelle (1928-1933), puis de la bibliothèque et des archives de Nantes (1933-1942), Pierre Lelièvre a participé à la réflexion sur les bibliothèques, en proposant un ambitieux service régional, « multitype » avant l’heure, appuyé sur les bibliothèques municipales. Directeur de la bibliothèque d’art et d’archéologie (1942-1944), il a présidé l’Association des bibliothécaires français (ABF) de 1943 à 1945.
Inspecteur général, directeur adjoint des bibliothèques pendant vingt années, à une époque où une direction unique concentrait tous les moyens, Pierre Lelièvre a joué un rôle capital dans la mise en place des politiques de l’après-guerre. C’est une action dont les bibliothèques actuelles sont encore tributaires. Le personnel de la direction (Paul Poindron, Jean Bleton, Simone Lacroix, Paule Salvan) constituait une équipe, appuyée par les inspecteurs généraux. À Pierre Lelièvre sont dus la première expansion des bibliothèques universitaires – mises en libre accès et insérées dans les campus, sur un modèle anglo-saxon –, le réveil des bibliothèques municipales d’étude, la définition de nouveaux corps de personnels de bibliothèque et de nouveaux modes de formation, la création de l’École nationale supérieure de bibliothécaires (ENSB). Dans cette période, le promoteur des dossiers de la lecture publique était Paul Poindron, avec l’appui de P. Lelièvre.
Pierre Lelièvre fut aussi, parallèlement, un chercheur et un enseignant. Ancien élève de l’École des chartes, il avait soutenu ses thèses de doctorat alors qu’il était directeur de bibliothèque municipale. La première était consacrée à l’urbanisme et l’architecture à Nantes au XVIIIe siècle, la seconde à Vivant Denon, directeur des Beaux-Arts de Napoléon. Pierre Lelièvre enseigna l’histoire de l’architecture à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts (1956-1964). Après avoir été recteur d’académie, mis à la disposition du Sénégal pour diriger l’université de Dakar (1964-1967), il occupa la chaire d’histoire de l’art à l’Université de Tours (1967-1974). Membre et président de plusieurs sociétés savantes (CTHS, Société de l’histoire de l’art français), sa retraite fut féconde.
Le recueil reflète la variété des travaux, l’ouverture scientifique et l’universalité des curiosités de Pierre Lelièvre. Il traduit aussi l’estime et l’affection d’universitaires et de bibliothécaires d’horizons divers. Une cinquantaine d’articles ont été rassemblés, classés en quatre rubriques, dans l’ordre alphabétique des auteurs.
Un premier groupe de quinze contributions a pour thème le livre et les bibliothèques. Le second groupe rassemble vingt articles consacrés à l’art et à l’architecture. Les sujets traités vont de la sculpture monumentale du XIIe siècle à la création du Musée du costume à Paris, en passant par le culte et la représentation des anges (XVIe-XVIIe siècles). Comme l’a souligné Thérèse Kleindienst, nombre des sujets abordés sont le contrepoint des travaux de Pierre Lelièvre, intéressé par les mécènes et collectionneurs, les libraires d’Avignon, l’architecture, l’urbanisme, le XVIIIe siècle, Vivant Denon (objet de trois contributions) et les salons au temps de Napoléon.
Deux autres rubriques regroupent des études historiques, puis des souvenirs personnels d’amis et confrères. Suivant la tradition, cet hommage comporte une bibliographie et des repères biographiques. On y trouve également les allocutions prononcées lors de la réception organisée le 24 avril 1998 au Centre national du livre, à l’occasion du quatre-vingt-quinzième anniversaire de Pierre Lelièvre.
Bibliothéconomie et histoire des bibliothèques
Dans cet ensemble, les thèmes intéressant les bibliothèques sont nombreux (les bibliothécaires représentent la moitié des auteurs). Il a paru logique de signaler ici toutes les contributions touchant à la bibliothéconomie et à l’histoire des bibliothèques, dans l’ordre des périodes examinées.
L’époque médiévale est étudiée par Christian de Mérindol, qui se penche sur les reliures des bibliothèques princières, leurs couleurs et leur classement à la fin de cette période. Trois contributions traitent des temps de l’humanisme et de la Renaissance. Henri-Jean Martin présente les débuts d’une révolution typographique : l’adoption de la lettre romaine dans les textes manuscrits et imprimés en langue française, ses acteurs et pionniers durant la première partie du XVIe siècle. Louis Desgraves compare librairie et imprimerie à Bordeaux et Toulouse, aux XVe et XVIe siècles, et décrit les relations entre ces deux villes. D. Pallier retrace les étapes de l’institutionnalisation des imprimeurs du roi au XVIe siècle. Trois contributions également sont consacrées au XVIIIe siècle. Dominique Bougé-Grandon étudie les agents de diffusion des livres prohibés à Lyon, colporteurs, étaleurs, boutiquiers et passeurs. Pour Grenoble, Pierre Vaillant examine la fondation de la bibliothèque municipale et ses principaux artisans ; Paul Hamon présente le premier bibliothécaire de cette ville, Guillaume Davaux, précepteur des enfants de France en 1780. Le XIXe siècle est évoqué par Simone Balayé, qui décrit les projets d’agrandissement de la bibliothèque du roi, après les apports révolutionnaires, tels que les avait préparés l’architecte François-Jacques Delannoy en 1824 et 1826.
Sur la période contemporaine se regroupe la majorité des textes. Deux témoignages concernent l’activité professionnelle de Pierre Lelièvre. L’un est apporté par Jean Bleton, l’autre par Marguerite-Marie Untersteller, directrice de la bibliothèque départementale de prêt du Bas-Rhin. Il faut y joindre la contribution de Jean Goasguen qui éclaire une expérience oubliée, celle des bibliothèques régionales. Celles-ci furent esquissées en France entre 1963 et 1965, dans la continuité de projets dont Pierre Lelièvre fut le promoteur dès 1937. Deux études concernent plus particulièrement des bibliothèques que Pierre Lelièvre a dirigées. Agnès Marcetteau-Paul décrit les politiques de lecture publique à Nantes au XXe siècle, des actions pionnières de P. Lelièvre aux réalisations actuelles. Marie-Thérèse Laureilhe rend compte des activités de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, dans les conditions très particulières des années de guerre. À cette même période se rattache l’étude de Paul Roux-Fouillet sur les tracts clandestins, décrivant leur typologie, leurs sources et la collection particulièrement importante constituée par lui à la Bibliothèque nationale.
Les autres études sont thématiques. Dans un article détaillé, Monique Lambert fournit une synthèse sur les bibliothèques des musées français : constitution des collections, diversité des fonds, développement des technologies, place actuelle dans le musée. Jacqueline Rey fait la somme des mutations professionnelles du métier de bibliothécaire. Pierre Marie Belbenoît-Avich traite de l’aide à l’usager, au temps du document électronique. Jacqueline Gascuel-Cart, après avoir rappelé le rôle de Pierre Lelièvre dans le mouvement de construction des bibliothèques, analyse les propos des bibliothécaires en charge de nouveaux équipements au cours des quarante dernières années.
Avec la contribution de Jean-Luc Gautier-Gentès (« Extrémismes et consensus »), l’actualité apparaît. L’auteur poursuit une réflexion sur le pluralisme des acquisitions dans les bibliothèques publiques – qui est aussi une réflexion sur leurs missions. Les arguments pour ou contre la représentation des extrémismes dans les collections sont examinés, ainsi que les méthodes pour parer à toute sur-représentation de courants. Il s’agit de restaurer la fonction réflexive et critique de la bibliothèque, contrepoids à tous les pouvoirs, à tous les dispensateurs d’idées reçues.
Cette présentation, trop rapide hélas, ne couvre pas, bien sûr, toute la richesse des mélanges offerts à Pierre Lelièvre. Ils méritent lecture dans leur entier.