Construire des indicateurs et tableaux de bord

par Thierry Giappiconi
sous la direction de Pierre Carbone. Paris : Tec & Doc ; Villeurbanne : Presses de l’Enssib, 2002. – 256 p. ; 21 cm. – (La boîte à outils ; 15). ISBN 2-7430-0550-6 : 36 €. ISBN 2-910227-45-6

L’exigence de la mise en œuvre d’une démarche d’évaluation s’impose chaque jour davantage aux bibliothécaires. Cette tendance est certes le fait d’un nombre croissant de responsables de bibliothèques soucieux de mieux remplir leur mission de service public, ou/et tout simplement conscients de la nécessité de faire valoir l’efficacité de leur action et de justifier leurs choix de gestion, dans le but d’obtenir les moyens nécessaires au fonctionnement de leur établissement. Mais chacun sait peu ou prou que, si cette exigence ne vient pas des bibliothécaires eux-mêmes, elle viendra tôt ou tard, si tel n’est pas déjà le cas, des autorités politiques et administratives. Le temps du Welfare State est passé. Il n’est plus de saison de présenter des demandes d’attribution de ressources (personnel, crédits d’acquisition, bâtiments, matériel), sans les justifier par une des nécessités tangibles au regard des choix et des priorités des décideurs, ou même de considérer la reconduction des crédits de fonctionnement comme allant de soi. L’époque est au « moins de dépenses publiques », ce qui veut dire, in fine, que seuls se justifient les services publics dont le rôle ne peut être tenu par le marché et que, si tel est le cas, ces services doivent être efficaces et fonctionner au meilleur coût. Outre cette conjoncture politique, il faut encore faire face à des mutations qui demandent des moyens nouveaux (notamment informatiques) qui ne peuvent être obtenus sans arguments solides, ni sans objectifs de résultats tangibles. Cependant, une fois ce constat fait, il n’en reste pas moins que cette démarche ne figure dans la formation des bibliothécaires que de façon partielle et récente.

C’est pourquoi la décision de consacrer une « boîte à outils » à ce thème constitue une initiative heureuse qui, n’en doutons pas, sera appréciée des professionnels des bibliothèques. Le choix de son maître d’œuvre ne le sera pas moins. Pierre Carbone est en effet l’un des meilleurs connaisseurs français du sujet. Il préside le groupe Afnor « Information et documentation », qui travaille notamment à l’actualisation de la norme ISO 2 789 « Statistiques internationales des bibliothèques », ainsi qu’à sa traduction, et participe, depuis sa mise en place, au groupe de travail de l’ISO (International Standard Organization) qui a élaboré et qui actualise la norme ISO 11 620 « Indicateurs de performance des bibliothèques ».

Comme le dit son titre, le but de la collection est d’offrir aux professionnels « une boîte à outils » dans laquelle ils pourront trouver les concepts et les références nécessaires à leur gestion. La première partie ne peut cependant qu’aborder le contexte de la mise en œuvre des outils : la question des enjeux, des acteurs et des partenaires.

La dimension politique de l’évaluation

À cet égard, Bernard Dizambourg souligne à juste titre combien les services communs de documentation des universités (SCD) « présentent toutes les complexités du management des services ». Parmi ces difficultés, figure le fait que l’offre de services « périphériques » à l’offre documentaire (les divers services en contact avec le public) soit composée de prestations largement « immatérielles, souvent peu standardisées et parfois sur mesure ». C’est dire à quel point les critères d’évaluation s’avèrent subjectifs. La difficulté peut être cependant, dans le contexte universitaire, largement surmontée par le fait que les objectifs des SCD sont relativement explicites.

Il en est tout autrement, comme on le sait plus que l’on ne veut le dire, des bibliothèques publiques. C’est pourquoi Dominique Arot rappelle fort opportunément que l’évaluation ne peut être dissociée « d’une vision politique » ; ce qui implique que cette évaluation s’inscrit dans le cadre de l’évaluation des politiques publiques. Or tout le problème de l’évaluation des bibliothèques publiques est que leurs objectifs politiques sont implicites, bâtis sur des présupposés qui forment autant d’idées « constitutives d’une idéologie professionnelle », qui mériterait d’être vérifiés « sans complaisance ».

Paradoxalement, la partie pratique « Mieux répondre aux besoins du public » s’ouvre sur un exemple qui semble, au moins partiellement, ignorer le propos de la partie théorique. Certes, cet article a le mérite de montrer l’intérêt d’une étude auprès du public. L’identification des pratiques, des flux, de la composition des usagers et de l’opinion que ces derniers peuvent avoir des services rendus par la bibliothèque, sont autant d’outils nécessaires à une meilleure maîtrise de l’opportunité des options et des procédures. Mais cette orientation exclusivement « client » atteint vite ses limites. Il s’agit, comme le dit d’ailleurs lui-même Philippe Debrion, « d’une étude portant sur l’observation de l’existant, qui, même si elle peut conduire à modifier certaines actions, n’a pas pour but d’encourager le développement de stratégies prospectives ». En d’autres termes, elle est donc utile, mais subordonnée. Et à quoi peut-elle être subordonnée, sinon à des indicateurs d’impact plus généraux qui supposent des choix et des priorités politiques explicites et concernant non simplement les usagers, mais l’ensemble de la population visée ?

Aborder ainsi la question d’une meilleure satisfaction des besoins (c’est-à-dire les demandes exprimées ou non exprimées entrant dans le champ des objectifs de politiques publiques confiés à l’établissement) risque de créditer l’idée selon laquelle la satisfaction de l’usager serait l’alpha et l’oméga de la gestion publique. Faut-il rappeler que, contrairement à une croyance naïve, la mercatique des organisations commerciales elle-même n’envisage la satisfaction des usagers qu’à partir d’une offre et d’objectifs préalablement définis ? Il eût donc été préférable, pour éviter toute confusion, d’aborder la question de l’évaluation des services par une présentation critique d’exemples d’indicateurs plus généraux reliés à des objectifs et de montrer les différentes combinaisons possibles au regard d’options arrêtées, comme le recommande Dominique Arot, avec l’autorité politique et administrative. Reconnaissons cependant que vu l’état des pratiques existantes, la chose n’était pas simple.

Définir l’organigramme et les priorités de l’établissement

Quittant le domaine des bibliothèques publiques pour un domaine où la finalité des établissements est mieux établie, celui des bibliothèques universitaires, le chapitre consacré par Louis Klee à la présentation du projet « d’amélioration du service public » de la bibliothèque de Nice Sophia-Antipolis replace l’évaluation dans une perspective méthodique dépourvue, cette fois, d’ambiguïté. La mission statistique/évaluation de l’établissement est présentée à partir d’un dispositif stratégique, fondé sur des missions explicitement rappelées dès l’introduction. Louis Klee expose de façon simple et très concrète la « philosophie de management » qui préside à la définition de l’organigramme de la bibliothèque et à l’établissement de ses choix et de ses priorités. Ce faisant, l’auteur ne prétend nullement proposer un modèle reproductible, mais invite au contraire à puiser dans sa démarche une logique et des outils qu’il appartiendra au lecteur d’adapter « à la réalité » de son « université ». On prendra garde à ne pas prendre cette formule comme une formule convenue. Tout dans cette approche de l’évaluation traduit, en effet, la plus grande attention à l’environnement de la bibliothèque : décideurs et usagers. Le choix du terme d’ « université » à la place de « bibliothèque » n’est donc pas indifférent : ce choix rappelle que le management est d’abord et in fine au service de l’université. En d’autres termes, la finalité d’une bibliothèque est sa mission de service public, et non la bibliothèque et les bibliothécaires, ni même, abstraitement, la satisfaction de ses usagers. La finalité de l’université est d’abord de former et de contribuer au progrès de la recherche, et celle de la bibliothèque d’y contribuer (et non de veiller au contentement de ceux qui y travaillent et y étudient ; cette satisfaction n’étant qu’un moyen et, rapporté à des objectifs définis, une mesure de l’adéquation de l’offre aux besoins du public). On remarquera, à cet égard, que si l’on remplace « université » par « collectivité territoriale », la démarche présentée par Louis Klee peut inspirer, tout autant, celle de bibliothèques publiques.

Le chapitre traité par Louis Chauvet rappelle les principes de « gestion des ressources humaines » de plus en plus souvent mise en œuvre, tant par les universités, que par les collectivités territoriales. On constatera une fois de plus que, mis à part les gadgets et les recettes pour hommes d’affaires pressés qui, il est vrai, encombrent la littérature (y compris professionnelle), ces outils découlent d’une démarche de bon sens parfaitement applicable dans le cadre statutaire du service public. Comment, en effet, négliger de définir les postes (l’emploi de chaque membre du personnel dans un organigramme) et les objectifs (les résultats attendus), sans engendrer désordre et sentiment d’arbitraire dans les notations et les propositions d’avancement ? L’exposé est, de ce point de vue, clair et convaincant : il aidera probablement à mieux comprendre (et donc accepter et mettre en œuvre) une démarche qui sera tôt ou tard exigée par l’administration de tutelle. On peut cependant regretter que les exemples d’application à des cas rencontrés en bibliothèques n’aient pas été davantage développés.

En matière d’évaluation des collections, le lecteur trouvera de très utiles éléments de réflexion et d’action dans les exemples vivants et concrets appliqués au cas des périodiques scientifiques, donnés par Montserrat Farguell et Claudine Kleb. Il trouvera de même une très intéressante démarche d’évaluation des collections exposée par Joëlle Muller à partir de l’expérience de la Médiathèque de la cité des sciences de La Villette. Jean Bernon éclaire enfin, sous l’angle technique, les différentes méthodes et possibilités d’évaluation de l’usage des services électroniques.

Le concept de mesure de performance

La dernière partie est consacrée au concept de mesure de performance. Si l’on s’accorde à penser que la notion de « performance publique » recouvre, selon deux logiques interdépendantes qui ne peuvent être dissociées, l’efficacité de gestion interne (ce qui relève essentiellement du contrôle de gestion) et l’efficacité de l’action publique au regard de ses objectifs (ce qui relève de la problématique de l’évaluation des politiques publiques), force est de constater que, seul, le premier aspect du sujet est traité. Cette tâche est dévolue à François Larbre et Véronique Mathieu-Valle, qui s’attachent à convaincre les bibliothécaires de l’utilité de la mesure des écarts entre les moyens (ou ressources) et les produits (ou réalisations) dans la gestion d’un établissement. La construction des tableaux de bord proprement dits est exposée avec beaucoup de bon sens et de simplicité par Marc Maisonneuve. Le dernier chapitre est traité directement par Pierre Carbone qui présente, avec sa rigueur habituelle, la norme ISO 11 620, qu’il a fréquentée et fréquente toujours de près, et rappelle l’étroite relation de cette norme avec la norme 2 789, dont il est aussi un fin connaisseur. Espérons que l’ensemble des bibliothécaires seront désormais convaincus que ces deux documents, le premier bientôt complété par un « rapport technique » traitant des documents électroniques, et le deuxième, dont la révision complète est en cours de traduction, doivent, désormais figurer au rang de leurs principaux outils de travail.

Le livre s’achève sur une conclusion qui revient sur la dimension politique de l’évaluation, et sur les bénéfices que, bien comprise, pertinemment conçue et habilement conduite, elle peut apporter à la gestion et à l’avenir des bibliothèques. Malheureusement, les pratiques d’évaluation sont peu répandues. Ce sont surtout les démarches de type « qualité », voire « qualité totale des services », qui, brûlant les étapes et ignorant la définition du contexte où elles pourraient prendre leur sens, sont mises en avant. La rareté de pratiques méthodiques et cohérentes sur le terrain (du type de celle présenté par Louis Klee) explique la difficulté de faire de cette « boîte à outils » un outil aussi vivant et concret que ses auteurs l’auraient visiblement souhaité. Nous aurions bien tort de leur en faire grief, elle n’en est pas moins, telle quelle, extrêmement utile ; elle complète la littérature française sur l’évaluation et contribuera ainsi à armer des professionnels des bibliothèques de plus en plus décidés à rationaliser et à moderniser la gestion de leurs établissements.