Espace et collections

Les espaces documentaires : une nouvelle approche

Yves Aubin

La collection est définie dans le projet de la bibliothèque en fonction des usages attendus du lectorat, des espaces disponibles, des évolutions de l’un et de l’autre, de l’accumulation des documents dans la durée auxquels il peut être ajouté les contraintes budgétaires et techniques (état physique des documents, matériels de lecture de l’image et du son, adéquation des outils informatiques). Au-delà se posent les questions de la répartition des acquisitions, de leur présentation, de leur conservation et c’est sur ces points que se développera notre réflexion.

Les normes et prévisions

Les normes ministérielles font état d’objectifs à atteindre afin d’assurer une desserte correcte des populations. Elles portent sur les surfaces des locaux, la densité de documents au mètre carré, le nombre souhaitable de documents par habitant, le nombre et la qualification des personnels, les heures d’ouverture avec en conséquence les résultats de l’activité. Ces normes sont construites avec l’ambition de se rapprocher de la part supérieure des résultats atteints par les structures de lecture publique relevés dans les statistiques annuelles de la Direction du livre et de la lecture.

Il est intéressant de rapprocher les prescriptions des objectifs prévus dans le projet du service et des résultats obtenus au regard des moyennes et des données supérieures des statistiques annuelles.

Le tableau

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Profils moyens (données 1999)

permet une évaluation de la « performance » de la bibliothèque par rapport au niveau national. C’est un outil de comparaison avec d’autres bibliothèques. Les profils moyens n’assurent pas qu’une surface, un budget d’acquisition et un nombre d’emplois aboutissent aux résultats cités, ils sont le constat moyen de l’existant. Ces indicateurs ne permettent pas de mesurer les objectifs et la politique documentaire de chaque établissement et donc contraignent à une « auto-évaluation » au regard des attentes et de l’ambition du projet. Cela permet dans une approche « contractuelle » entre les décideurs et les utilisateurs – contrat qui doit être vérifié et validé périodiquement – de mesurer l’impact des orientations, des investissements, des développements.

Espaces publics

La bibliothèque est limitée par ses murs, par les surfaces disponibles pour le stockage et, de là, découlera la réflexion sur l’importance quantitative des collections. La différenciation entre les espaces publics et les espaces des magasins n’a de signification que si l’on pose une stabilité et une séparation des collections puisque l’espace public est aussi le lieu de consultation des documents conservés en magasin. L’espace des magasins conserve usuellement les documents de moindre intérêt et ceux conservés au titre du patrimoine (réserve et documents rares), mais ils restent, avec les restrictions dues à leur statut particulier (patrimonial), partie intégrante du fonds général et entrent dans la réflexion d’ensemble sur la présentation et la communication au public.

L’espace public ne peut être seulement la libre mise à disposition des collections dans le sens magasin en libre accès, mais un lieu qui doit favoriser la déambulation, l’arrêt, la pause assise ou debout, tous termes qui recouvrent des usages et pas seulement une organisation documentaire des connaissances. L’approche comportementale, y compris dans ce que peuvent nous apprendre les règles et fonctionnements du « consommateur », n’est pas ici à négliger mais à valoriser. L’espace public doit pouvoir être un lieu d’accès et de pratiques des collections, déclinées en tant qu’accès à l’information, choix, référencement, utilisation, saisie et conservation des traces et des objets.

Usages d’espace

L’accès aux documents est lié à leur nature physique, à leur emplacement, à la visibilité qui leur est donnée. Si le rayonnage apparaît comme l’unité de stockage la plus rationnelle, cela n’est vrai que pour les livres ou les vidéocassettes et l’alignement, s’il facilite le regroupement par classification alphabétique ou numérique, ne répond que partiellement aux usages. Cela est encore plus vrai pour les documents dont la taille est réduite. Les disques compacts, les DVD, les cédéroms n’ont guère besoin d’un espace de stockage conséquent, mais d’espaces de consultation. On peut observer que plus la taille des objets diminue, plus leur capacité de stockage d’informations augmente, et plus la place nécessaire, en termes d’outils et donc d’espaces, est inversement proportionnelle. Une place assise pour lire un livre n’est guère supérieure à 1,5 m2 ; la consultation de données numériques nécessite un appareil encore encombrant et la surface d’usage peut doubler.

C’est en ayant à l’esprit ces contraintes que les politiques d’accroissement des fonds et des services, confrontées aux limites spatiales, peuvent se construire.

Des espaces sous contrôle

Il ne s’agit pas seulement de gérer des objets, surtout quand ils deviennent immatériels, mais essentiellement des contenus. Ce regard que l’utilisateur pose est bien réel et est une approche intellectuelle du contenu qui reste premier dans le contact avec les objets. L’interface entre l’objet physique et son contenu intellectuel se traduit par la cote. Usuellement alphabétique et numérique, celle-ci systématise un ordre de rangement avec un certain nombre d’approximations dues à la nécessaire répartition des connaissances par grands domaines, hors toute approche par points de vue. Ce qui se traduit dans un espace public est le résultat de l’ensemble des indexations que les professionnels, selon des méthodes d’organisation des connaissances, appliquent en réitérant cet ordre. Des tentatives ont été conduites d’aménager ce classement en en proposant d’autres (ex. : les centres d’intérêt). Dans tous les cas, l’ensemble fini que représente l’espace de la bibliothèque détermine une place et un usage à chaque objet, la cartographie générale et la place relative de chaque sous-ensemble de connaissances. Cette formalisation participe jusqu’alors de la politique d’acquisition et peut influencer l’élimination ou l’acquisition de champs de connaissance ou l’utilisation de ressources (usuels et/ou postes de consultation multimédia).

Se libérer des espaces

Il est toujours un moment où les rayonnages se remplissent, où il n’est plus possible d’en ajouter d’autres au risque de perturber la déambulation des usagers. La première démarche va être d’éliminer les documents les moins pertinents, les plus usagés, obsolètes et inexacts. La deuxième sera peut-être de tenter de « pousser » des domaines moins attractifs (pourquoi le sont-ils ? et pour qui ?) et/ou de présenter des documents à rotation rapide dont l’emprunt soulagera (provisoirement) l’entassement des rayonnages. Et il faudra compter avec les nouveaux engouements, les demandes prioritaires, l’accroissement de la production (merci aux 666 « nouveaux » romans de la rentrée annuelle). Le problème est insoluble si l’on ne repart pas sur d’autres bases.

Si le fonds est l’ensemble des documents (objets et informations disponibles), constitué dans une approche encyclopédique et totalisante des connaissances disponibles, géré par la « charte d’acquisition » et les « protocoles d’acquisition », la collection en est la mise à disposition, le catalogue regroupant l’ensemble des références. L’espace public est à considérer en tant que lieu réel de présentation provisoire d’extraits du fonds et n’est pas la définition et contrainte absolue de la collection. Ce qui est mis en avant ici est la prééminence du contenu du document par rapport au support documentaire.

La bibliothèque a organisé des espaces autour d’un domaine du savoir : les sciences et techniques, les lettres, la société, les arts, la musique, etc., en mélangeant tous les supports. Cette organisation d’un encyclopédisme intelligent tendait à s’intéresser plus aux usages évolutifs de l’appropriation d’un domaine de ce savoir qu’à une accumulation documentaire propre à une gestion des fonds.

Se dessine alors une cartographie documentaire un peu différente qui s’intéresse aux usages désirés ou constatés autour d’un contenu du savoir. Il convient alors de s’interroger sur les procédures d’appropriation d’un domaine, d’un pan de ce domaine, d’une part réduite même. De l’organisation des espaces publics selon un type de rangement décidé en application de normes, on évolue vers l’observation et la détermination des usages, en parallèle au passage du contenant au contenu du savoir, de l’objet à la référence.

Des espaces imaginaires

La bibliothèque, en perdant son statut privilégié de conservatoire du savoir, en devenant un lieu d’usage par des publics, favorise l’appropriation de ce savoir. Il devient alors possible de prendre des chemins de traverse, d’imaginer d’autres regards et points de vue qui embrassent de larges tableaux ou tracent une venelle hors des routes balisées des classifications. Ce qui est proposé ici est de tracer de nouveaux itinéraires des territoires documentaires. Ce qui rassemble des savoirs, a priori différents ou appartenant à des catégories différentes, peut être une thématique (appelée ainsi par défaut) ou un point commun intérieur ou extérieur aux domaines concernés (ex. : le nu dans l’art peut être le point de vue esthétique d’une époque et/ou la relation à la nudité d’une société ; la bataille de Stalingrad est un moment de l’histoire et de l’évolution technique des armes – les orgues de Staline).

Les transversalités entre domaines ne sauraient être une recherche systématique de rapprochement des contraires ou des dissemblances. Elles ouvrent des voies d’appropriation qui peuvent passer par le sensible (recherche du sens), la technologie, l’étymologie ou la philosophie (ex. : le témoignage). Ces approches ne sont pas exhaustives et toutes sélections peuvent être envisagées qui permettent de donner un sens à des découvertes – autrement – d’un domaine du savoir.

L’observation du monde conduit à s’interroger sur les frontières qui séparent notre espace fictionnel et imaginaire du monde réel. Dépassant la notion de domaine, ensemble fini d’une discipline, il s’agit de dessiner dans la matière documentaire des contours variables, ensembles flous, qui rapprocheront des notions telles que le regard, le silence, la mémoire, le nu, le corps, le paysage, l’objet, etc. Cette création bibliothéconomique aura pour conséquence d’enrichir la description intellectuelle des documents (ajouts d’indices ou de mots-clés).

Les espaces d’une représentation

Les sélections ainsi constituées (on peut penser de 100 à 200 références) tout support confondu, mêlant documentaires et fictions, trouveront des localisations signalées dans les espaces publics. En lieu et place de documents déjà classés, un nouveau territoire provisoire pourra s’ouvrir. Destiné à un usage limité dans le temps (3 à 4 mois) il sera accompagné d’un document de présentation et de communication. Ce document évitera le piège de la bibliographie-liste pour décliner l’objet de la sélection en s’appuyant sur les références bibliographiques à l’intérieur d’un rédactionnel argumenté.

On imagine que ces « bibliothèques de l’amateur » (amateur = celui qui aime) trouveront facilement leur place dans la consultation d’un site numérique puisqu’essentiellement réalisées sur une idée. Elles n’ont que la permanence de leur temps de présentation dans les espaces publics, mais peuvent continuer d’exister dans ce monde de la « réalité virtuelle » (oxymoron d’une bibliothèque immatérielle qui n’existe que dans « l’ordre d’apparition à l’image »). Ces présentations numériques auront l’avantage de mêler les sources et les représentations (son, image, texte).

Territoires

La bibliothèque offre un espace disponible limité par ses murs, son budget, ses ressources humaines, etc. Pourtant ces contraintes sont aussi une chance de reconsidérer ses missions différemment de la seule constitution des fonds en intégrant les usages. Cette reconnaissance des usages de la collection comme élément fondateur et légitimant de la bibliothèque doit conduire celle-ci à considérer l’espace dont elle dispose comme un outil, et pas seulement comme une source de contraintes, en construisant ces « zones d’autonomie temporaire ». Les bibliothécaires, ayant maîtrisé le champ clos des espaces physiques qu’ils savent organiser, pourront alors conquérir les multiples espaces d’usages de leur territoire.

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Les fonds (2001)