L’auteur face aux logiques de l’édition multisupports
Quelles évolutions ?
Isabelle Bastian-Dupleix
La création multisupports existe-t-elle ? Comment peut évoluer la législation sur la propriété littéraire et artistique ? Quelle place l’auteur prend-il dans le processus de création éditoriale et quelles peuvent être les transformations de sa relation avec l’éditeur ? Ces questions ont constitué les thèmes centraux de la journée d’étude organisée le 20 juin dernier par l’UFR (Unité de formation et de recherche) des sciences de la communication de l’université Paris XIII 1.
La notion de livre dans l’édition multisupports
Peter Stockinger (EHESS, Inalco-MSH 2) ouvrit plusieurs pistes de réflexion dans sa conférence introductive. Il fit tout d’abord référence à une communication du colloque virtuel « text-e 3 » où Roger Chartier interroge les trois notions essentielles de notre culture du livre – l’auteur, le lecteur et le livre – à l’heure de la textualité électronique : après la mise en question du statut de l’auteur (« la mort de l’auteur » et les hypothèses d’autonomisation du lecteur annoncées par Roland Barthes) et la « crise » de la lecture, c’est la notion même de livre qui est en jeu aujourd’hui.
Grâce aux caractéristiques du texte numérique, le lecteur devient en quelque sorte lui-même auteur, déconstruisant le livre, le personnalisant par un agencement nouveau des segments. En ce qui concerne les droits de l’auteur sur ses textes dans le contexte universitaire, les notions de copyright et copyleft correspondent à deux modèles économiques et à deux conceptions parfois contradictoires : le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche serait favorable à la libre circulation des informations produites par les chercheurs – c’est un patrimoine public qui doit rester public et servir à d’autres productions de connaissances –, le copyright favorisant en premier lieu les éditeurs.
Il existe également une vision académique du web qui semble craindre la désacralisation de l’auteur, alors que cet espace où chacun peut devenir auteur représente davantage un lieu d’échange qu’une université virtuelle. Des personnalités telles que Umberto Eco déplorent le « anything goes », l’absence de filtre et de maîtrise de la qualité.
Nous assistons par ailleurs à une redéfinition profonde de la fonction d’auteur avec la dématérialisation et l’intégration de nouvelles combinaisons de métiers : l’auteur peut devenir son propre éditeur, diffuseur, libraire, publicitaire, critique… Ce fonctionnement hors des circuits structurés a un impact sur l’émergence de communautés virtuelles et de formes sociales d’échanges autour d’un auteur.
La création multisupports existe-t-elle ?
Dans la première table ronde intitulée « La création multisupports existe-t-elle ? », un consensus s’est très vite installé : pour Marianne Dumet (TPS, Télévision par satellite), un auteur ne conçoit pas un contenu sans l’envisager sur un support, il doit se donner un espace où il va imprimer mentalement son texte. Isabelle Rieusset-Lemarié 4 (université Paris X) souligna que si l’on veut garder une logique éditoriale forte basée sur la production et la diffusion d’œuvres et pas seulement d’informations amalgamées, il faut préserver cette culture qui lie profondément un contenu à un support spécifique. Elle fit référence à Walter Benjamin qui parle de « teneur » de l’œuvre : contenu et forme sont indissociables. La reproductibilité technique multimédia invite à reproduire des contenus sur tous supports et tous médias au risque d’aboutir à « l’impensé » de l’articulation au support qui est, y compris sur le plan économique, un échec. Il faut s’inspirer de l’histoire de l’art qui a une culture du multimédia : certains plasticiens utilisent depuis longtemps l’interaction des supports et réalisent des œuvres cohérentes.
Paul Otchakovski-Laurens raconte qu’après avoir utilisé Internet comme une vitrine promotionnelle de sa maison d’édition, il en a découvert toutes les potentialités en accompagnant les initiatives de Renaud Camus qui a créé spécifiquement pour Internet Vaisseaux brûlés, œuvre en perpétuelle création, contenant des liens internes et des cascades de notes. Trois livres imprimés en ont été tirés, mais ils furent un appauvrissement par rapport à la forme originale.
Constance Krebs (éditrice), se basant sur son travail avec des auteurs comme Anne-Cécile Brandenbourger aux éditions 00h00, apporta une nuance en rappelant les contraintes techniques parfois très fortes liées aux œuvres multimédias : pour les commercialiser sous forme de livres numériques à télécharger, il faut parfois réduire le poids des fichiers, le nombre de liens et d’images car les bugs sont fréquents. Certains auteurs parlent d’ailleurs d’une esthétique de la frustration. Les œuvres véritablement interactives connaissent peu de diffusion dans leur intégralité en dehors des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) et des musées.
En ce qui concerne la réception auprès des « lecteurs », Isabelle Rieusset-Lemarié pense qu’elle sera fondamentalement transformée lorsque tout objet sera susceptible de devenir support d’information numérique. La domotique doit inventer des modes de réception agréables pour l’usager.
La propriété littéraire et artistique face à l’édition multisupports
La propriété littéraire et artistique face à l’édition multisupports était le thème de la table ronde suivante, qui réunissait deux juristes français, Dany Cohen et Emmanuel Pierrat, et un éditeur britannique, Charles Mac Gregor (responsable d’un cours d’édition au London College of Printing).
La question récurrente de la définition de l’auteur a été à nouveau posée. Dans la conception et la mise en œuvre d’un cédérom, plusieurs techniques s’enchevêtrent et il n’est pas toujours facile de distinguer qui a fait un apport strictement technique et qui a fait un apport créatif, notamment dans le cas du chef de projet – comparé tout au long de la journée à un architecte. En revanche, ce n’est pas la notion de multimédia qui pose problème : les œuvres cinématographiques par exemple sont le fruit d’une collaboration de différents auteurs qu’on sait identifier : le scénariste, le compositeur de la musique, etc. Le droit français s’est très bien adapté à la multiplicité des intervenants et aux changements de supports comme ce fut le cas dans l’audiovisuel. La question principale est de savoir si l’auteur doit être rétribué pour une exploitation de son œuvre sur un nouveau support, par exemple dans le cas d’une émission TV donnant lieu à une collection de cassettes vidéo.
Charles Mac Gregor précisa que l’ordonnance de 1988 sur le copyright anglais constitue en fait un droit de paternité et d’intégrité. Certains secteurs éditoriaux génèrent si peu de ventes qu’il faudrait s’intéresser sérieusement au modèle d’édition numérique en pyramide préconisé par l’historien du livre américain Robert Darnton, même si ce modèle rend difficile l’identification de tous les auteurs et de leurs droits. Christian Robin (université Paris XIII) ajouta une difficulté supplémentaire : qu’en est-il du logiciel situé au cœur de la pyramide de Darnton ? En effet, une proposition de directive européenne envisage de protéger les logiciels par des brevets qui relèvent de la propriété industrielle – dont la durée de protection est de quelques années seulement.
Une très vive discussion s’engagea alors entre des universitaires-chercheurs et les juristes au sujet de la notion de copyleft. Pour les premiers, il faut distinguer la diffusion du savoir dans un but de recherche ou dans le cadre d’institutions culturelles et pédagogiques d’une utilisation commerciale d’une part et du plagiat d’autre part. Pour les juristes, le droit d’auteur n’est pas conçu pour empêcher la diffusion des œuvres, mais pour l’encadrer et permettre au créateur de financer le fruit de ses réflexions à venir. L’enjeu majeur est la valeur qu’accorde une société aux œuvres de l’esprit. En outre, c’est la survie même des petites maisons d’édition scientifique qui est en jeu, car leur rentabilité correspond de moins en moins aux objectifs des groupes qui les contrôlent. Charles Mac Gregor fit remarquer que Reed Elsevier ayant augmenté de manière scandaleuse le prix des abonnements aux publications périodiques, certains scientifiques refusent de publier dans ces revues et se tournent vers l’édition en ligne. À la question de la rémunération de ces productions intellectuelles en ligne, Dany Cohen suggéra un paiement de l’auteur par l’opérateur économique dont les recettes proviennent des annonces publicitaires : si certains sites sont très fréquentés, c’est bien grâce à l’activité intellectuelle qu’on y trouve.
La relation auteur-éditeur
La dernière table ronde s’intéressa à la relation auteur-éditeur et à l’éventuelle professionnalisation des auteurs. Philippe Bocquillon (professeur en sciences de l’information à Paris VIII) aborda les aspects économiques de cette relation et analysa la manière dont l’édition en ligne met en cause le modèle éditorial traditionnel. Le fait que le contenu puisse être inscrit sur un support ou dématérialisé a deux conséquences : d’une part, le consommateur peut participer à la construction de l’offre et de ce fait, il partage la fonction éditoriale avec l’auteur et l’éditeur ; d’autre part, la disparition du support matériel pose le problème du paiement par le consommateur final. Philippe Bocquillon souligna, lui aussi, qu’un système de financement permanent par la publicité paraît le plus rationnel. Par ailleurs, dans le modèle économique classique, l’éditeur ne supporte qu’une part faible du coût de production d’un titre : il peut donc en mettre un grand nombre sur le marché, ce qui représente le gage d’une certaine diversité culturelle. Avec l’édition en ligne, on assiste à une implication plus importante de l’éditeur dans la fonction auctoriale, avec pour conséquence une augmentation des coûts due notamment au développement du marketing. Dans cette perspective, un autre modèle se met en place, qui incite les éditeurs à réduire le nombre de titres et à miser sur un allongement de la durée de vie de chacun.
Éric Périlleux (auteur et directeur de collection chez Nathan) rappela que l’édition multisupports est une tradition chez Nathan depuis le XIXe siècle. L’édition scolaire subit des contraintes particulièrement lourdes (programmes, modes pédagogiques, temps de conception très court) et l’éditeur incite peu au développement d’autres supports que le livre, tels qu’un site Internet compagnon. Le projet naît généralement chez l’auteur. Très peu d’éditeurs ayant une formation et une culture audiovisuelles, l’auteur apprend « sur le tas ». Quant à l’éditeur, il devient le coordinateur d’une équipe de 10 à 15 personnes, réunissant des scientifiques, des pédagogues et des techniciens. Pour Philippe Clémençot (Vivendi Universal Éducation France), la dimension multisupports transforme les méthodologies du travail éditorial. Pour garder son identité professionnelle, l’éditeur doit faire un travail d’assimilation de nouvelles compétences. Il lui revient également d’évaluer les compétences techniques des auteurs et de leur proposer des formations adaptées – devenant ainsi une sorte de « DRH-auteurs » (directeur des ressources humaines). Par ailleurs, l’auteur ayant souvent une meilleure connaissance du public, l’éditeur est amené à l’impliquer davantage dans le choix des supports, puis dans l’étape de commercialisation. Constance Krebs se dit choquée par cette « utilisation » des auteurs et craint que cette stratégie de formation des auteurs (déjà payés par l’Éducation nationale) n’empiète sur certains métiers de l’édition tels que les correcteurs, metteurs en page, etc. La réponse fut non, il n’y a pas de risque.
Lors de la discussion qui s’engagea sur l’absence de sites réellement pédagogiques proposés par les maisons d’édition, Patrick Altman (éditeur) évoqua son expérience chez Éditronics Éducation qui produit un site de ce type, et constata que la production pédagogique multimédia pose beaucoup de questions : tout est à inventer.
Bertrand Legendre conclut cette journée en relevant avec humour que les intervenants ont largement fait appel au vocabulaire du bâtiment, en recourant fréquemment au terme « architecte », même s’il a été essentiellement question de déconstruction comme métaphore des bouleversements qui traversent le monde de l’édition.