Les bibliothécaires doivent devenir des scientifiques engagés dans leur siècle
La 31e conférence de Liber
Roland Pintat
Les différents intervenants de la 31e conférence annuelle de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) qui s’est tenue à Graz entre les 2 et 6 juillet 2002 1, ont dessiné les contours d’un phénomène inquiétant qui affecte les bibliothèques du vieux continent : à mesure que leur offre documentaire sur le web se développe, s’accroît leur dépendance à l’égard des éditeurs électroniques. Comment enrayer ce phénomène ?
Le développement de l’offre électronique des bibliothèques européennes
D’innombrables projets de diffusion en ligne de ressources documentaires ont été soumis aux participants de la conférence annuelle de Liber. Les bibliothèques les plus avancées dans la mise à disposition de ressources numériques franchissent un nouveau seuil en développant des services en ligne. L’université d’Amsterdam va ainsi mettre en place un service de référence sur le web, grâce à un logiciel de « chat », développé par LSSI, « Virtual reference toolkit » 2.
Force a été aussi de constater que les bibliothèques européennes établissent de nombreuses collaborations, souvent dans un cadre national. Le projet de Bibliothèque danoise numérique, associe la Bibliothèque nationale et les bibliothèques universitaires du Danemark 3. Au Royaume-Uni, la British Library se met au service de la mise en valeur de la province. Dans le cadre du projet « Your place in the nation » 4, elle établit des collaborations locales pour procéder à des campagnes de numérisation qui mettent en valeur un comté ou une ville.
De façon générale, les bibliothèques européennes n’hésitent plus à franchir le cadre national pour établir des partenariats au sein d’organisations spécialisées comme la CENL 5 qui cherche à constituer à moyen terme une infrastructure numérique commune aux bibliothèques nationales européennes.
La Commission européenne s’efforce de coordonner ces multiples initiatives en encourageant l’établissement de standards d’interopérabilité (OAI), ainsi qu’en apportant des concours financiers.
Une inféodation croissante aux éditeurs numériques
Comme l’ont constaté plusieurs intervenants, les bibliothèques du vieux continent voient leur mission de mise à disposition de l’information scientifique court-circuitée par les éditeurs de périodiques électroniques. Elles ne jouent plus un rôle d’intermédiaire entre les lecteurs et le savoir scientifique, mais se bornent à gérer des accès à des collections d’articles en ligne, sur la composition desquelles elles n’ont plus aucune prise. Encore doivent-elles consacrer une part croissante de leur budget à l’achat de licences si elles veulent assumer cette tâche limitée.
Cette subordination des bibliothèques aux intérêts privés est une des manifestations de l’emprise exercée par le pouvoir de l’argent sur la publication scientifique. La globalisation a pour effet, comme l’a démontré Jean-Claude Guédon, de renforcer un modèle où les éditeurs structurent les élites scientifiques par l’intermédiaire des revues. Avec la mondialisation, les éditeurs numériques, conscients de tenir en main la réputation et la carrière des chercheurs, entreprennent de renforcer l’emprise qu’ils exercent sur le champ scientifique en augmentant le prix des revues électroniques. Or, dans les pays européens, la recherche est principalement financée par de l’argent public. Les universités et les États sont donc en droit de jouer un plus grand rôle dans la structuration du champ scientifique et d’imposer un nouveau système de validation de la connaissance. Mais secouer le joug des grands groupes financiers internationaux n’est pas chose aisée, comme le savent les bibliothécaires des anciens pays de l’Est, obligés de recourir à de riches mécènes comme Georges Soros pour accéder à la documentation numérique, et compenser ainsi les immenses lacunes documentaires accumulées pendant l’ère soviétique 6.
Vers un renouvellement des missions des bibliothécaires
Si les bibliothécaires veulent infléchir les conséquences induites par la mondialisation sur la construction et la diffusion de l’information scientifique, il leur faudra repenser radicalement le contenu de leurs missions.
Il importe tout d’abord qu’ils défendent une information scientifique libre de toute contrainte financière dans l’espace public et, pour ce faire, qu’ils précisent les valeurs au nom desquelles ils s’engagent dans la cité, comme l’ont fait les bibliothécaires américains, (représentés à Graz par Marda Johnson 7), en définissant les principes de Keystone 8 : l’information scientifique doit rester un bien public, accessible librement, sans subordination financière d’aucune sorte ; les bibliothèques doivent se sentir responsables de la création de l’information savante et tout mettre en œuvre pour faciliter son élaboration et sa libre publication.
En France, Pierre Le Loarer, directeur de la bibliothèque de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, à travers le projet dont il est le maître d’œuvre (« Manum 9 ») a voulu réagir contre le monopole exercé par les agrégateurs de contenus sur le livre électronique. Avec des partenaires tels que La Découverte, Armand Colin, Dalloz, Dunod, De Boeck ou La Documentation Française, le bibliothécaire français étudie comment mettre en ligne dans le cadre universitaire des manuels déjà publiés en version papier. Les sujets de négociations ne manquent pas : le copyright, les conditions de diffusion et de reproduction (gratuites ou payantes, totale ou partielle), l’adaptation pédagogique des manuels papier au support numérique, etc. Ce travail prometteur a pour ambition de fixer un cadre d’analyse susceptible d’aider les bibliothécaires français dans leurs relations futures avec les éditeurs.
Si les bibliothécaires ont intérêt à s’engager davantage dans l’espace public, ils gagneraient aussi à assumer davantage que par le passé leur rôle de scientifiques. Comme l’ont souligné Jean-Claude Guédon et Elmar Mittler, les bibliothécaires doivent devenir partie prenante de la construction du savoir scientifique, en collaborant plus étroitement avec les chercheurs et ne plus se contenter de dispenser l’information au contact du public. C’est en s’intégrant au monde des chercheurs, en prenant conscience de leurs préoccupations et de leurs difficultés à construire la connaissance de demain dans un contexte de mondialisation financière, que les bibliothécaires parviendront à agir plus efficacement en faveur de la liberté de l’information scientifique.