Le 32e congrès de l’ADBU

Anne-Marie Bertrand

C’est l’université Victor Segalen (Bordeaux 2) qui accueillait cette année le congrès de l’Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU). Selon l’usage, le congrès se déroula en trois phases : une journée consacrée à la vie statutaire de l’association, une journée d’étude et une demi-journée de dialogue institutionnel, le tout sous la houlette bienveillante de Christian Lupovici, réélu président de l’ADBU.

La gestion du changement

La journée d’étude, animée par André Chauvet (société Grand Format), portait sur la gestion du changement (« la maîtrise du changement » fut une expression largement employée) et s’organisait en deux temps, l’un général et théorique, l’autre présentant des exemples concrets chez des acteurs du changement (la BnF, la BPI, l’Enssib).

Remplaçant au pied levé l’intervenant pressenti et défaillant, André Chauvet abandonna quelques instants sa casquette d’animateur pour assumer l’intervention d’ouverture sur « la gestion de l’innovation et du changement. » Intervention convaincante et riche d’expérience(s) qui lança efficacement la journée. Plutôt que d’aligner des lieux communs sur le changement, dit André Chauvet en commençant, il s’agit de repérer ce qui change et d’identifier les conséquences du changement.

Ce qui change dans les organisations, pour les gens qui y travaillent ? André Chauvet analyse cinq changements majeurs. Le travail a changé : il s’est déplacé de la production d’un objet vers le service à rendre autour 1. L’articulation individuel/collectif a changé. Se pose aujourd’hui la question des savoirs individuels au sein des savoirs collectifs ; se pose aussi la question des compétences (concept individuel) : il y a aujourd’hui une dimension individuelle de l’organisation du travail. Troisième changement, l’apparition d’une volonté absolue d’optimisation, avec les concepts de rationalisation, de polyvalence, d’adaptabilité. Quatrième changement, la perte du lien entre l’évolution d’une organisation et ce qui pèse sur son avenir : le poids des facteurs financiers (les « licenciements boursiers », par exemple) fait qu’il n’y a plus de lien entre la qualité du travail fourni et l’avenir du salarié. Enfin, cinquième changement, la subjectivité a envahi les organisations. La notion de compétence, celle de performance sont subjectives : quand l’évaluateur change, les critères d’évaluation changent, l’agent peut être jugé performant par l’un, pas par l’autre ; un comportement peut être jugé « adapté » par l’un, pas par l’autre.

Qu’est-ce que génèrent ces changements ? De l’incertitude, de l’opacité, de l’individualisme. De l’incertitude, des doutes, une tension permanente (« Est-ce que je vais y arriver ? »), un sentiment de précarité. De l’opacité, car souvent la stratégie n’est pas claire, on travaille dans l’urgence, le travail est émietté. De l’individualisme car l’agent a deux solutions (individuelles) pour s’en sortir : tirer les marrons du feu ou exercer son pouvoir de nuisance.

Quelle conclusion tirer de cette analyse ? André Chauvet dit clairement qu’il est légitime que le changement provoque des craintes. Pour lui, accompagner la gestion du changement, c’est traduire le discours managérial ambiant (rationalisation, adaptabilité, compétence, performance…) en discours de l’organisation, en un discours adapté spécifiquement à une organisation dans sa singularité.

Après cette riche intervention, les propos d’Anne-Marie Vonthron (Bordeaux 2) apparurent bien convenus et un peu simples. Traitant successivement de l’attachement à l’organisation et du sentiment d’insécurité dans le travail, elle conclut en soulignant le poids des changements professionnels sur la vie des agents.

Quelques illustrations du changement

L’après-midi fut consacrée à l’intervention de deux acteurs du changement (la BnF et la BPI) et d’un accompagnateur du changement (l’Enssib).

Caroline Wiegandt, directeur des services et des réseaux à la BnF, développa le thème « la gestion du changement technologique en bibliothèque » à partir de l’exemple de la BnF, établissement évidemment en première ligne. Les impacts sur la pratique du métier sont nombreux et importants : Caroline Wiegandt cite ainsi la modification (dématérialisation) du document, la fin de la médiation obligée du bibliothécaire, l’exigence plus grande des « clients » (terme assumé, voire revendiqué) qui ne supportent plus ni le moindre délai, ni d’avoir accès à une notice et non au document lui-même, l’impératif de sélection (« On ne peut plus collecter l’intégralité du dépôt légal imprimé »), les modalités d’accès à l’information en ligne qui posent la question du rôle du catalogue, le problème de la conservation des données numériques, enfin la virtualité des clients : aujourd’hui, le site Gallica reçoit plus de visiteurs que le site de Tolbiac, et plus de la moitié d’entre eux n’ont pas l’intention de se rendre physiquement à la bibliothèque.

Quelles peuvent être les conséquences de ces changements sur l’organisation du travail ? Caroline Wiegandt répond d’une part pour ce qui concerne les agents, d’autre part pour ce qui concerne l’établissement. Du côté des agents, elle identifie une contradiction forte entre la multiplication des compétences requises et la parcellisation du travail, qui induit une sous-utilisation de ces compétences et donc une frustration. Elle souligne la place nécessairement grandissante de la formation continue, mais aussi ses implications : faire remonter les besoins de formation, accepter la formation en temps choisi, donc hors contrôle. En ce qui concerne l’établissement, trois axes sont mentionnés : la nécessité de travailler en réseau (« l’obligation de penser avec les autres »), le besoin de légitimer la stratégie de l’offre en montrant qu’elle rencontre la demande (enquêtes de publics, d’usages, de satisfaction), l’apparition de nouvelles fonctions, notamment de publication et d’archivage.

À l’intersection des changements « parfois obligés » que connaissent l’établissement et ses agents, se trouve, dit Caroline Wiegandt, la gestion du temps : on ne décrète pas le changement, il y a des étapes indispensables, des temps incompressibles – les processus de changement reposent essentiellement sur le management intermédiaire et sa capacité d’explication et de persuasion. Réussir le changement technologique implique de l’écoute et de la communication, conclut-elle.

Isabelle Dussert-Carbone, adjointe au directeur de la BPI, ne pouvait que l’approuver, elle qui exposa sans langue de bois l’étude de réorganisation de la BPI, aujourd’hui encore « work in progress ». Pourquoi réorganiser ? Parce que la BPI a connu, depuis quelques années, des changements considérables et nombreux : des travaux de rénovation, la nouvelle mise en espace des collections, l’intégration des documents électroniques, un nouveau SIGB, l’éclatement des bureaux du personnel sur deux sites, l’ARTT, sans oublier une nouvelle équipe de direction. Une étude d’organisation a été lancée, menée avec l’aide d’un consultant, Coaching Group, la direction de la BPI souhaitant être accompagnée dans la conduite du changement. Isabelle Dussert-Carbone détailla le processus de cette étude, son calendrier, ses méthodes et ses conclusions. Les scénarios d’évolution portent, sans surprise, sur l’organigramme, le management, la communication, l’organisation des temps de service public. La gestion du changement, ici, semble surtout consister à gérer les réactions hostiles du personnel aux propositions de Coaching Group. Les travaux se poursuivent.

Dans un registre tout différent, Raymond Bérard, directeur des études de l’Enssib, avança quelques réflexions sur l’évolution de la documentation universitaire et les conséquences sur l’offre de formation de l’Enssib. Deux registres sont à prendre en compte. D’une part, la formation à l’Enssib a changé, abandonnant « la formation purement instrumentale de l’ENSB » et prenant notamment en compte la formation à la gestion des ressources humaines. D’autre part, et surtout, l’Enssib souhaite aujourd’hui mieux cerner les « besoins et problématiques de la profession ». Il faut mettre en place des outils, souligne Raymond Bérard, pour permettre l’adaptation permanente des formations : des outils de recensement des besoins, de mise en commun des expériences, d’évaluation de la formation dispensée et de la pédagogie mise en œuvre. Ce travail d’observation, de recensement, d’évaluation pourrait être assuré par un « observatoire des métiers des bibliothèques », centré sur les catégories A (que forme l’Enssib). Cet observatoire, explique encore Raymond Bérard, n’assumerait pas seulement un travail de veille, d’évaluation et d’expertise : il serait aussi une plate-forme permanente pour les échanges entre l’Enssib et les professionnels et pourrait donner naissance à un réseau de bibliothèques partenaires, accueillant des stagiaires et fournissant des formateurs.

Avant d’en appeler à la création de ces partenariats, Raymond Bérard n’esquiva pas l’analyse des difficultés présentes, depuis le pyramidage des corps jusqu’à la défaillante gestion des compétences, en passant, bien sûr, par le problème nodal de la gestion prévisionnelle des effectifs.

Le dialogue institutionnel

Nourri par Bernard Belloc, premier vice-président de la Conférence des présidents d’université (CPU), et Jean-Marc Monteil, nouveau Directeur de l’enseignement supérieur (qui effectuait là sa première sortie officielle dans le monde des bibliothèques), le dialogue fut animé. Après une brève passe d’armes entre Bernard Belloc et Christian Lupovici à propos d’un texte élaboré par la CPU sur la documentation à l’université (démarche à laquelle, rappela Christian Lupovici, aucun professionnel n’avait été associé), passe d’armes pacifiquement conclue par une offre mutuelle de dialogue et de mise en place d’un groupe de travail commun CPU-ADBU, le dialogue se centra sur la question primordiale de l’intégration à l’université.

La nécessité de l’intégration des services de documentation dans l’université est reconnue par tous, tel fut le postulat de départ de Bernard Belloc : intégrer l’action des bibliothèques dans les politiques d’établissement est la seule manière d’accompagner le changement à la fois dans les bibliothèques et dans les universités. Cette intégration, reconnaît-il, pose deux problèmes : le fléchage des moyens, la reconnaissance d’une certaine spécificité des personnels de bibliothèque. Ces deux problèmes fournirent, on s’en doute, l’essentiel de la matière des interventions de la matinée.

La fin du fléchage des crédits 2 est revendiquée par la CPU pour deux raisons : l’une est de donner aux universités une meilleure visibilité de leurs moyens réels, l’autre est d’obtenir l’adhésion des conseils de l’université, en transcendant les clivages internes, les cloisonnements et les spécificités. C’est le même raisonnement qui est tenu pour la reconnaissance (ou la non-reconnaissance) des spécificités des métiers de bibliothèque : la spécificité est un handicap pour la stratégie d’intégration. Il faut, dit Bernard Belloc, réfléchir à un référentiel des métiers de bibliothèque et bien identifier ce qui est spécifique et ce qui ne l’est pas.

Les participants au congrès réagirent, on s’en doute, à ces propos en soulignant d’une part que cette mise en cause du fléchage des moyens et de la spécificité des métiers provoque l’inquiétude et un sentiment d’insécurité parmi les personnels des bibliothèques, d’autre part que les pays où les universités sont complètement autonomes envient à la France sa capacité à coordonner les acteurs au niveau national.

D’une certaine façon, Jean-Marc Monteil adopta une position médiane, une sorte de « oui, si… » à l’intégration. Oui, si les établissements sont forts et structurés. Oui, si le niveau local est capable de traduire les orientations nationales. Oui, s’il y a une réelle évaluation. Oui, si la globalisation signifie responsabilisation. Oui, si la proximité c’est la responsabilité – mais « si la proximité c’est la connivence, c’est une catastrophe ». Bref, dit-il, la question du fléchage n’est pas une question doctrinale : il s’agit de savoir quel est le meilleur choix d’organisation pour la mise en œuvre d’une politique.

Relancer le dialogue CPU-ADBU, travailler ensemble, tenter des expérimentations : à la fin du congrès, tous les acteurs semblaient « preneurs de démarches pragmatiques », conclut, en s’en félicitant, Christian Lupovici.

  1. (retour)↑  On se souvient qu’IBM affirme dans ses publicités vendre non pas des ordinateurs mais des solutions.
  2. (retour)↑  On m’autorisera, j’espère, à ne pas employer le terme « défléchage ».