Editorial

Anne-Marie Bertrand

La bibliothèque a-t-elle un rapport avec la création ? Les bibliothécaires, pour leur part, l’affirment : le soutien à la création fait partie des missions habituellement reconnues aux bibliothèques publiques ; la conservation et la diffusion de la création littéraire, artistique, scientifique est du ressort de toutes les bibliothèques ; les bâtiments mêmes des bibliothèques sont des créations.

Certains écrivains, eux, ont une vision plus nuancée, moins positive du rôle des bibliothèques. Les collections des bibliothèques, certes, forment des matériaux indispensables à la création qui se nourrit du « déjà là », comme l’analyse Julien Gracq : « Malgré les apparences, la littérature s’écrit en réalité à deux mains, comme la musique de piano. La mélodie verbale s’enlève et prend appui sur une basse continue, un accompagnement de la main gauche qui rappelle la présence en arrière-plan du corpus de toute la littérature déjà écrite. »

Mais la bibliothèque est aussi vue comme un mausolée, un embaumement, un sépulcre, la négation même de la vie : « Dieu sait si les cimetières sont paisibles. Il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque. Les morts sont là : ils n’ont fait qu’écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et d’ailleurs on ne connaît leur vie que par d’autres livres que d’autres morts ont écrits sur eux. »(Jean-Paul Sartre.)

La bibliothèque comme cimetière ou comme refuge ? Qu’on pense aux ouvrages des éditeurs distribués par les Belles-Lettres, disparus en fumée et dont certains ne seront jamais réimprimés ; qu’on écoute ce témoignage d’un auteur, anonymement cité par le rapport Borzeix : « Mes livres sont là, ne sont que là. C’est le seul endroit où mon œuvre existe dans sa continuité. Dans les moments où je ne publie pas, je vais dans les bibliothèques pour me rassurer : là je suis vivant, là l’auteur ne meurt pas. »

Si la bibliothèque glace, si sa permanence fige, elle est ainsi également une réserve, un réservoir, un abri, une mémoire – d’où peut jaillir de nouveau la création, l’écriture, la poésie. « La poésie se fait dans la mémoire, elle est faite d’abord de notre mémoire. »(Jacques Roubaud.)

Jacques Rolland est mort en août 2002. Rédacteur en chef du BBF en 1989 et 1990, il était un éditeur attentif de l’œuvre d’Emmanuel Levinas. Il fut notamment l’un des artisans du colloque de Cerisy qui fut consacré au philosophe en 1986 et avait récemment publié Parcours de l’autrement (PUF, 2000). Le BBF s’associe à la peine de sa famille.