Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle

par Jean-Claude Utard

Nathalie Ferrand

Paris : PUF, 2002. – 382 p. ; 22 cm. – (Écriture). - ISBN 2-13-051634-3 – 27,50 €

Les historiens de la lecture ont déjà démontré que le XVIIIe siècle constitue une époque charnière où s’élargit considérablement le public des lecteurs et où, surtout, les formes d’appropriation de la lecture se diversifient. Se fondant sur des analyses quantitatives et descriptives et sur des grilles d’opposition entre lecture silencieuse et orale, individuelle et collective, extensive et intensive, ils constatent l’évolution rapide des manières de lire selon le nouveau modèle d’une lecture silencieuse. Cette dernière connaît une progression rapide, fondant également une intimité nouvelle, ce qui amène certains de ces historiens (Roger Chartier, Reinhard Wittmann) à s’interroger sur une « révolution de la lecture » au cours de ce siècle.

Une approche stimulante

C’est à une autre approche, complémentaire et stimulante que nous convie Nathalie Ferrand, puisque son propos est de saisir les scènes de lecture et l’ensemble des références aux livres qui existent dans les romans français du XVIIIe siècle.

Plus de cent cinquante œuvres sont donc analysées sous cet angle, du Télémaque de Fénelon (1699) au court roman intimiste paru en 1806, Sir Walter Finch et son fils William de Mme de Charrière. Ce corpus, souplement délimité, prend également en considération les adaptations-traductions de romans étrangers, depuis Robinson Crusoé de Defoe (1719) jusqu’aux Ultimes lettres de Jacopo Ortis d’Ugo Foscolo (1802), puisque tous ces ouvrages sont en quelque sorte « naturalisés » et versés au fonds commun de la littérature romanesque de l’époque (la liste complète de ces romans est donnée en fin de volume, avec une importante bibliographie et un index des auteurs cités).

Le premier constat, rapide, est que les romanciers du temps « ont peuplé leurs récits de lecteurs, saturé leurs espaces imaginaires de livres et de bibliothèques ». Repérer et analyser toutes les mises en fiction et représentations de la lecture, du livre et des bibliothèques qu’on trouve dans ces œuvres, en examiner le fonctionnement dans la construction du récit, c’est donc rencontrer le « processus d’affirmation et de légitimation esthétique d’un genre qui était en train de bouleverser la lecture et le marché du livre en Europe ». Cette étude nous fait alors assister au débat interne sur la littérature et le roman et répond finalement à la question suivante : « Comment le romanesque a-t-il écrit une partie de son histoire et remporté l’une de ses batailles littéraires à coup de scènes de lecture, à travers ses personnages lisant et leurs collections de livres ? ».

La riche matière recueillie s’est, selon Nathalie Ferrand, d’elle-même agrégée en trois pôles : la leçon de lecture, l’expérience même de la lecture et, enfin, la collection ou la bibliothèque.

La leçon de lecture

Si, dans le roman baroque, les héros sont trop occupés par leurs aventures et leurs amours pour lire, il n’en est pas de même dans le roman du XVIIIe siècle. Et la première rencontre se fait, tout au long du siècle, par la scène de la leçon de lecture. Celle-ci marque le début d’un itinéraire qui transforme individuellement le personnage. Lire, c’est parvenir, et cette proposition trouve naturellement sa place prépondérante dans le roman d’ascension sociale : les personnages de Gil Blas chez Lesage, d’Edmond chez Rétif de la Bretonne (Le Paysan perverti) ou de Jacob chez Marivaux (Le Paysan parvenu) racontent cette épreuve qui les engage dans la voie d’une métamorphose.

Une seconde catégorie de leçons se place sous l’autorité de la relation pédagogique. Dans nombre de romans, l’éducateur est d’abord un maître de lecture, celui qui choisit les bons livres, propose un plan méthodique de lecture et celui dont il faut aussi s’émanciper, ne serait-ce que pour éviter sa séduction… Ce sont Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse, Ferriol dans L’Histoire d’une Grecque moderne de Prévost. Mais à côté de ces pédagogues, il existe aussi des personnages réfractaires à la lecture. Sauvages, brigands ou flibustiers analphabètes, ils permettent d’introduire un débat sur l’utilité ou non de la lecture et offrent ainsi une tension que le héros résout positivement, en choisissant de lire, évidemment. Et ils finissent eux-mêmes par succomber : le Huron de L’Ingénu de Voltaire fait ainsi l’expérience des livres et des bibliothèques.

L’expérience de la lecture

Mais le XVIIIe siècle est également à la recherche d’une définition de la lecture. Les romanciers du Siècle des lumières décrivent mille et une façons de lire et, à partir des années 1760, l’expérience de la lecture passionne les auteurs. Tous, même si leurs réponses varient, sont à la recherche des règles et des exigences d’une lecture réussie. Et le roman se fait alors le laboratoire de cette expérience. Il propose un plaisir de lire, au départ assez grave et distancié, mais qui se transforme petit à petit en « douce volupté du retour sur soi et de la réflexion personnelle », des lieux (la campagne, la solitude, la tombée de la nuit sont jugées plus propices à la lecture) et finalement des critères où la conscience esthétique et l’appréciation du texte et de ses moyens l’emportent, à la fin du siècle, sur la moralité des actions décrites. Diderot, dans son Éloge de Richardson, démontre que le lecteur de roman est un sujet disposant pour juger ses lectures d’un critère universel : « l’effusion puissante du sentiment et la conscience esthétique d’avoir affaire à une œuvre de l’art » comme le résume Nathalie Ferrand.

Cette ambition de comprendre l’acte de lire se double d’une volonté de comprendre l’expansion réelle du genre romanesque. Or, si on lit dans toute l’Europe les mêmes romans, en revanche, dans les romans, lire en Espagne, en Angleterre ou en France, ce n’est pas la même chose. Il se met en place une carte imaginaire de la Romancie où les Anglais sont vus comme lecteurs méditatifs et expérimentaux, les Espagnols comme lecteurs extravagants et le Français comme voulant à tout pris être à la mode et ne rien laisser échapper : « […] pour ne pas demeurer en retard, saisit-il tous les moments qui se présentent. Il lit pendant qu’on le papillote, pendant qu’il se promène, quelquefois tandis qu’il dîne, _ presque toujours quand il s’endort » écrit ainsi Caraccioli dans L’Europe française. Mais ce chapitre, le plus long de l’ouvrage n’en reste pas à l’étude divertissante de ces clichés ; il examine la lecture des livres d’utopie ou celle des livres définis comme livres de volupté ou de sagesse et se clôt sur l’étude des métaphores du livre et du roman.

Bibliothèques et collectionneurs

Enfin, la dernière partie présente les bibliothèques et leurs collectionneurs. La bibliothèque est d’abord le lieu… où on ne lit pas, sauf les titres au dos des couvertures. Pour lire, il faut aller ailleurs, à la fenêtre, dans sa chambre, au bois… La bibliothèque, dans ces romans, a donc pour fonction d’énumérer des titres, des œuvres et de représenter ainsi, symboliquement, les personnages, y compris dans leur dynamique sentimentale. C’est ainsi que les diverses bibliothèques de La Nouvelle Héloïse accompagnent les destins des quatre protagonistes, entre amour et amitié : l’amour rend critique et veut diminuer la bibliothèque (celle de Julie que Saint-Preux veut censurer) alors que l’amitié les augmente (Claire donne des livres à Saint-Preux et Milord Édouard à Wolmar). Mais la bibliothèque peut être le lieu de l’action romanesque et la présence fréquente de sa représentation, sous forme de gravures, rend saillant le fait que, dans nombre de romans, un épisode décisif de la destinée des personnages s’y joue. C’est le cas dans Cleveland de Prévost ou dans les Contes moraux de Marmontel.

C’est enfin un espace générique, qui incorpore aussi, ostensiblement, la littérature, crée des liens avec le passé et le présent de celle-ci et procède enfin d’un acte de foi du romancier, bien résolu à y figurer, quitte s’il le faut à la diminuer, à la réduire car « réduire la bibliothèque, c’est exactement écrire ».

Michel Delon, dans sa préface, condense en une formule rapide la thèse de cet ouvrage : « Le livre s’affirme dans le champ social, en même temps que le roman dans le domaine littéraire. » Cette étude vient donc utilement compléter les travaux historiques cités plus haut et renforcer l’impression que le Siècle des lumières a été ce moment d’une révolution des pratiques de la lecture : la lecture silencieuse mais aussi la lecture romanesque, avec les implications esthétiques et individuelles qui s’y attachent, y ont acquis leurs légitimités. Ce mouvement de légitimation a, par ailleurs, largement contribué à fonder un nouveau paradigme de la lecture qui a perduré jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle et à la remise en cause actuelle de la culture littéraire et de la prépondérance du roman.

Au-delà de cette thèse, Nathalie Ferrand nous fournit également un livre foisonnant. Il incite fortement à lire et à relire des auteurs, certains très connus, d’autres un peu oubliés, voire méconnus. Et il rappelle enfin que les écrivains possèdent un savoir sur ce qu’ils font et sur les questions importantes de leur époque et que le roman est, à sa manière, avec les outils narratifs qui sont les siens, ses intrigues et ses personnages, un instrument de connaissance inestimable qu’il faut savoir interroger.