La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd'hui
En 1998, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli intitulaient le dernier volume de L’histoire culturelle de la France, consacré au XXe siècle, Le temps des masses 1. L’année suivante, le Dictionnaire de l’histoire de France de Sirinelli 2 n’omettait pas de dédier un article à la culture de masse, caractérisée, pour résumer, par un mode de production adapté aux normes de la fabrication industrielle, et par une diffusion par le biais de technologies de diffusion massive.
Aujourd’hui, avec six universitaires français, ils complètent leur propos. Dans son introduction, J.-F. Sirinelli donne les objectifs de ce livre : l’un d’eux est de justifier l’intérêt de l’historien (terme que les auteurs n’emploient pas) pour la culture de masse, domaine où interviennent plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, et mettre en avant l’importance de la jeune histoire culturelle. En écho, Jean-Pierre Rioux, dans la conclusion, revendique pour cet ouvrage l’agencement d’un livre d’histoire.
États-Unis, Belle Époque
Jacques Portes, dans sa présentation de « L’horizon américain », offre des points de comparaison. Il cherche les origines de cette culture dans les spectacles de théâtre, mais laisse rapidement de côté les « romans de gare » (Dime Novels), qui trouvèrent un grand succès après la guerre de Sécession. Il présente les succès du théâtre au XIXe siècle, puis du cinéma et de la musique. La culture des masses aux États-Unis est d’abord le résultat d’une formalisation et d’une centralisation, même si le cinéma, lui aussi géré de cette façon, ne fut jamais complètement uniformisé, même du temps de la censure la plus dure.
Auteur par ailleurs de La lecture et ses publics à l’époque contemporaine : essais d’histoire culturelle 3, Jean-Yves Mollier décrit « le parfum de la Belle Époque » française en s’arrêtant essentiellement sur les instruments de diffusion de cette culture de masse, qui « multiplie les raisons pour l’individu isolé de se sentir partie prenante de la société qui l’entoure » et dont il n’oublie pas la dimension ludique. Il énonce des thèses nettes sur la périodisation de son développement et de ses moyens de diffusion ; à travers ceux-ci, il décrit un processus d’acculturation et d’assimilation, et met en discussion de façon convaincante « le caractère fondamentalement nouveau de la culture de masse apparue dans la seconde moitié du XXe siècle […] ». Dans la continuité de l’école laïque et ses manuels diffusés dans tout le pays, la presse, à partir de 1863, contribue à l’acculturation des Français. Les romans populaires, en feuilleton, en cabinets de lecture, puis en 1838 en livre à bas prix, voient leur public s’élargir. L’auteur propose aussi un panorama du divertissement parisien à la Belle Époque, feuilleton, opéra, théâtre, caf’conc’, chansons de rue, cafés de quartiers... Les Expositions universelles (« industrie du plaisir » selon Walter Benjamin) attirent les foules, et comme tous les autres médias de diffusion d’une culture de masse, contribuent à donner aux Français l’impression d’appartenir à une nation unie.
L’intérêt de J.-F. Sirinelli dans son étude des adolescents des années 1960, « le coup de jeune des sixties », est la dilatation géographique et la variabilité chronologique de l’objet étudié. Des facteurs historiques expliquent l’apparition d’une culture des adolescents, adaptée tout d’abord de celle qui est née aux États-Unis, puis influencée un moment par l’Angleterre.
Cinéma, musique
Christian-Marc Bosséno brosse dans « Le répertoire du grand écran : le cinéma “par ailleurs” » l’histoire du cinéma en France et de ses modes de diffusion, dans une approche historique ; il laisse de côté l’histoire artistique des films au profit de celle des structures et de l’aspect commercial. Il décrit les processus commerciaux, techniques et culturels qui se développent jusqu’à nos jours. Il relève les particularités du septième art : tout d’abord un aspect industriel originel, mais aussi une massification du public du bas vers le haut. L’auteur s’arrête aussi sur l’appartenance du cinéma, simultanément, à la culture de masse et à la culture d’élite, et sur la « légitimation “culturelle” du septième art », à travers, avant comme après la guerre, différentes formes de cinéphilie, les ciné-clubs, et les revues spécialisées. Il relève enfin la séparation récente du cinéma de son support : avec la télévision d’abord, puis la vidéo et le DVD, le support de diffusion principal n’est plus la projection en salle.
Ludovic Tournès, dans « Reproduire l’œuvre : la nouvelle économie musicale », domine la méthodologie et présente clairement les enjeux d’une histoire culturelle et de son objet, ici, la culture des masses. Au-delà des progrès techniques, il s’attache à la « formation du paysage symbolique d’une société ». Il présente une préhistoire de la musique des masses dans les music-halls, qui les premiers familiarisent les auditeurs à un nouveau format, l’écoute d’une suite de morceaux courts, préfigurant les cylindres puis les disques. L’histoire de la musique reproduite, avec les interactions des musiques venues des autres pays qui ne gomment jamais une originalité française bien assise, complète et croise souvent les articles précédents.
Les réactions des intellectuels
Dans « Résistances », Jean-Pierre Rioux s’intéresse aux réactions des intellectuels, spécialistes ou non des sciences humaines, à la massification de la culture. Il peut regretter le manque d’études sur le sujet, et donc, la pauvreté du socle sur lequel peuvent s’appuyer les chercheurs et « intellectuels à succès » pour leurs études ou leurs essais. La culture relève en France plus qu’ailleurs de l’espace public, nous montre Rioux, qui relève un certain nombre de conséquences comme de concomitances intéressantes. Il n’omet pas d’étudier la position de l’école laïque vis-à-vis de la culture de masse : elle a été « la seule institution qui fit continûment de la résistance ». Il revient aussi sur la « culture pour tous » et les efforts soutenus en France pour une culture populaire et une éducation du peuple jusqu’au déclin, amorcé dans les années 1960 : Universités populaires d’abord, lecture publique et théâtres, mais bien d’autres mouvements aussi, défendirent un « droit à la culture », une « culture commune ». Ouvrant de nombreuses voies de recherches, dont certaines sont rêvées plus que proposées car sans doute impossibles, J.-P. Rioux décrit ainsi les modes de protection d’une culture spécifique, ou supérieure, face à une culture de masse méprisée ou rejetée.
Presse, radio et télévision
C’est Christian Delporte qui, dans « Au miroir des médias », étudie la presse, la radio et la télévision qui « sont au centre des charges de ceux pour qui la culture de masse est source d’uniformisation et de médiocrité des contenus, voire d’aliénation des individus ». Un survol rapide de l’histoire de la presse est rythmé par celle de la radio, et entre radios publiques et privées (pour qui la radio est aussi un produit commercial), une histoire de la question suivante : « Cultiver ou divertir ? Éduquer ou se laisser porter par le goût des masses ? ». La télévision prend la première place au milieu des années 1960, et les programmes « offrent un fonds commun de référence ». La situation se modifie ensuite profondément mais, pour l’auteur, la télévision, relais et producteur de culture, est bien en phase avec sa « triple mission : informer, cultiver, distraire ». De manière claire, Delporte identifie les intérêts et les enjeux de ces médias, qui ont subi de profondes mutations au cours de leur histoire. L’histoire des médias rejoint l’histoire de la culture de masse.
Le temps libre, la publicité
Dans « Les usages du temps libre », André Rauch, dans un désordre apparent, choisit de faire des instantanés : tourisme automobile, loisirs sportifs, camping, voyages aériens, guides touristiques, parcs d’attraction, résidences secondaires, médias (à travers une histoire de la retransmission et du reportage sportif), et bien d’autres aspects encore sont cités ou étudiés. Il cherche à couvrir tous les aspects des loisirs de masse, en plaçant au centre de son étude la « temporalité, c’est-à-dire l’aménagement du temps sociétal au cours du siècle ». Il s’intéresse aux rythmes collectifs, et relève que « les loisirs de masse ont précisément pris leur essor dans ce sentiment d’appartenir à une collectivité qui partage les mêmes rythmes et qu’animent les mêmes préoccupations ». C’est cette origine qui justifie pleinement la présence de cette étude dans l’ouvrage. Il met en valeur l’évolution des enjeux et même de l’idéologie des loisirs. Moins découpé chronologiquement que d’autres contributions, il n’évite pas les répétitions.
Christian Delporte enfin, dans « De Bibendum à Culturepub : la publicité à la conquête des masses », identifie avec les autres auteurs de ce livre ce qui contribue à constituer un « socle commun de références » pour une « culture du plus grand nombre ». Les affiches, les slogans, la publicité dans les médias sous toutes ses formes, présentés comme toujours dans une approche historique, ont bien sûr leur place. Les ennemis de cette culture sont toutefois mal identifiés : les « plus farouches pourfendeurs de la notion de culture de masse », apparus p. 433, sont-ils les mêmes que les ennemis de la publicité, « illustration même des mécanismes pervers de la culture de masse » ? L’intérêt de cet article, comme de tous les autres, est de proposer une étude de l’objet, et non pas une critique qui pourrait refuser de voir dans l’un ou l’autre des aspects de la culture de masse abordés ici une notion existante et un objet d’étude.
Chacun des auteurs met en avant les progrès techniques permettant à chaque média de transmettre la culture de masse : pour la presse, au XIXe siècle, l’évolution culturelle est relayée par le progrès technique des rotatives. De même, la culture des adolescents décrite par J.-F. Sirinelli se massifie par l’intermédiaire de la radio grâce au progrès industriel : le transistor. Pour Ludovic Tournès, l’élément central d’une culture de masse musicale est la reproduction des œuvres, induisant une approche de la musique profondément modifiée : mais il ne souhaite pas s’arrêter seulement à cet aspect réducteur de la culture de masse.
La fin de la culture de masse
Le traitement séparé des divertissements de masse laisse de côté certains aspects, comme par exemple la concurrence entre eux, citée rapidement par Ludovic Tournès. En revanche, une question intéressante apparaît dans son article comme dans celui de J.-P. Rioux : la fin annoncée de la culture de masse. Celle-ci, née il y a moins de cent cinquante ans, est concurrencée, dans le domaine de la musique, par une approche profondément modifiée, et une individualisation croissante, visible dans la création comme dans la diffusion (avec Internet). Dans le domaine de la télévision, Rioux, avec quelques rares critiques, identifie dans Loft Story cette même fin. Pour Christian Delporte, il s’agit, dans tous les médias, d’une segmentation toujours plus fine des publics, même dans la télévision, « principal média de masse », à laquelle bien peu aujourd’hui restent réfractaires : « S’agissant des médias, la question centrale dans la société française post-industrielle n’est pas la dualité entre culture des élites et culture de masse, mais bien plutôt l’affirmation massive de la personnalisation de la culture. » Rauch, pour les loisirs, montre une oscillation entre massification et individualisation. La publicité est l’exemple le plus clair : pour assurer l’acte d’achat, il faut toucher individuellement le consommateur.
Culture de masse/culture populaire
Le lecteur non averti – ce livre, par sa présentation et l’effort de réduction des notes, s’adresse à un large public – regrettera peut-être le manque de précision, au long de l’ouvrage, dans la distinction entre « culture de masse » et « culture populaire ». Jacques Porte s’arrête un instant sur les expressions américaines popular culture et mass culture. Jean-Yves Mollier étudie les médias et institutions touchant le public le plus large : il définit le Petit Journal de Polydore Millaud, né en 1863, comme « journal non politique, populaire par son prix et le type de traitement accordé à l’information » : le journal, « produit de large diffusion et de consommation de masse », ne l’est-il que parce qu’il s’adresse, par son prix, son traitement du fait divers et le type de feuilletons qu’il propose, à un public populaire ? La remarque vaut par les autres médias d’acculturation étudiés par l’auteur. Christian-Marc Bosséno, dès le début de son « répertoire du grand écran », distingue un peu vite les deux cultures, de masse et populaire, par le « caractère industriel » originel de la première. La cinéphilie des années 1920 est « massive et populaire », mais les revues spécialisées sont « moins “grand public” qu’il n’y paraît », alors que les cinéromans « dessinent une culture “populaire” ». Ainsi la méfiance de Malraux vis-à-vis du cinéma, pour qui « le cinéma s’adresse aux masses », et pour qui c’est le théâtre qui est « populaire », aurait mérité qu’il s’y arrêtât. L’opposition entre culture de masse et culture d’élite, appliquée au cinéma, n’apparaît que dans une citation ; dans sa conclusion, J.-P. Rioux conclut d’ailleurs : « Aucun auteur, du même coup, n’a pu dégager une logique constante d’opposition entre culture d’en haut et d’en bas, savante et vulgarisée, élitaire et massive, “médiatique” et “populaire” ».
Ludovic Tournès, lui, au milieu de l’ouvrage, se penche longuement sur les difficultés que peut poser à l’historien l’étude de la « culture de masse musicale ». Il signale « l’indéfinition conceptuelle de la notion de culture de masse » et les idées réductrices qu’il lui est nécessaire d’éviter « concernant la culture de masse. La première consiste à en faire la culture populaire de l’époque contemporaine » : et c’est pourquoi il s’applique à faire entrer dans son étude les évolutions de la musique « savante » ; la deuxième « consiste à ne voir dans la culture de masse qu’un mode de production industriel diffusant des objets standardisés à destination d’un public supposé passif et incapable du moindre regard critique sur ces produits imposés d’en haut » : il faut pour cela s’intéresser à la réception des objets culturels, ou plutôt à leur appropriation. « Enfin la troisième idée réductrice sur la culture de masse consisterait à n’y voir qu’un phénomène quantitatif », le seuil de massification étant impossible à fixer. De même, au fil des contributions, la culture de masse se confond épisodiquement avec le loisir de masse, ou le divertissement de masse, laissant parfois une place au sport spectacle. Chez J.-P. Rioux, lorsqu’il étudie les résistances de l’école, peut apparaître une « culture de loisir et de divertissement ».
Ainsi les auteurs semblent travailler à partir de points de départ différents, à partir d’un socle de médias, d’usages et de pratiques différents : au lecteur de s’adapter et de faire entrer ou sortir de sa vision, au fil des textes, tel ou tel objet de diffusion de cette culture de masse. La raison de ces différences, de même que le plan de l’ouvrage, un peu artificiel, se comprend aisément : cet ouvrage est le résultat, riche et instructif, d’un séminaire tenu par les deux éditeurs à l’Institut d’études politiques de Paris. Cela explique les répétitions, les retours en arrière, de même que l’arrivée tardive dans le cours de l’ouvrage de l’exposé très clair de L. Tournès sur la méthodologie de la discipline. Cet ouvrage toutefois montre la démarche de chercheurs qui étudient un domaine que peuvent revendiquer plusieurs disciplines, dans une démarche historique précise qui leur permet de comprendre les mécanismes d’évolution de cette culture de masse, en s’attachant à la production, la diffusion et la réception, et de nous la faire mieux connaître. Comme le dit bien J.-P. Rioux en conclusion, cette démarche permet de clarifier l’analyse et de « lever au passage […] quelques hypothèses souvent tenues, sans examen, pour des évidences » ainsi que quelques approximations « fatalistes, hautaines ou vengeresses ».