Les bibliothécaires passeurs de littérature
Anne-Marie Bertrand
Les XXXVIIes journées d’études du Cebral (Cercle d’études des bibliothécaires des régions Aquitaine-Languedoc) se sont déroulées les 25 et 26 mai derniers à Malagar, au Centre François Mauriac, sur le thème « Les bibliothécaires passeurs de littérature » (les actes en seront publiés). Dans une atmosphère à la fois studieuse et détendue, les participants ont pu réaliser le projet annoncé : parler de littérature et de médiation.
De la littérature
De Bernard Cocula, président du Centre François Mauriac, se disant « ami de la littérature » à Anne Dujol, présidente du Cebral, se demandant si « nous donnons, dans nos bibliothèques, toute sa place à la littérature », en passant par Thierry Guichard (Le matricule des anges) affirmant que « la littérature nous permet d’être plus ou mieux au monde », il n’y eut nul doute sur l’importance que tous accordaient à la littérature. Importance rafraîchissante à une époque où la réflexion professionnelle a tendance à se focaliser sur les nouvelles technologies de l’information (ce dont le BBF se fait régulièrement l’écho) : « Dans les bibliothèques, il n’y a pas que les nouvelles technologies » fut la première phrase, engageante, d’Anne Dujol en introduction aux journées 1.
Trois interventions abordèrent spécifiquement la place de la littérature. Dominique Arot présenta, en une introduction très littéraire, les rapports de François Mauriac (dans la maison de qui se déroulaient ces débats) avec les livres 2. Ayant un temps (bref) chatouillé l’idée de devenir bibliothécaire (« position paisible »), Mauriac renonça à suivre la scolarité de l’École des Chartes dont il avait réussi le concours d’entrée : ni la vision qu’il avait de l’École (les professeurs sont des « vieux démolis », de « répugnants débris »), ni celle qu’il avait des bibliothécaires érudits (« Le métier d’érudition me convenait comme le métier de coiffeur à une écrevisse ») n’étaient des encouragements à continuer dans cette voie. Pourtant, la vie de Mauriac dessine, dit Dominique Arot, « un trajet constant entre livre, lecture et écriture ». Lire, relire, écrire structurent le fil des jours. Depuis « le merveilleux trésor des lectures de l’enfance », l’amour de la lecture ne l’a plus quitté – et Dominique Arot suggère même que le bonheur de lire l’emporte, chez lui, sur le bonheur d’écrire. Lecture enchantée de l’enfance, lecture critique de l’âge mûr : avec les années, Mauriac devient un lecteur professionnel (« Mon métier est de lire et d’écrire sur ce que je lis ») qui déplore symétriquement le petit nombre des lecteurs et la surproduction éditoriale (déjà !) et que la production contemporaine intéresse peu : « Je ne relis guère les contemporains. Il m’arrive de prendre un de leurs ouvrages comme je tâterais une étoffe, pour juger de l’usure, pour me rendre compte si cela tient. »
Ce travail de critique littéraire, de défricheur, Thierry Guichard, fondateur et responsable de la revue Le matricule des anges, l’exerce bien sûr tout différemment – différemment dans les outils (une revue, un site web) mais sans doute pas dans l’amour qu’il porte à la littérature. La littérature, déplore-t-il, « est absente du monde dans lequel on vit » ; or, elle « nous permet d’être plus ou mieux au monde ». Et depuis le 11 septembre [2001] et le 21 avril [2002], il faut « affirmer la nécessité d’une représentation du monde plus élaborée, plus complexe que celle que nous offrent les médias ». Nous avons donc, plus que jamais, besoin de littérature.
Jean-Claude Annezer intervint, lui, sur ce que beaucoup considèrent comme la quintessence de la littérature : la poésie. Épaulé par une foule de citations convaincantes (« Les poètes sont des sismographes », écrit par exemple J. M. G. Le Clézio), il souligna les risques qu’affronte la poésie contemporaine, l’emphase, l’exhibition, la « performance », mais aussi la marchandisation et la monoculture médiatique. Ce que requièrent les poètes aujourd’hui, dit-il, « c’est une empathie du regard, une communauté d’émotion ». Sa conclusion fut claire : « Les bibliothèques ont le devoir d’acheter le plus de poésie contemporaine possible. »
De la médiation
Comment faire connaître, faire aimer cette littérature, comment être des « passeurs » ? Cette question sous-tendit la plupart des interventions, interrogations et suggestions mêlées. Ainsi, François Mauriac (« On n’impose pas d’autorité une lecture ; on ne fait pas d’office partager une admiration ») lit à haute voix sous forme de feuilleton à ses enfants Les Misérables, Nicholas Nickleby ou Guerre et Paix. Ainsi, Christophe Dupuis, libraire, anime à la fois un site web (Ours-polar.com), une revue, des cafés polars, des ateliers d’écriture en milieu scolaire, des sessions de formation pour les bibliothécaires.
Ainsi, Anne Dujol et Benoît Lecoq s’interrogent sur la formation des bibliothécaires. Anne Dujol : « Ce n’est pas parce qu’on est bibliothécaire qu’on connaît la littérature, qu’on aime la littérature. » Benoît Lecoq, directeur de la bibliothèque municipale de Nîmes : « La littérature ne fait pas partie du métier de bibliothécaire. » Pour lui, regrette-t-il, être bibliothécaire en section adultes n’est pas considéré comme une spécialité et il n’y a donc pas de formation spécifique sur ce profil. Or, la majorité des prêts de livres sont de la fiction. Comment proposer et faire vivre des fonds de fiction de bonne qualité ? Plusieurs conditions et une conviction sont nécessaires. Les conditions : ne pas se contenter de Livres Hebdo comme outil de sélection, fréquenter les revues de critique littéraire, fréquenter les bonnes librairies, fréquenter les sites littéraires sur Internet, bien connaître la petite et moyenne édition. Une conviction : il est nécessaire que les bibliothèques soutiennent l’édition de qualité. Dans le discours de Benoît Lecoq, on entend aussi une autre conviction : les bibliothécaires devraient lire beaucoup, devraient lire davantage.
C’est sans doute le propos entendu le plus souvent à Malagar : on n’est « passeur » que de ce que l’on connaît et que l’on aime. Thierry Guichard dit que son travail de critique consiste à « passer ses jours et une bonne partie de ses nuits à parler de quelques livres lus ». Comment faire aimer sans passion ? Cette condition nécessaire fait qu’il récuse les agences créatrices d’événements ou les prestataires de services. « La littérature est de l’ordre de l’humain, de l’engagement. » Elle est du côté du sens, pas du slogan. Aussi, dans les bibliothèques, affirme encore Thierry Guichard, nul mieux que le bibliothécaire ne saura parler littérature : parce qu’il sera engagé et que ses auditeurs le sauront sincère (parce qu’ils le connaissent, ils le voient à la bibliothèque ou à la boulangerie). Il s’agit de faire parler « quelque chose qui est de l’ordre de notre intimité ».
Intimité ? Ces journées comprenaient aussi la réalisation collective d’une « bibliothèque idéale » des participants, chacun devant apporter et présenter son livre préféré. Peu d’entre eux se livrèrent à cet exercice (« C’est très indiscret », dit Gérard Briand), hybride entre le dévoilement et la présentation de soi 3.
Ce compte rendu serait fautif si je n’évoquais pas une question de fond (« Qu’est-ce que la littérature ? ») plusieurs fois abordée et restée évidemment sans réponse, mais aussi l’émotion d’une exposition présentant des photos de famille des Mauriac, la visite de la maison où les chapeaux et les cannes sont encore à leur place, la belle lumière du soir sur les collines de Malagar.