Quelques perspectives françaises en matière de bibliothèques
Une vision suédoise
Depuis une dizaine d’années, la coopération entre la France et la Suède – enseignement (Enssib et Bibliotekshögskolan) et stages – est importante. Cet article mentionne quelques réactions suédoises, et même scandinaves, sur la France, notamment les débats professionnels qui permettent de suivre l’évolution culturelle de ce pays. Il montre comment les chercheurs suédois en sciences de l’information et des bibliothèques étudient les politiques culturelles françaises. Le débat sur une loi pour les bibliothèques – toujours intense en Suède comme en France – est commenté. L’article se termine par quelques impressions personnelles sur certaines bibliothèques françaises – y compris des bibliothèques virtuelles…
For the last ten years or so, cooperation between France and Sweden – education (Enssib et Bibliotekshögskolan) and professional training – has been important. This article mentions some Swedish (and also Scandinavian) attitudes to France, notably the professional debates that allow France’s cultural evolution to be traced. It shows how Swedish library and information science researchers study French cultural policies. The debate on a law for libraries – always as intense in Sweden as in France – is commented on. The article ends with some personal impressions of certain French libraries, including virtual libraries.
Seit gut 10 Jahren arbeiten Frankreich und Schweden auf dem Gebiet der Bibliotheksausbildung und in »Workshops« (Enssib und Bibliotekshögskolan) eng zusammen. Dieser Artikel zeigt einige schwedische und auch skandinavische Ansichten über Frankreich auf, besonders die fachlichen Diskussionen ermöglichen es die kulturelle Entwicklung dieses Landes zu verfolgen. Er zeigt, wie schwedische Wissenschaftler auf dem Gebiet der Informations- und Bibliothekswissenschaft die französische Kulturpolitik untersuchen. Die Debatte über ein Bibliotheksgesetz, die in Schweden ebenso heftig geführt wird wie in Frankreich wird kommentiert. Der Artikel endet mit einigen persönlichen Eindrücken über einige französische Bibliotheken, einschließlich virtueller Bibliotheken…
Desde hace una decena de años, la cooperación entre Francia y Suecia –enseñanza (Enssib y Bibliotekshögskolan) y prácticas– es importante. Este artículo menciona algunas reacciones suecas, e incluso escandinavas, sobre Francia, particularmente los debates profesionales que permiten seguir la evolución cultural de este país. Muestra como los investigadores suecos en ciencias de la información y de las bibliotecas estudian las políticas culturales francesas. Se comenta aquí el debate sobre una ley para las bibliotecas –siempre intensa en Suecia como en Francia. El artículo termina con algunas impresiones personales sobre ciertas bibliotecas francesas –incluso bibliotecas virtuales…
N’habitant pas en France, ce n’est que trop rarement que je peux fréquenter les bibliothèques françaises. C’est pourquoi, je précise, dès le début de cet article, que c’est grâce aux nombreux ouvrages professionnels, à des revues comme le Bulletin des bibliothèques de France et Livres Hebdo par exemple, à des articles sur les bibliothèques parus dans des journaux, à des discussions sur le web, notamment sur biblio-fr, et à des sites de bibliothèque que je me tiens au courant de la situation des bibliothèques françaises.
Toute cette documentation que je viens de mentionner n’intéresse pas uniquement les seules personnes vivant dans l’Hexagone, les bibliothécaires des pays étrangers sont également concernés, surtout lorsqu’il y est question des débats sur les bibliothèques françaises.
La richesse de cette offre prouve qu’il y a en France une volonté de s’engager et de provoquer, qu’il s’agisse de bibliothèques ou de politiques culturelles et de lecture.
Une connaissance mutuelle
Il faut ajouter que quelques « maîtres penseurs » tels que Pierre Bourdieu, Roger Chartier, Michel Foucault ou Paul Ricœur ont inspiré des sujets de thèses et de mémoires à l’Institut d’enseignement et de recherche sur les bibliothèques et les sciences de l’information en Suède, où je travaille 1.
La France et les bibliothèques françaises ne laissent aucun bibliothécaire suédois indifférent. Les discussions sur les bibliothèques françaises peuvent être ici aussi très animées. Orange, Vitrolles, ces villes où des bibliothèques sont opprimées par le Front national, sont bien connues en Suède. Une journaliste suédoise, Bim Clinell, qui a longtemps vécu en France, nous a permis d’approfondir notre connaissance de la politique du Front national et de l’association Attac 2. Plusieurs chapitres de son livre sur le Front national concernent les bibliothèques des deux villes citées ci-dessus : des chapitres qui révèlent les méthodes d’acquisition imposées par l’extrême droite – et aussi les réactions des bibliothécaires responsables des bibliothèques de ces villes.
Le débat qui s’est ensuivi en Suède a incité les bibliothécaires de ce pays à mener des actions en faveur de la liberté d’expression. Les Suédois ont pu se tenir informés des réactions de leurs collègues français par le biais d’ouvrages et d’articles parus en France, dont un dans le BBF, au titre suffisamment explicite 3.
La connaissance des bibliothèques françaises en Suède découle, d’une part, de la richesse de la production d’ouvrages professionnels en France, et, d’autre part, du programme Erasmus/Socrate, auquel l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) coopère depuis une dizaine d’années, de même que son homologue suédois, l’Institut d’enseignement et de recherche sur les bibliothèques et les sciences de l’information.
L’ancien directeur de l’Enssib, Jacques Keriguy, et Françoise Lerouge n’ont pas ménagé leurs efforts pour que la jeune génération suédoise de futurs bibliothécaires puisse profiter de l’expérience des bibliothèques françaises. Nos étudiants ont pu suivre des cours à l’Enssib, faire des stages dans des bibliothèques et médiathèques en France, écrire des mémoires, etc. La durée de ces stages est d’au moins trois mois. De futurs conservateurs français ont été reçus pareillement en Suède. Sans l’accueil chaleureux et compétent de l’Enssib depuis le début de notre coopération, la connaissance des bibliothèques de nos pays respectifs serait moins répandue qu’aujourd’hui. Nos étudiants ont énormément apprécié ces expériences. Certains ont même cherché à trouver du travail en Europe après leurs études – et y ont réussi.
Les politiques culturelles
Selon Jacques Keriguy, « développer une politique internationale active, c’est, pour les bibliothèques françaises, affirmer une présence hors de ses frontières » 4. Pour illustrer ses propos, je peux dire que c’est vers la fin des années 1980, lorsque Jacques Keriguy est venu à Borås en Suède, que j’ai entendu parler, pour la première fois, de la Très Grande Bibliothèque « virtuelle ». Ce qu’il en a dit nous a donné l’envie de tout savoir sur ce projet, de lire la presse et les ouvrages qui en parlaient et de faire des visites personnelles à Tolbiac.
On peut s’interroger sur les raisons de cet intérêt. C’est parce qu’on imaginait un projet qui avait quelque chose de fantastique, quelque chose d’à la fois virtuel et de bien ancré dans le réel, quelque chose de tout à fait moderne et qui garantisse que le patrimoine français écrit serait préservé – question dont le monde entier se préoccupe –, quelque chose qui représente l’élégance française tout en étant pratique.
Plus tard, nous avons eu la confirmation que l’intention de François Mitterrand était de créer une « bibliothèque d’un type entièrement nouveau » 5, et j’ai toujours en ma possession un article de 1992, qui décrit l’engagement du président de la République dans la démocratisation de l’accès à la nouvelle bibliothèque de France, question qui s’avère primordiale 6.
On retrouve là un débat propre à la Scandinavie, où, selon la longue tradition d’éducation populaire de ce pays, toutes les bibliothèques publiques sont en libre accès et ouvertes à tous. Cela ne veut pas dire qu’on organise une immense fête du livre pour tous les habitants de la capitale à la Bibliothèque royale de Stockholm, qui est, en fait, essentiellement une bibliothèque de recherche.
Des chercheurs scandinaves qui s’intéressent à la politique culturelle en Europe parlent souvent de la « grandeur » du projet culturel français qu’est la BnF – le terme utilisé par le chercheur norvégien, Per Mangset, pour décrire ce projet est « majestueux ». Ce dernier souligne les similitudes entre les politiques culturelles françaises et scandinaves : dans les deux cas, c’est l’État qui conduit la vie culturelle – cela concerne certaines mais pas toutes les bibliothèques.
Per Mangset évoque aussi la tradition populaire française qui, dès 1794, voulait créer des bibliothèques municipales, et souligne aussi la tradition monarchique, qui accorde à certains politiciens un grand pouvoir dans la mise en œuvre de la politique culturelle. François Mitterrand et son ministre de la Culture, Jack Lang, ont ainsi, selon Mangset, laissé de « majestueuses » empreintes personnelles sur la politique culturelle française. Cela signifie, toujours selon Mangset, qu’en France, il existe une personnification du pouvoir, assez différente du partage du pouvoir qu’on connaît dans d’autres démocraties occidentales 7.
La politique de la lecture menée par Jack Lang – majestueuse ou pas – a eu des échos en Suède durant les années 1980. Ainsi, en 1982, une commission d’enquête sur le marché du livre suédois consacre un chapitre à la loi sur le prix unique du livre (août 1981). Le programme ambitieux de Jack Lang concernant l’évolution des bibliothèques françaises y est mentionné avec une attention particulière 8. La Suède a cependant maintenu le prix libre du livre en dépit de fortes actions en faveur du prix unique selon le modèle français, actions menées essentiellement par des associations d’auteurs.
Une littérature de qualité
Pour faciliter la diffusion des livres, l’État suédois apporte, depuis 1975, une aide financière à certaines catégories d’entre eux (cette aide, qui devient permanente en 1978, est assurée par le Conseil culturel suédois 9). Depuis quelques années – après la dernière commission d’enquête sur le livre 10 – les bibliothèques municipales reçoivent gratuitement certains exemplaires de « littérature de qualité 11 » choisis par un jury sélectionné par le Conseil culturel suédois.
En même temps, les bibliothèques municipales suédoises acquièrent leurs documents selon un système traditionnel : elles achètent dans tout le pays à partir d’une liste où figurent les documents sélectionnés par le Bibliotekstjänst, organisme typiquement suédois de service aux bibliothèques.
L’ambition de l’État suédois de distribuer certains titres « de qualité » à toutes les bibliothèques municipales ne correspond pas aux idées avancées par Bertrand Calenge dans son livre sur les politiques d’acquisition françaises : « Une fois encore, on ne peut concevoir une politique d’acquisition qu’en considérant une collection et non chaque document dans son individualité » 12.
La bibliothèque municipale de Dijon, que j’ai pu voir en 1995, propose une politique d’acquisition qui s’appuie sur l’avis de comités de lecteurs, sélectionnés après avoir rempli un simple questionnaire. Cet exemple présente un modèle pour les acquisitions, plus proche des usagers que ne l’est l’exemple suédois. Cependant, en Suède comme en France, ce sont les bibliothécaires qui choisissent en dernier lieu les ouvrages à acquérir. On pourrait également parler d’autres modèles d’acquisition qui existent en Suède, mais ce n’est pas l’objet de cet article.
L’acquisition et le prêt d’ouvrages de fiction et de poésie dans les bibliothèques municipales suédoises sont une des préoccupations majeures de la politique culturelle menée dans le domaine de la lecture. Dans les années 1980, j’ai évoqué la façon dont les bibliothèques municipales achètent et prêtent ce genre d’ouvrages 13. Aujourd’hui, l’État suédois a le même objectif qu’à cette époque-là : la diffusion la plus vaste possible du livre « de qualité » (ce concept défini entre autres par le Conseil culturel suédois).
C’est donc la démocratisation de l’accès à la lecture qui paraît être – en Suède comme en France – une des grandes préoccupations de la politique culturelle des années 1980. La décennie suivante offre une image plus composite. Il s’agit, comme l’écrit Anne-Marie Bertrand dans son livre sur les bibliothèques municipales, de « la bibliothèque publique, c’est-à-dire [d’]une bibliothèque pour tous les publics, qui réconcilie lecture et documentation, qui adopte libre accès et encyclopédisme, qui propose des collections à des fins de loisirs, d’information, d’étude et de culture… » 14
Débat autour de la loi sur les bibliothèques
En France comme en Suède, on crée durant cette période des modèles de bibliothèques municipales, mais ceux-ci ne sont pas imposés. Il n’est pas obligatoire de créer des bibliothèques, comme l’écrit Michel Melot dans Lire, faire lire 15.
En Suède, la politique culturelle, et surtout le débat autour de cette question, a respecté pendant longtemps le principe suivant : pas de loi sur les bibliothèques. À chaque commune de faire son choix sur la qualité de sa bibliothèque municipale, de même que sur son existence. La discussion envers et contre la loi s’est poursuivie durant vingt-cinq ans, lorsque, brusquement, le gouvernement social-démocrate du premier ministre Göran Persson prend, en 1996, la décision de promulguer une loi sur les bibliothèques en Suède. De par cette loi, chaque commune suédoise doit impérativement avoir une bibliothèque municipale – la création de bibliothèques centrales de prêt n’est pas, quant à elle, obligatoire.
En lisant les journaux, je constate qu’en France, une loi sur les bibliothèques – là aussi en discussion depuis de longues années – est en gestation 16.
En Suède, la ministre de la Culture, Marita Ulvskog, prépare actuellement une amélioration de la loi qui devrait la rendre « plus précise et plus forte ». La loi actuelle ne détaille aucunement les méthodes de gestion ni les principales missions d’une bibliothèque. Mais elle cite la promotion de la lecture et de la littérature, l’information, l’instruction et l’éducation comme devant être les engagements les plus importants de la bibliothèque. Suite à la loi – et pour d’autres raisons encore – l’Association des bibliothèques suédoises incite les communes à élaborer des plans en faveur de leurs bibliothèques. De tels plans doivent être soutenus politiquement, ils doivent faire la liste de tous les services qu’une bibliothèque peut rendre dans une commune, notamment dans les domaines de l’éducation, que ce soit pour les enfants ou pour les adultes, dans ceux de la santé et de la vie économique et sociale 17.
Ces perspectives et ces politiques concernant les bibliothèques devraient inciter la Suède et la France à continuer à se rencontrer pour développer des idées communes, s’enrichir de leurs expériences réciproques, qu’elles soient semblables ou différentes, aider ainsi au développement des bibliothèques en Europe et dans le monde, et apprendre elles-mêmes des autres, comme deux partenaires compétents et engagés.
Impressions personnelles
Terminant sur cet espoir, je tiens à conclure en faisant part de quelques impressions personnelles, suite à des visites que j’ai faites dans des bibliothèques françaises :
– À la médiathèque de Villeurbanne, j’ai été stupéfaite de voir comment l’architecture audacieuse de Mario Botta s’intègre d’une manière presque familière dans la vie quotidienne de cette institution.
– À Dijon et à Lyon, de l’avis d’une Nordique, la « cohabitation » entre un fonds ancien important et une bibliothèque publique et moderne est remarquable.
– À Dijon, j’ai pu également apprécier la richesse des actions menées par les bibliothèques françaises lors de la fête du livre (intitulée actuellement Lire en fête), une manifestation annuelle qui s’offre à tous les publics et dans toute la France.
– À la « nouvelle » BPI à Paris, j’ai vu la queue impressionnante qu’il faut faire avant d’entrer dans la bibliothèque. En dehors de l’Ifla, c’est la seule bibliothèque qui m’a étonnée par une telle file d’attente. La BPI, une bibliothèque plus que moderne, accueillant tous les publics, équipée en nouvelles technologies qui aident à ouvrir la voie vers une grande bibliothèque virtuelle mondiale. Il ne faut bien sûr pas oublier de mentionner le colloque virtuel text-e, qu’il a été possible de suivre sur le site web de la BPI – cette offre de participer à des conférences que l’on pouvait télécharger sous forme de livre numérique, à condition évidemment de savoir installer les logiciels Adobe Book Reader ou Microsoft Reader 18.
Et l’offre ultime de la BPI est de me permettre, assise à mon bureau à Borås, derrière mon ordinateur, de m’installer dans la bibliothèque plus vite que si je devais attendre mon tour dans la file d’attente à Paris.
Cela a quand même des limites, car si une visite virtuelle de bibliothèque est pratique, indispensable et pleine d’imagination, elle n’est cependant pas tout…
En effet, comme l’écrit Roger Chartier : « La lecture dans la bibliothèque électronique se réfugie souvent dans des “loges”, des cabinets isolés ou silencieux où vous fixe votre écran. C’est tout le contraire de la posture interactive qu’on nous vante : on communique peut-être avec l’universel, mais pas avec les personnes qui vous sont géographiquement proches » 19.
Mai 2002