Editorial
Anne-Marie Bertrand
« En vérité, à Paris et en France, les ressources en livres sont indignes d’une grande nation » : ce constat d’Eugène Morel (Bibliothèques, Mercure de France, 1908) est peut-être la première illustration d’un mal qui nous ronge depuis un siècle : le « retard français ».
La littérature professionnelle française est emplie, on le sait, de déplorations à la fois envieuses et désolées sur les merveilles que sont les bibliothèques étrangères, surtout anglo-saxonnes, et sur l’insupportable indigence des bibliothèques françaises. Symétriquement au « retard français », le « modèle étranger » emplit nos esprits, nos manuels et nos revues. Depuis les années 1920, avec le CARD, la création de l’Heure joyeuse et la bibliothèque Carnegie (à Reims), l’apport des bibliothécaires américains en France est tangible. Les voyages à l’étranger sont une autre source d’information, plus, de formation, voire un véritable rite d’initiation, et enrichissent la réflexion professionnelle.
Ainsi, Jean Hassenforder publie, en 1967, une étude sur le Développement comparé des bibliothèques publiques en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans la seconde moitié du xixe siècle (1850-1914). Ainsi, Jean-Pierre Seguin, concepteur de la Bibliothèque publique d’information (ouverte en 1977), tire de ses voyages des enseignements fondateurs : à Berlin, c’est la modernité de l’Amerika Gedenk Bibliothek qui est une révélation (« un véritable éblouissement », dit-il), aux États-Unis, il est frappé par l’adoption très générale du libre accès et par les usages (eux aussi très libres) du public, à Stockholm, par une grande salle d’information dont s’inspirera la salle d’actualité, etc.
Dans une autre veine, on se souvient que le rapport Miquel (Les Bibliothèques universitaires, La Documentation française, 1989), à la fois constat de carence et signal d’alarme, assoit une grande partie de sa démonstration sur des comparaisons statistiques avec les bibliothèques étrangères.
Et voici que, depuis quelques années, un changement inouï s’est produit : non seulement les bibliothécaires français continuent à apprécier et visiter les réalisations étrangères, mais aussi les bibliothécaires étrangers visitent et semblent apprécier les réalisations françaises.
Sans chercher à nier nos insuffisances, qui restent grandes, ce sont les regards amicaux de ces visiteurs étrangers qui nourrissent ce numéro, avec, en corollaire, un éclairage sur la bibliothéconomie française à l’étranger. « Retard français » ? Ou, aujourd’hui, présence française ?