Esprit
Quelle culture défendre ?
La revue Esprit consacre le dossier central de son double numéro de mars-avril 2002 aux transformations de la culture populaire et aux ambivalences de la culture de masse depuis la fin des années 1960. Pas moins de 22 auteurs ont participé à la confection de cette imposante et nécessaire entreprise.
« Défendre la culture, certainement, mais quelle culture ? ». « Le discours cultivé peut-il se contenter d’un éloge des bons objets et d’un dédain du vulgaire ? », s’interroge Marc-Olivier Padis, secrétaire de la rédaction, en ouverture du dossier 1. Car la question est bien celle qui consiste à « se demander ce que valent les lignes Maginot érigées par les intellectuels français face à la culture de masse » 2.
Ce dossier examine quelques pans emblématiques de la culture de masse (la littérature de jeunesse, la médecine populaire, la presse féminine, la bande dessinée, etc.) : il propose le détour par la Grande-Bretagne (sur les traces de Richard Hoggart, ce grand sociologue « fils du peuple ») et sur les États-Unis (en revisitant Christopher Lasch, l’auteur du fameux Culture de masse ou culture populaire ?). On y trouve également des réflexions toniques sur la mondialisation de la culture et de l’imaginaire (Harry Potter) ainsi que la mise en perspective de plusieurs analyses désormais classiques : celles de Pierre Bourdieu, de Jean-Claude Passeron, de Michel de Certeau et de Mikhaïl Bakhtine 3. On pourra lire avec grand intérêt un entretien avec Jean-Claude Passeron dans lequel celui-ci revient sur l’apport de Richard Hoggart à la sociologie de la culture, sur son travail, en collaboration avec Pierre Bourdieu, sur la reproduction des élites par le système scolaire, et fait part de ses doutes quant aux transformations de la culture à l’œuvre aujourd’hui à l’heure de la mondialisation.
Culture de masse…
Jean-Claude Passeron – mais aussi Patrick Mignon dans sa contribution « De Richard Hoggart aux cultural studies » ainsi que Pierre Mayol et François Dosse dans leur lecture de l’œuvre de Michel de Certeau – s’emploit à expliciter le cheminement de la pensée sociologique face aux positions qui dominent traditionnellement le champ de la réflexion et des travaux empiriques sur la culture de masse. Pour résumer, on peut dire que certains auteurs postulent que le sens de la culture de masse est entièrement déterminé par sa qualité de marchandise, ce qui a pour conséquence la production d’une conscience soporifique. L’archétype de cette position est incarné par Theodor W. Adorno 4. D’autres, à l’opposé, soutiennent que la technologie des mass media est un moyen d’expression sociale, ouvrant la possibilité de luttes culturelles. Cette seconde position trouve ses racines dans l’essai de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique . 5 Ces deux pôles, depuis les années 1930, n’ont pas cessé d’alimenter les débats autour de la notion de culture de masse, en particulier dans les pays anglo-saxons. Mais ces deux positions, issues l’une comme l’autre de l’École de Francfort, c’est-à-dire d’une tradition marxiste hétérodoxe, ont été investies par des courants conservateurs, ce qui a ajouté à la confusion quant aux créances « progressistes » de ladite culture de masse.
En Angleterre, F. R. Leavis 6, contemporain d’Adorno, a critiqué la culture de masse pour son caractère standardisé, fantaisiste, facile et sans valeur. Mais sa critique de la culture de masse se fait au nom de la valorisation de l’art populaire « organique ». Selon Leavis, puisque la culture commercialisée signifie corruption et inauthenticité de la culture, il convient d’élargir le concept de culture – antérieurement associé à une tradition classique de qualité esthétique : l’art, la littérature, le ballet, le théâtre, etc. – afin d’y inclure l’idée, héritée de l’anthropologie culturelle, de communauté et de mode de vie. Graduellement, la notion de culture comme « mode de vie » va remplacer celle, plus étroite, de la « grande tradition » d’excellence artistique. Cependant, cette position, loin de s’appuyer sur la conception marxiste, visait plutôt à célébrer un ordre précapitaliste d’harmonie mythique, peu progressiste, c’est le moins qu’on puisse dire.
Mais, sans aucun doute, l’influence de Leavis a permis le développement en Grande-Bretagne d’une tradition d’études sur la culture populaire – les cultural studies – plus avancée que dans d’autres pays, ainsi que le souligne Patrick Mignon dans sa contribution. Car, à la différence d’Adorno, dont la critique radicale et sans nuances disqualifiait par avance toute analyse moins tranchée et plus problématique de la culture de masse, la valorisation par Leavis d’une certaine forme de culture populaire a contribué à changer les données : l’opposition entre culture de qualité et culture de masse pouvait dorénavant opérer au sein de la culture populaire.
On peut suivre encore Patrick Mignon et Jean-Claude Passeron lorsqu’ils rattachent à ce courant de pensée le grand sociologue de la classe ouvrière anglaise, Richard Hoggart 7, qui, tout en étant nostalgique d’une culture ouvrière en train de disparaître et, à ce titre, condamnent à la fois l’ « univers vide » du rock n’roll et l’effarante banalité de la plupart des émissions télévisuelles et la commercialisation de la culture populaire, oppose une autre « idée sociologique : dans le bas de la société, au contact des nécessités toujours plus dures que dans le haut, le peuple peut résister ». 8 Hoggart annonce par là les analyses de Michel de Certeau, en France, qui va s’attacher à décrire les formes de résistance à l’industrie culturelle.
Dans une veine conservatrice, d’autres chercheurs, comme David Holbrook, n’hésiteront pas à affirmer, à l’instar d’Adorno, que les adolescents sont exploités et manipulés par une « culture de la jeunesse » artificiellement créée par des intérêts commerciaux 9.
Culture populaire
Quand on parle de culture populaire pour l’opposer à la culture de masse, il faut d’abord se poser la question de savoir de quelle culture populaire on parle, fait observer Jean-Claude Passeron. S’agit-il d’une « persistance », de « résidus » de cultures populaires (rurales pour l’essentiel) appartenant à des époques révolues ? Ou bien s’agit-il d’une forme de « culture du pauvre » faite par les « riches », mais à destination quasi exclusive des classes subalternes et « facultative » en quelque sorte pour les classes dominantes ?
Une première observation s’impose, tirée de la « littérature populaire », 10 au sein de laquelle figurent en bonne place les mythes autour des « stars ». Cette littérature ouvre les portes « d’un pays de légendes », d’une fiction qui raconte une « histoire qui ne se fait pas », « un déplacement des espérances » 11 vers des « héros » et des « héroïnes » à « la psychologie taillée à la serpe » 12.
Lecture où « tout en [y] prenant plaisir [...], les gens du peuple n’y perdent ni leur identité ni leurs habitudes ; ils gardent derrière la tête l’idée que tout cela n’est pas “réel” et que la “vraie vie” se passe ailleurs. La littérature d’évasion “vous sort de vous-même”, mais l’expression indique bien que le “vrai” moi est un moi intime qui reste étranger à l’engagement dans le divertissement ». 13 Ainsi, la littérature populaire peut-elle se voir assigner une double fonction : elle permet une évasion momentanée et une adhésion factice à un imaginaire irréel qui n’entravent pas le comportement normal quotidien des « gens de peu ».
On l’a dit, Michel de Certeau, à la suite de Richard Hoggart, quoique avec des nuances avec ce dernier, soutient la thèse de la persistance de la culture populaire : c’est ce que montrent avec brio les deux contributions de Pierre Mayol et François Dosse. De Certeau s’attache à examiner les pratiques culturelles des classes populaires à travers une problématique de la différence, de l’altérité. Il étudie la possibilité – plus que l’impossibilité – de se livrer à telle ou telle pratique. Il saisit la spécificité plus que le handicap. Ce faisant, de Certeau s’inscrit en contre des courants en sociologie de la culture qui adoptent trop souvent le plus mauvais côté de la problématique de l’inégalité : ceux-ci ne disent jamais ce que les classes populaires ont « d’autre » et de différent ; ils ne disent pas non plus que, lorsque les classes populaires font la même chose que les classes dominantes, elles le font souvent de façon différente, se contentant de dire ce à quoi les classes populaires n’ont pas accès et de relever les inégalités dont elles pâtissent. Or, l’essentiel n’est-il pas de savoir « si une classe sociale, ou un ensemble de classes et de strates, occupant une position subalterne et dominée dans le système social des sociétés modernes, peut préserver, recréer, aménager une identité culturelle et quelle en est la signification tant pour ceux qui la revêtent, que pour le système social et sa dynamique » ? 14
Pour Michel de Certeau, « la “culture populaire” suppose une opération qui ne s’avoue pas. Il a fallu qu’elle soit consacrée pour être étudiée. Elle est devenue alors un objet d’intérêt parce que son danger était éliminé […]. Une répression politique est à l’origine d’une curiosité scientifique : l’élimination des livrets jugés “subversifs” et immoraux. […] » 15. L’idée centrale qui parcourt la réflexion de Michel de Certeau est, comme le rappelle fort justement Pierre Mayol 16, que « le consommateur par l’usage qu’il fait de la consommation en général, “fabrique” du sens, appose sa marque (on dirait aujourd’hui “sa griffe”) aux produits reçus, qu’ils soient télévisuels, urbanistiques, commerciaux, etc. La consommation ainsi entendue est une “manière d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant” […]. “Consommer”, de pure passivité apparente, devient un acte, un bricolage, qui métamorphose le “système dominant” en le soumettant à des intérêts particuliers. Il est donc légitime de parler, au sens fort, de “la production de consommateurs”… » 17
La troisième et dernière partie du dossier est consacrée aux « scénarios contrastés de la mondialisation culturelle ». Il n’est pas possible d’en rendre compte ici, faute de place. Nous renvoyons par conséquent le lecteur à la revue.
Il faut saluer l’initiative de l’équipe de rédaction d’Esprit : Quelle culture défendre ? contribue à enrichir la réflexion sur ce phénomène majeur pour l’histoire et la sociologie du XXe siècle qu’est la « culture de masse » – sujet qui depuis plus d’un demi-siècle a fait déjà couler beaucoup d’encre 18.