Building libraries for the 21st century

the shape of information

par Raymond Bérard
edited by Terry D. Webb. Jefferson (North Carolina) ; London : McFarland, 2000. – 270 p. ; 25 cm. ISBN 0-7864-0665-8 – 55 $

Voici un excellent ouvrage qui regorge d’arguments pour la défense des bibliothèques contre tous ceux qui les condamnent pour cause de révolution numérique. Face au constat que les dix dernières années du XXe siècle n’ont jamais connu autant de constructions, il fait le point sur les nouvelles bibliothèques les plus emblématiques de ces dernières années : des bâtiments ouverts au milieu des années 1990, mais qui ont tous été conçus pour le XXIe siècle.

Bibliothèques prototypes

Rédigé sous la direction de Terry D. Webb, directeur de la bibliothèque universitaire de Kapiolani (Hawaï), il laisse la parole aux représentants de bibliothèques prototypes. La sélection est internationale, avec les incontournables – la British Library et bien sûr la Bibliothèque nationale de France, qui fait l’objet d’un chapitre entier, avec deux articles de Jack Kessler et Daniel Renoult, sur les quatre chapitres que compte l’ouvrage – d’autres qui ont déjà été largement commentées : Shanghaï et Pékin ainsi que les bibliothèques publiques de Phoenix et San Antonio. Mais sont également traitées des bibliothèques moins connues qui, si elles ont rarement fait l’objet de descriptions hors des États-Unis, n’en sont pas moins passionnantes pour les options parfois radicales adoptées par leurs concepteurs : bibliothèque de l’université d’État de Californie à Monterey, IUPUI (Université d’Indianapolis, Université Purdue), Bibliothèque Walsh (Université de Seton Hall), Bibliothèque Johnson de l’université George Mason (Virginie), Bibliothèque de Kapiolani. Une sélection certes internationale mais largement dominée par les États-Unis.

Ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas d’un manuel à l’usage des concepteurs de bibliothèques. Tâche rendue impossible par l’absence de consensus dans la profession sur la définition de la bibliothèque à l’ère du numérique, encore qu’aucune contribution n’ait été sollicitée des défenseurs du tout électronique. Il s’agit plutôt d’une série de positions où les auteurs sont appelés à développer leur approche et à expliquer pourquoi tant de nouvelles bibliothèques ont été construites ces dernières années. C’est au travers du prisme de cette confrontation d’expériences que le lecteur pourra distinguer les orientations que prendront les bibliothèques et la bibliothéconomie ces prochaines années (sans se hasarder à des pronostics au-delà d’une décennie).

Les articles sont de longueur, de niveau et d’ambition très divers : certains sont purement linéaires et descriptifs (historique du projet, mètres linéaires, nombre d’étages, capacité en documents, etc.), d’autres développent une véritable problématique et posent les bonnes questions : quels services pour quelle mission ? Quel rôle peut encore jouer une bibliothèque dans la société de l’information ? À cet égard, l’article à la fois le plus passionnant et éclairant est celui consacré par Jack Kessler à la genèse du projet de la BnF, dans le style sans complaisance auquel il nous a habitués, mais non dénué d’admiration pour une réalisation de cette ampleur.

Constantes

Cette absence d’unité est revendiquée par Terry D. Webb qui, délibérément, a laissé toute liberté aux contributeurs pour développer ce qui leur semblait le plus significatif de leur expérience de bâtisseur : la technologie, l’architecture, le management, la formation du public, etc. Il s’en dégage toutefois des constantes qui peuvent constituer des lignes directrices pour nous qui entrons peut-être dans ce que l’auteur qualifie de « nouvel âge des lumières », ouvert par les nouveaux modes de traitement de l’information et du savoir. Ces constantes, il les a regroupées dans les synthèses qui ouvrent les quatre chapitres :

– la fonction de la bibliothèque : missions et publics ;

– la forme : comment organiser les services dans l’espace ?

– le style : le point de vue des architectes et des bibliothécaires bâtisseurs ;

– la signification : symboles et emblèmes.

Ces synthèses évoquent d’autres bibliothèques dont la monumentale et très kitsch bibliothèque publique de Chicago, qui fait l’objet d’une attaque en règle : une architecture prétentieuse d’affirmation de l’image de la cité, inspirée de la bibliothèque Sainte-Geneviève, conçue pour être compréhensible par tous, à l’opposé de la vision futuriste de ce que devrait être une bibliothèque. Une vision de l’architecture somme toute assez proche de celle du Prince Charles, pour qui la nouvelle British Library ressemble « au quartier général de la police secrète ».

Pourquoi donc tant de bibliothèques sont-elles encore construites de nos jours malgré le développement de la bibliothèque numérique ? Plusieurs explications sont avancées : serait-ce que le savoir disponible sous forme numérique n’a pas encore atteint la masse critique et ne peut encore se passer des collections imprimées ? Nous serions alors entrés dans une phase de transition où les nouvelles bibliothèques décrites ne représenteraient que les dernières extravagances d’une profession en voie de désintégration. Ou bien notre société multiforme ne préférerait-elle pas disposer d’informations redondantes sous différents formats, luxe qu’elle ne pourra se permettre encore bien longtemps ? Mon explication préférée serait que la bibliothèque est plus qu’un simple réceptacle de l’information et du savoir. Elle aspire à une fonction non seulement utilitaire, mais fondamentale au maintien de la civilisation.

Opposer technologies et bibliothèques ?

Les nouvelles technologies n’ont pas modifié les grandes missions des bibliothèques. Ce qui est devenu beaucoup plus complexe, c’est l’organisation mise en place pour remplir ces missions. Mais faut-il continuer à opposer technologies et bibliothèques ? Comme le souligne Geoffrey T. Freeman, consultant au cabinet Shepley Bulfinch Richardson and Abbott, la technologie n’éloigne pas les étudiants de la bibliothèque. Au contraire, elle les encourage à la fréquenter, car la bibliothèque est le lieu où se concentre l’activité de l’université, où chacun se rend pour accéder à l’information et la transformer en savoir. Même la bibliothèque Leavey (Université de Californie du Sud, Los Angeles), la plus numérique des bibliothèques américaines, modèle controversé ayant inspiré la bibliothèque universitaire d’Indianapolis (IUPUI) et celle de l’université George Mason (GPU), demeure un lieu central de l’université, où enseignants et bibliothécaires inventent de nouveaux modes collaboratifs de formation des étudiants à la navigation dans les supports imprimés et numériques 1. Ces réalisations montrent bien que la communauté universitaire a besoin d’un lieu de rencontre social et intellectuel, d’un lieu d’intégration et de face à face.

Quiconque se lance dans un projet de construction ou s’intéresse à l’avenir de nos bibliothèques se doit de lire cet ouvrage. Face au défi de prévoir l’imprévisible, il en apprendra plus sur les orientations qui se dessinent et sont devenues la réalité de nombreuses bibliothèques nord-américaines : on n’y planifie plus le développement des collections à vingt ans mais à douze, l’objectif ultime étant la croissance zéro avec la définition de cœurs de collections. La proportion de collections délocalisées dans des silos, qui était de 15 %, tend à passer à 50 %. Les espaces consacrés jusqu’à présent aux collections sont de plus en plus fréquemment attribués à des services : places assises, espaces informatiques.

Le principe de base de ces bibliothèques, dont le mot d’ordre est la fourniture d’information « juste à temps » plutôt que la constitution de collections « juste au cas où », est la flexibilité des espaces. Principe poussé à l’extrême à la Bibliothèque Johnson de l’université George Mason qui partage les lieux avec des boutiques, des restaurants, un cinéma, etc. Aucun des occupants, y compris la bibliothèque, ne dispose d’un droit permanent d’occupation : lorsque le bail de chacun des « locataires » vient à expiration, sa contribution à la mission d’enseignement est évaluée avant tout renouvellement.

Pour Webb, « l’avenir des bibliothèques réside dans leur capacité à offrir une vision du futur à leurs utilisateurs ». Cette ambition est-elle toutefois compatible avec cette flexibilité qui semble être devenue le mode de gestion dominant de ce début de siècle ?