Nouvelles pratiques de lecture

Anne-Marie Bertrand

Le 5 avril dernier, Médiadix organisait, avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) Ile-de-France, une journée de réflexion sur le thème « Nouvelles pratiques de lecture : de l’écrit à l’écran ». Conscients d’un certain encombrement sur ce thème, les organisateurs précisaient d’entrée ne pas se situer dans le même registre que, par exemple, le colloque virtuel « text-e » mais, complémentairement à lui, se placer du côté du terrain. La journée était articulée en deux volets : nouvelles pratiques de lecture, nouvelles pratiques d’écriture.

Quelques repères sociologiques

Jean-François Hersent, chargé de mission pour les études sur la lecture à la Direction du livre et de la lecture (DLL), ouvrit la journée par une roborative introduction sur les pratiques de lecture sur écran. À partir des résultats d’une enquête menée l’année dernière pour la DLL par SCP-Communication, et dont les résultats n’ont pas été diffusés, il dressa un portrait à la fois synthétique et détaillé des lecteurs sur écran, dont le nombre a cessé d’augmenter de façon exponentielle – on considère (mais les chiffres varient selon les sources) qu’environ le quart des foyers français sont connectés à Internet.

L’usage d’Internet, dit Jean-François Hersent, consacre le clivage culturel de la société française entre un pôle minoritaire, urbain, plutôt jeune, diplômé, tourné vers la « modernité », et le pôle de ceux, plus nombreux, qui ne se projettent pas dans les nouvelles technologies, sont plutôt âgés et grands consommateurs de télévision et de quotidiens (surtout régionaux). Le pôle « moderniste » est lui-même composé de deux sous-ensembles : d’une part, des cadres supérieurs et professions intellectuelles, qui regardent peu la télé et lisent des livres ; d’autre part, des jeunes (15-30 ans), de sexe masculin, férus de vidéo et d’ordinateurs.

Deuxième constat : l’accès d’Internet est réservé aux catégories sociales supérieures (71 % des cadres supérieurs ont une adresse électronique personnelle, 12 % des ouvriers). La démocratisation de l’accès au savoir par Internet, si souvent annoncée, n’a pas eu lieu – n’aura pas lieu ? Troisième constat : il n’y a pas concurrence entre Internet et la lecture, mais complémentarité. Internet consacre l’existence de l’écrit. Ceux qui utilisent l’ordinateur sont aussi ceux qui lisent et écrivent le plus. Il y a une corrélation forte entre la lecture et l’usage d’Internet, comme le montre l’existence de deux groupes clivés, les internautes réguliers-grands lecteurs de livres, et les grands lecteurs de journaux-adeptes de la télévision.

Peut-on définir une spécificité des lectures des internautes ? Oui, répond Jean-François Hersent, et doublement. D’une part, on constate un déplacement, au sein de la culture légitime, du pôle littéraire et humaniste vers un pôle scientifique et technique ; d’autre part, la lecture sur Internet consacre l’avènement d’une lecture hachée, fragmentaire, de « bouts de texte », qu’on extrait et remixe chacun pour soi, dans un prêt-à-porter personnel qui marque la fin des repères communs et des filiations intellectuelles. C’est sans doute, dit-il, la plus importante conséquence des nouveaux outils/nouvelles pratiques de lecture.

Le prêt de livres électroniques en bibliothèque

Dans un tout autre registre, Christian Ducharme, enseignant à l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques), présenta l’expérience en cours de prêt de livres électroniques dans cinq bibliothèques municipales de la région Rhône-Alpes (Annecy, Bourg-en-Bresse, Grenoble, Lyon, Valence). La recherche menée sur cette expérience, conjointement par l’Enssib et deux laboratoires lyonnais (Lire-Lyon 2, Ersico-Lyon 3), comprend trois volets, l’un psycho-cognitif, l’autre bibliothéconomique, le troisième industriel. Christian Ducharme en présenta les premiers résultats, à peu près à mi-course puisque le prêt de livres électroniques se déroule de janvier à juin 2002 1.

Les deux premières hypothèses qui ressortent sur le plan sociocognitif sont l’une étonnante, l’autre pas. Étonnante, cette constatation que les lecteurs ne semblent pas gênés de lire sur écran et y lisent des livres en entier. Pas étonnant, le reproche principal adressé au document électronique : l’absence des habituels repères de lecture (par exemple, l’un des modèles en prêt ne propose aucune pagination). Quelle pourrait être la place de ce nouveau service dans les bibliothèques ? Les premières constatations montrent un hiatus entre l’appréciation des bibliothécaires et celle des usagers : les bibliothécaires mettent en valeur la possibilité d’organiser des contenus cohérents ou de cibler des publics particuliers (les malvoyants, les jeunes), les usagers attendent la possibilité de télécharger tout ce qu’ils souhaitent lire et la fin de la contrainte des dates de retour. Ils se trompent tous, dit Christian Ducharme, la littérature jeunesse étant actuellement absente des catalogues des distributeurs et le téléchargement instantané et universel se heurtant à d’évidents problèmes juridiques et économiques.

C’est sur le volet industriel de la recherche que Christian Ducharme se montra le plus discret. Le projet est, dit-il, d’établir une collaboration entre les distributeurs (Cytale et Gemstar) et les bibliothèques pour définir des modèles technico-économiques propres à rendre viable cette expérience pilote : il s’agit de résoudre quelques problèmes comme le lien (aujourd’hui obligé) entre le document acheté et la machine qui le lit, comme la question des droits d’auteur, comme la minceur des catalogues proposés, comme la faisabilité d’un prêt provisoire (avec auto-effacement du document prêté), comme la place des bibliothèques dans ce nouveau circuit de distribution, etc. Affaire à suivre…

Nouveaux écrits, nouvelles écritures, nouvelles lectures

Marie Despré-Lonnet, chercheur en sciences de l’éducation à Lille III, présenta le contenu du numéro 28 de la revue Spirale, précisément intitulé « Nouveaux écrits, nouvelles écritures, nouvelles lectures », et sa double interrogation : en quoi la banalisation des pratiques de lecture et d’écriture sur support numérique engage-t-elle de nouveaux comportements culturels, intellectuels, sociaux ? Comment rendre compte du hiatus entre le discours médiatico-publicitaire sur les facilités d’apprentissage et d’usage de la lecture sur écran et la réalité des nouvelles pratiques ?

Car, a souligné Marie Despré-Lonnet, rien de ce qu’on fait quand on lit sur écran n’est intuitif ni spontané. Les compétences du lecteur sur papier et du lecteur sur écran ne sont pas les mêmes. Sur écran, on exerce une « lecture-action » : on lit les signes du texte et les signes propres à activer le texte. Ce double niveau de lecture est, dit-elle, la grande nouveauté de la lecture sur écran et c’est lui qui appelle des compétences nouvelles : en langue triviale, il s’agit de « trouver le bouton sur lequel appuyer pour déclencher quelque chose » ; en langage savant, il s’agit de distinguer l’information textuelle des signes de fonctionnement de l’outil. Le texte est pris dans une gangue d’outils informatiques qui sont aussi des textes.

Cette analyse est déclinée, dans la revue, sous plusieurs angles : la clarification du vocabulaire (« lire », « livre », « texte »), les rapports entre les concepteurs d’outils et les utilisateurs, le travail éditorial, les compétences des chercheurs, l’observation d’une expérience interactive, les enfants et les logiciels ludo-éducatifs, etc. Curiosité involontaire : quand Marie Despré-Lonnet parle du livre sur papier, par opposition au livre sur écran, elle emploie l’expression « le vrai livre ». L’autre serait-il un leurre ? Un fantasme ? Une virtualité ? Un imposteur ?

Écritures numériques

La deuxième partie de la journée présenta trois cas d’écriture sur support numérique : la revue littéraire inventaire-invention 2, le cédérom d’Alice au pays des merveilles et un atelier d’écriture multimédia.

Patrick Cahuzac, fondateur de inventaire-invention, présenta longuement sa « revue littéraire en ligne », site de création littéraire. Depuis sa création, en 1999, inventaire-invention a publié environ 250 textes inédits, d’une quarantaine d’auteurs différents ; elle reçoit 10 000 visiteurs par mois. Comment un site peut-il être durablement un lieu de création littéraire ? Deux conditions sont exigées, explique Patrick Cahuzac : produire un travail de qualité et sortir du bénévolat. Qualité des œuvres (François Bon, Luc Lang, Laurent Mauvignier, Jacques Serena, Tanguy Viel, etc.), qualité de la mise en pages (les textes sont découpés page par page et ne sont donc pas lus en déroulé). Sortir du bénévolat : les auteurs sont payés pour les textes qu’ils donnent à la revue, pratique possible parce que la revue est hébergée par le Métafort d’Aubervilliers, qui la finance et est lui-même financé par le conseil général de Seine-Saint-Denis et la Drac d’Ile-de-France. Seul le financement public est à même de pérenniser les sites de création, analyse Patrick Cahuzac, qui souligne la disparition progressive des sites personnels d’auteur et la fragilité des revues littéraires sur Internet.

Deux réalisations furent présentées pour finir la journée. D’abord le cédérom Alice au pays des merveilles, édité par Emme et Lexis numérique. Sa créatrice, Sandrine Mariette, montra son travail et exposa les possibilités que lui offrit le multimédia : mise en images des jeux de mots de Lewis Carroll, intégration des rébus et jeux mathématiques, recours aux lettres-objets. Cela lui permit, dit-elle, de prendre en compte non seulement Lewis Carroll l’écrivain, mais aussi le mathématicien, le photographe ou l’épistolier.

Enfin, Patricia Rémy, directrice de la médiathèque de Vitry-le-François, et Dominique Lemaire, écrivain, présentèrent le cédérom La montagne de verre, fruit du travail d’un atelier d’écriture (3 classes d’école primaire en zone d’éducation prioritaire-Zep) animé par Dominique Lemaire, mis en image par les usagers d’un espace culture multimédia (ECM) et mis en voix par l’atelier de lecture à haute voix de la médiathèque. Beaucoup de partenariats et d’énergie mobilisés pour la réalisation de ce cédérom, évidemment valorisante pour ses auteurs.

Une journée d’une grande richesse, aussi bien de par la qualité des intervenants que par la variété des questions abordées.