L'activité documentaire
Représentation et signification
L’activité documentaire repose sur des concepts et des fondements théoriques qui ont forgé dans le temps (plus d’un siècle) la représentation sociale et professionnelle des métiers du traitement documentaire. Selon l’auteur, la représentation dominante est une vision traditionnelle fondée sur l’universalité des savoirs, la primauté du document physique, la neutralité du contenu, et la performance du système technique avec toutes les conséquences observables du côté des professionnels et du côté des usages. Il lui oppose une « nouvelle » vision fondée sur le « sens » attribué par l’homme à toute chose, sur la représentation différente et l’expression variée des choses entre les hommes, sur le nécessaire partage des connaissances à travers l’intersubjectivité, et enfin sur la complexité des situations documentaires et de leur résolution du fait que toute action documentaire est une action contextualisée, intégrée dans le dispositif global que se construit et utilise toute personne en recherche d’informations.
Documentary activity is based on theoretical concepts and foundations which have created in their time (more than a century) social and occupational perceptions of the professions concerned with the handling of documents. According to the author, the dominant perception is a traditional vision based on the universality of knowledge, the primacy of the physical document, the impartiality of content, and the performance of the technical system with all its visible consequences for professionals and for uses. He compares this with a “new” vision based on the “meaning” attributed by man to everything, on the different perception and varied expression of things among human beings, on the necessary sharing of knowledge through subjective interaction, and finally on the complexity of documentary tasks and of their resolution thanks to the fact that all documentary action is contextualised action, fitting in well with the global system that is built for, and made use of by, everyone searching for information.
Der Dokumentationsvorgang beruht auf Konzepten und theoretischen Grundlagen, die im Laufe der Zeit (mehr als ein Jahrhundert) die soziale und professionelle Bedeutung der Dokumentationsberufe geprägt haben. Nach Ansicht des Autors ist die vorherrschende Meinung eine konventionelle Sichtweise, die sich auf die Universalität des Wissens, den Vorrang der eigentlichen Dokumente, die Neutralität des Inhalts und die Funktion der technischen Systeme mit allen zu beobachtenden Folgen für Fachleute und Benützer stützt. Er stellt dem eine “neue” Vision gegenüber, die sich auf den “Sinn” gründet, den der Mensch allen Dingen zuordnet, auf eine andere Einstellung und einen Ausdruck geänderter Beziehungen unter den Menschen, auf die Wichtigkeit Kenntnisse durch gegenseitiges Verständnis zu teilen und schliesslich auf die Komplexität der Dokumentationsvorgänge und deren Lösung. Jeder dokumentarische Vorgang ist eine Tätigkeit in einem Zusammenhang, die in ein globales System integriert ist, das sich jeder der Informationen sucht aufbaut und benützt.
La actividad documental descansa en conceptos y fundamentos teóricos que han forjado en el tiempo (más de un siglo) la representación social y profesional de los oficios del tratamiento documental. Según el autor, la representación dominante es una visión tradicional fundada en la universalidad de los saberes, la primacía del documento físico, la neutralidad del contenido, y la actuación del sistema técnico con todas sus consecuencias observables del lado de los profesionales y del lado de los usos. El autor le opone una “nueva” visión fundada en el “sentido” atribuido por el hombre a toda cosa, sobre la representación diferente y la expresión variada de las cosas entre los hombres, sobre la necesaria repartición de los conocimientos a través de la intersubjetividad, y por fin sobre la complejidad de las situaciones documentales y de su resolución por el hecho que toda acción documental es una acción contextualizada, integrada en el dispositivo global que se construye y utiliza a toda persona en búsqueda de informaciones.
Les professionnels de la bibliothèque et de la documentation, plus particulièrement d’ailleurs les spécialistes de l’IST (information scientifique et technique), manifestent souvent un certain mal-être, expression d’un sentiment de non-reconnaissance ou de méconnaissance d’une activité que nous appellerons « documentaire » puisqu’elle porte sur des documents. Ils ont l’impression que les autres, les usagers, les décideurs, les institutions, ne les considèrent pas comme il le faudrait. Avant d’accuser les autres, il convient de s’interroger sur les raisons d’une telle situation.
Ce que nous voudrions essayer de montrer ici, c’est que la représentation de cette activité « documentaire », chez les professionnels (aussi bien bibliothécaires que documentalistes), comme chez les usagers réels ou potentiels d’un organisme d’information documentaire (bibliothèque universitaire, bibliothèque spécialisée, centre de documentation, centre d’information et de documentation-CDI, etc.) est étroitement liée à une certaine conception – classique et/ou historique – de l’activité documentaire, quasi hégémonique dans les discours et la pratique, toujours et encore aujourd’hui, c’est-à-dire au début du XXIe siècle. Consciemment ou inconsciemment, on a forgé une image de cette activité qui semble lui être tout à fait préjudiciable socialement.
Dans un premier temps, nous établirons les principales caractéristiques de la vision classique de l’activité documentaire, celle qui, selon nous, est la source du problème. Dans un deuxième temps, nous proposerons une nouvelle vision de cette activité, nouvelle façon, pensons-nous, de la fonder professionnellement et socialement, et donc d’en changer la représentation. Ce changement nous paraît d’autant plus nécessaire que cette activité de médiation est indispensable dans une société dite de l’information.
La vision classique de l’activité documentaire
La vision classique/historique de l’activité documentaire est fondée sur un principe de base qui s’appuie sur quatre concepts (universalité, objet, contenu, système). La conception et l’exercice de cette activité dénotent une certaine vision du monde.
Principe et concepts de base
Le principe de base de la conception classique est ancien. C’est un héritage de la fin du XIXe siècle. Il est aussi bien connu puisque c’est le principe fondateur de la bibliothéconomie 1 : le même document, et par extension la même information, doit toujours se trouver à la même place logique quel que soit l’établissement qui le possède dans le monde.
L’idée est, d’une part, que nous vivons tous dans le même monde car nous partageons tous le même Savoir. D’autre part, que la communication entre les hommes est d’autant plus effective qu’elle est encadrée. On peut – doit – donc concevoir l’organisation de tous les établissements documentaires de façon universelle, dans l’espace et dans le temps, sorte de « mondialisation » des esprits. Tout établissement particulier est un « analogon ». L’application de ce principe va donner des réflexes, créer une familiarité, et donc augmenter la facilité d’usage de tous les lieux par les lecteurs.
Les concepts de base, au nombre de quatre, sont moins affichés, mais aussi évidents puisqu’ils en découlent :
Universalité. C’est le concept essentiel (cf. le « principe »). Les connaissances, leur organisation, leur communication (informations) sont des entités et des activités universelles, indépendantes des hommes, pratiquement immuables, voire éternelles. C’est le Savoir. Les moyens de leur communication – les documents – acquièrent les mêmes vertus. On peut donc faire partout la même chose, et il faut se donner les moyens techniques – fondateurs de l’activité – de le réaliser : des normes (International Standard Bibliographical Description-ISBD), des outils (classification décimale universelle-CDU), des techniques « professionnelles » car spécifiques du lieu, etc.
Objet-Document. Le document est un objet matériel, un élément réel qui existe comme tel. C’est une entité éditoriale qui s’impose au professionnel dans sa forme puisqu’elle a été conçue justement sous cette forme par son auteur. Dès lors, toutes les opérations techniques (identification, description, classement, etc.) doivent assurer un traitement des objets documentaires dans le respect de leur intégrité.
Information-Contenu. C’est aussi un objet extérieur, une entité réelle qui s’impose au lecteur. Le travail consiste donc à extraire le contenu en toute objectivité, sans éliminer, sans trahir, et à en formaliser l’expression avec un outil de contrôle (langage documentaire) afin d’en renforcer le caractère « neutre », « extérieur », « universel ». Il faut dépersonnaliser au maximum la lecture et la transposition (réécriture) pour en établir la nature « documentaire ».
Système (technique). Tout lieu peut être considéré comme un système, un « Système d’information documentaire » (SID), constitué d’éléments liés entre eux pour atteindre l’objectif défini par le principe. Les éléments sont divers : il y a les hommes naturellement, et un peu malheureusement si l’on veut vraiment faire « technique » (cf. les critiques autour de l’analyse humaine) ; il y a surtout les outils, ces « TIC (technologies de l’information et de la communication) » désormais incontournables, manifestation de modernité ; et des techniques de traitement.
En outre, la liaison est généralement de nature déterministe puisque ce que l’on recherche, c’est l’efficacité : telle action doit donner tel résultat, celui qui est attendu. Dès lors, il faut disposer de données, naturellement quantitatives, essentielles pour évaluer la performance du système observé, et éventuellement l’améliorer (cf. le slogan : « évaluer pour évoluer »).
Ce principe et ces concepts influent inévitablement sur les contenus de la formation des futurs professionnels. Ceux-ci donnent une impression de permanence, d’immuabilité, de propos hors du temps, reflet d’un monde où les objets du traitement, comme les règles et les normes, ne se discutent pas, et où l’on doit faire la même chose partout. La profession se charge d’ailleurs de vérifier elle-même si cela est bien respecté, soit en assurant elle-même cette formation, soit en décernant son label (accréditation-certification). Cela se traduit concrètement par une absence de discussion sur le principe (objectif implicite), une forte tendance à la description (des lieux, des personnes, des usages), et à la fourniture de recettes : voilà ce qu’il faut faire pour…, voilà comment faire pour… Seuls les outils – les TIC, ceux qui entourent et caractérisent tout système, le SID ou autre – ont connu et connaissent une évolution, mais venue de l’extérieur, donc souvent subie et intégrée tardivement.
L’activité documentaire
Les fondements théoriques de cette activité sont à rechercher d’une part dans la « théorie [mathématique] de l’information », cadre implicite ou explicite dans la plupart des publications, travaux, discours, expertises, et autres, dans ce secteur d’activité, celui proposé par Claude E. Shannon en 1948 : un message (« M ») est transmis d’un émetteur (« E ») vers un récepteur (« R ») ; et d’autre part, dans la « théorie mathématique des systèmes » (ou « analyse des systèmes »), formulée dans les décennies 1960 et 1970 2. On peut les résumer ainsi 3 :
– le message est un objet physique, un objet réel, constitué d’un ensemble de signes. Il existe quel que soit le récepteur. C’est une réalité « objective » qui peut faire l’objet d’un traitement « mécanique » sur ses formes graphiques et linguistiques. C’est ce que font les informaticiens spécialisés dans le traitement automatique du texte ;
– le contenu du message est celui qui a été donné par l’auteur. C’est un élément élaboré préalablement à l’échange. C’est ce qui justifie l’existence même du message. Il faut le décoder de la façon la plus « objective » possible puisqu’il ne peut y avoir qu’une seule lecture d’un même énoncé informationnel, au risque sinon de trahir l’auteur. C’est le rôle des « professionnels du traitement de l’information » de bien faire cette « analyse » (lecture) ;
– la transmission du message est pleinement justifiée par le fait qu’à l’autre bout, il y a un récepteur qui a un besoin d’information évident et qu’il ne peut satisfaire de façon autonome. Il convient de répondre au mieux et au plus vite à cette demande, en fournissant à autrui cette information qu’il n’a pas, selon l’idée qu’elle existe quelque part et qu’elle lui est « utile ». On observe bien un déplacement physique de ce quelque chose ;
– la relation entre les protagonistes (auteur-lecteur) est réalisée grâce à l’existence d’organismes spécifiques (bibliothèque, centre de documentation, ou autre), lieux intermédiaires, dont le but est précisément de fournir l’information voulue à tout demandeur. Leur conception et leur organisation répondent naturellement à cela. Leur rôle social, éducatif, économique, culturel, etc., est tout aussi évident ;
– la communication-transmission est un phénomène linéaire qui se déroule dans le temps – chronologiquement – puisque les choses se font, se transmettent, les unes après les autres dans un ordre quasi obligé (concept de la « chaîne », à l’instar de la « chaîne documentaire ») ;
– le schéma « E » - « R », de l’émetteur (généralement l’auteur) vers le récepteur (normalement le lecteur), permet d’identifier tous les éléments du « circuit » (cf. le « circuit du livre »), et donc de déterminer le lieu ou l’objet, ou l’opération, sur lequel intervenir pour améliorer la transmission du message, du fait des perturbations diverses (intermédiaires techniques, linguistiques, humains – le bibliothécaire, le documentaliste…) qui le parasitent ;
– l’activité documentaire est intégrée dans le cadre d’un système technique (SID documentaire ou SID bibliothécaire) qui constitue le pivot de la transmission. Il sera naturellement qualifié de « système à objectif », « téléologique ». Son caractère « technique » permet de distinguer des sous-systèmes (système d’entrée-système de sortie-système opérationnel-système de régulation), d’en analyser l’état à différents moments par des mesures ou des quantifications (« analyse de système »). On peut ainsi connaître son évolution, et éventuellement sa performance, pour l’améliorer.
Une telle conception « documentaire » – du fait des réalisations qui ont suivi – a eu des conséquences sur la représentation que chacun se fait des lieux, des personnes, des rôles, etc., d’autant qu’elle est relativement ancienne (150 ans). Elle a eu le temps d’être partagée collectivement.
Une vision « positiviste » du monde
Dans le concret de l’activité, cela se traduit, du côté des professionnels, par une vision de leur monde que l’on peut résumer ainsi :
– si un auteur veut que son message soit transmis, il doit lui donner une trace, faire un document. La nature matérielle de l’objet est essentielle pour en garantir l’intégrité lors de la conservation, l’exploitation et la transmission (d’où le problème des informations sur l’Internet du fait de leur nature « électronique ») ;
– un document est d’autant plus facilement classé, donc retrouvé dans un SID, que le traitement obéit à des normes (celles de « catalogage » par exemple), à des règles (d’écriture, de classement), et s’appuie sur des outils de référence commune (comme le thésaurus ou la classification). Surtout si, parallèlement, on oblige tout le monde à les suivre ou les utiliser. Concrètement, le professionnel impose ainsi sa conception normative de son activité aux usagers ;
– le besoin informationnel existe. Il faut donc le connaître et pour cela faire des études – enquêtes si possible quantitatives – sur ces besoins. Cela permet de faire des classes, des groupes, des catégories… d’usagers (« les adolescents », « les élèves de 6e », « les étudiants de… », « les chercheurs », « les bons/les moyens/les débutants », etc.). À moins que ces catégories n’aient été préalablement – arbitrairement ? – définies pour en connaître les besoins puisque à chaque catégorie correspondent naturellement des besoins 4…
Éventuellement, on s’intéresse à leurs attentes et à leurs pratiques ;
– les intermédiaires techniques (les « artefacts » : les fichiers 5, les logiciels, etc., résultats et outils du codage-décodage) sont vus comme l’accès normal aux documents, étant donné ce qu’ils représentent – ou représentaient – comme temps passé et « compétences » nécessaires ;
– l’objectif de tout SID, en tant que structure intermédiaire, est d’assurer la bonne transmission du message de « E » vers « R », grâce au traitement effectué par son personnel. Toute l’énergie professionnelle est donc mobilisée pour l’atteindre. D’où la nécessité, rencontrée dans tous les discours, de bien savoir « traiter », de bien gérer, c’est-à-dire d’organiser, d’évaluer, de faire évoluer le SID 6.
Globalement, la finalité de l’activité documentaire se confond avec celle du SID : assurer la transmission du message « M » de l’émetteur-auteur « E » vers le récepteur-lecteur « R » qui le cherche. Pour la bonne réussite du projet, il est nécessaire d’identifier et d’éliminer tous les obstacles à cette transmission. Ceci explique les préoccupations permanentes des « professionnels du traitement de l’information » sur le codage et le décodage de l’information (par exemple, l’indexation, les langages documentaires) 7. Ceci explique aussi les propos sur les apprentissages (formations des usagers) au décryptage de la CDU, à la recherche documentaire en ligne, etc.
Le regard des usagers
Du côté des usagers, réels et potentiels, la représentation dominante s’appuie sur trois traits principaux. Tout organisme documentaire semble conçu et est perçu comme un lieu de fourniture d’objets, comme un magasin de pièces détachées, comme un entrepôt avec son stock. Cette vision transparaît dans l’offre de l’organisme. Très souvent, les objets proposés ne sont que des entités physiques, des choses matérielles. Elle est renforcée par le rangement qui est une distinction selon la nature des objets (objet écrit-objet sonore-objet audiovisuel, etc., voire les livres d’un côté, et les non-livres de l’autre), et non pas selon le contenu (centres d’intérêt), par le contenu des catalogues, des fichiers, ou des « Opac » de bibliothèques qui ne mentionnent pas les articles ou les contributions, pourtant entités intellectuelles bien distinctes. Cette vision explique le comportement de l’usager, à travers le prêt par exemple : le bon organisme est celui qu’il quitte – très vite – avec le document qu’il est venu chercher. Le mauvais organisme est celui dans lequel il a dû attendre – comme aux caisses du supermarché – pour s’entendre dire que le document n’est pas disponible.
Deuxième trait, concomitant : le professionnel est regardé comme le tenancier de l’organisme, comme le gestionnaire du lieu auquel – ipso facto – on l’assimile quel que soit l’organisme considéré 8. Dès lors, les usagers trouvent normal de le solliciter pour des prestations (conseil, manipulation, installation, passation, etc.) qui, à leurs yeux, sont associées à tout ce qui se trouve dans le lieu, les documents certes (niveau, intérêt et disponibilité), mais aussi les machines (photocopieuses et autres), les outils (logiciels), et les compétences généralement techniques (commandes et dépôts d’objets)…
Enfin, troisième trait, l’accès aux documents, à l’information, est trop souvent médiatisé. Cela se traduit généralement, à leurs yeux, par une obligation de se plier à une organisation, à une vision, qui n’est pas la leur, mais celle du lieu. En outre, peu importe si tous les lieux documentaires sont conçus selon la même organisation puisque ce n’est pas la leur. Certains font l’effort de l’apprendre – et c’est valorisé socialement – ce qui leur permet d’exploiter les ressources du lieu. D’autres ne s’y retrouvent pas, et ainsi ne profitent pas pleinement des ressources. D’autres enfin ne viennent pas ou plus. Tout usager rêve d’un accès libre aux rayonnages, aux documents, à tous les documents, ce qui est encore loin d’être généralisé (tout au moins en France).
Si l’on prend un peu de recul, si l’on essaie de comprendre ce que cela signifie, on ne peut manquer de constater que cela reflète une attitude réaliste – positiviste – vis-à-vis des objets de traitement (objet réel, objet extérieur à l’observateur, au lecteur), une conception fortement déterministe (cause-conséquence) de l’activité documentaire, une approche de nature analytique (découpage des problèmes en éléments pour identifier l’obstacle). Cette conception, très « scientiste », est naturellement le résultat d’une histoire, celle des hommes, celle de leur quête de connaissances, celle de leur relation au Savoir, celle qui a dominé jusque dans les années 1970. Mais elle est aujourd’hui contestée par certains car, si elle a évidemment permis d’expliquer un certain nombre de phénomènes physiques (pas tous, d’où la contestation), elle ne permet pas de considérer – comprendre – des phénomènes humains, qu’ils soient individuels ou collectifs. Or les hommes tiennent un rôle central dans l’activité documentaire, en tant que source, cible et médiation d’information, et la vision « classique » semble un peu trop l’avoir oublié, trop obnubilée par l’objet et le lieu.
Du fait de ses fondements et de ses conséquences, cette vision dominante nous paraît à reconsidérer totalement. D’où notre souci de regarder cette activité autrement, celui de montrer qu’une autre représentation existe et qu’elle correspond peut-être davantage aux attentes des uns et des autres.
Une « nouvelle » vision de l’activité documentaire
Nous allons essayer de présenter les grandes lignes d’une « nouvelle » représentation de l’activité documentaire.
Nouveau principe, nouveaux concepts de base
Le principe de base de cette nouvelle représentation est que la recherche documentaire est la rencontre – plus ou moins virtuelle – entre des personnes dans un but précis, l’auteur (malgré son absence), le « rechercheur » (dans sa diversité et avec ses moyens), et le médiateur (avec ses compétences et ses techniques). Dès lors qu’il y a rencontre, il y a un espace de communication par les représentations et les expressions des différents acteurs. La diversité est inhérente au projet. La réussite de la rencontre sera d’autant mieux assurée que l’on aura pris en compte cette diversité, en particulier vis-à-vis du « rechercheur », de l’usager.
Les concepts de base découlent logiquement du principe retenu. Au nombre de quatre, ils sont peu familiers si l’on en juge par le contenu des travaux en bibliothéconomie, en documentation, ou en science de l’information.
Signification. C’est le concept essentiel. C’est ce que l’homme comprend d’un objet, d’une situation, etc. C’est ce qui lui permet, entre autres, de situer les choses, les unes par rapport aux autres. Seul l’homme fait « sens ». Or l’activité documentaire est une activité hautement tributaire du sens, sens attribué, sens construit, sens partagé, sens recherché, etc.
Représentation-Expression. Tout homme a ses propres façons de situer les choses qu’il rencontre, et de les exprimer. Cela relève à la fois de l’inné – schéma propre à l’espèce humaine – et de l’acquis – à travers le parcours de chacun, ses expériences et ses connaissances personnelles. Partir à la recherche de…, c’est situer ce qu’on cherche parmi ce que l’on sait déjà, et l’exprimer avec ses propres moyens. Jouer le rôle de médiateur, c’est nécessairement s’appuyer sur les savoirs et les compétences de ceux – et ce ne sont pas des entités abstraites – pour qui on travaille. Vouloir communiquer, c’est tenir compte des savoirs et des compétences des interlocuteurs. Il faut donc connaître ces façons.
Inter-subjectivité. Les nombreux acteurs qui participent directement ou indirectement à l’activité documentaire appartiennent à des mondes différents dans le temps, dans l’espace, et du fait de leurs savoirs et de leurs compétences propres. Il y a donc un problème essentiel, et difficile à résoudre, de communication entre ces mondes… celui du partage. Or l’homme est un être social qui veut partager des informations avec les autres hommes, et il a besoin et envie de le faire. Il doit donc rechercher les bases de ce partage dans l’inter-subjectivité, c’est-à-dire dans la compréhension – et l’expression –, commune de certaines choses puisqu’il est difficile de l’envisager pour tout. Cela relève souvent d’une négociation.
Complexité. L’activité documentaire est toujours située dans un temps, dans un lieu, et insérée dans un réseau de personnes, de machines et de techniques qui interagissent. Tout cela forme un écheveau dans lequel cause et conséquence ne sont plus dans une relation d’évidence. Globalement, il faut désormais agir dans un environnement qui n’est plus jamais stable, immuable, permanent. Les savoirs évoluent, les organisations évoluent, mais les évolutions sont imprévisibles. La mémoire « documentaire » doit non pas refléter cette complexité, mais la reconnaître.
Un nouveau modèle de l’information documentaire
Les fondements théoriques font appel à un modèle qui peut être formulé, même s’il n’a pas été encore formellement dénommé. Ce « modèle de l’information documentaire 9 » aurait les caractéristiques suivantes :
– un auteur écrit un message parce qu’il veut – il a besoin de – faire savoir ce qu’il sait, pense ou ressent. Son intention de communication est manifeste. Le message est donc porteur de quelque chose (contenu avec signification) délibérément placé dedans par son auteur qui utilise tous les moyens linguistiques (mise en texte) pour se faire – bien – comprendre de son futur lecteur. Cette intention est reconnue par le lecteur. Dès lors l’information est une connaissance communiquée (définition de l’information dans le contexte documentaire), et la communication informationnelle est une communication finalisée du fait même de l’intention de l’auteur ;
– le message n’existe que s’il est lu. C’est le lecteur qui le fait apparaître. Sinon ce n’est qu’un bout de papier ou un fichier électronique, stocké quelque part. Dès lors le sens n’est pas immanent. Il est construit par le lecteur, avec tout ce qu’il est, son histoire, son savoir, ses compétences langagières, cognitives, situationnelles et autres. D’où la légitimité de toute lecture même si lire ce n’est certainement pas lire n’importe quoi !
– l’homme a besoin d’information pour des raisons diverses et toutes aussi justifiées les unes que les autres. D’où sa quête, sa recherche, ses démarches documentaires… d’où la mise en place d’une stratégie s’appuyant sur le dispositif que chaque homme s’est constitué autour de lui, fait de ses ressources propres – sa propre bibliothèque, sa mémoire –, de réseaux personnels informels de ressources extérieures – les amis et autres –, de réseaux institutionnels – comme l’Internet –, et de lieux identifiés par leur fonction – bibliothèque, centre de documentation et autres. Le choix dans le dispositif obéit en particulier à la « loi du moindre effort » ;
– la recherche documentaire est la rencontre « virtuelle » de deux mondes : celui de l’auteur et celui du lecteur final, et dans ce cas le caractère « virtuel » interdit toute observation directe ; parfois trois avec l’intermédiaire, le médiateur – bibliothécaire ou documentaliste –, et dans ce cas c’est l’intermédiation qui est observée. La rencontre de ces mondes qui ne se connaissent pas, n’est pas évidente car chacun fait appel à ses représentations (organisation des savoirs) et à ses moyens d’expression (compétences langagières). D’où la richesse, mais aussi la difficulté de cette communication. D’où aussi souvent l’échec ;
– la rencontre est à chaque fois une nouvelle rencontre car elle est inévitablement contextualisée (objectif, temps, espace). Or ces éléments, essentiels si l’on considère la recherche informationnelle, évoluent constamment. Chaque rencontre nécessite donc une nouvelle « mise en situation ». D’où la difficulté, voire l’impossibilité, de reproduire à l’identique toute démarche (ce qui justifie, en tenant compte du facteur « temps », le scepticisme vis-à-vis, voire la mise en cause, d’une technique de recherche comme le push ou de celle de diffusion comme la DSI) ;
– le nombre croissant des documents et la difficulté matérielle de la recherche du fait de leur dispersion ont suscité la création d’organismes médiateurs, de natures diverses, qui ont une fonction de transformation des contenus, d’adaptation des formes et de facilitation des parcours vis-à-vis de l’usager. Dès lors, et mis à part les organismes patrimoniaux, leur localisation, leur contenu, leur présentation ne sont à considérer que par rapport à leur raison d’exister : offrir un accès spécifique à l’information pour l’usager 10. L’homme, avec ses préoccupations, ses représentations, ses moyens de communication, est pleinement présent. D’où la prise en compte de critères, comme le hasard ou la curiosité (effet « Sérendipe 11 »), le « temps » (obsolescence), l’ « usage » (support, conservation), l’ « échange-partage » (contexte-compréhension). D’où la notion de « service », ici informationnel, et l’intérêt collectif des organismes qui ont été conçus autour de cette raison ;
– le document est un moyen de communication, un média, un objet porteur de quelque chose, objet matériel à la fois contenant et contenu. Mais c’est ce contenu (la connaissance communiquée) qui importe même si la nature et la forme éditoriales de cet objet ne sont pas tout à fait indifférentes (cf. lecture sur papier vs lecture sur écran). La lecture documentaire – opération par laquelle on choisit les éléments, dans un texte (ou dans une image) et dans son document-support, constitutifs de la mémoire – est une négociation (en vue d’un partage informationnel, d’une mise en commun des significations) sur le sens donné par les différents acteurs (auteur-médiateur- lecteur) dans le cadre de l’intersubjectivité, ce qui exclut et l’objectivité illusoire et la subjectivité inévitable 12.
Une activité communicationnelle
Ce sont les hommes – auteur, lecteur, médiateur – qui sont les tenants et aboutissants de l’activité documentaire. Ils sont au centre des préoccupations, et à travers eux, la signification qui est donnée aux objets. Ce sont les hommes qui créent les objets informationnels, eux qui leur donnent sens, eux qui les transforment, même s’ils peuvent parfaitement pour cela se faire aider de machines pour faire mieux, plus vite…, d’où l’intérêt des TIC. Mais dans cette conception, les machines, les outils, les techniques ne sont que des moyens au service des hommes, de leur rencontre. Ils ne peuvent se substituer à l’homme.
Tout objet est informationnel si l’intention informationnelle de son auteur est affichée quelle qu’en soit la forme matérielle. On doit donc essayer d’y donner accès en fonction d’une situation donnée, d’un cadre précis. D’un contexte. C’est le contexte qui explique et justifie les choix faits par les différents acteurs.
L’activité du médiateur sur le document est normale, attendue, bienvenue, mais elle est sous condition « communicationnelle ». Elle doit être « contextualisée ». Elle doit être implicitement le résultat d’une négociation (« inter-subjectivité ») sur l’objectif de l’activité et sur les moyens de l’atteindre (cf. l’opération de prêt) entre ceux (les usagers) qui sont normalement la raison d’être de l’existence des organismes documentaires, et les professionnels qui y travaillent. Cela dépasse la simple étude conjoncturelle de besoins. Cette négociation est particulièrement importante là où l’homme – l’usager ou l’auteur – est nécessairement présent physiquement ou virtuellement, c’est-à-dire là où il y a de la création ou du partage de « sens » : analyse, recherche, classement.
Globalement, la finalité d’un tel projet est d’assurer les meilleures conditions de la rencontre entre les divers protagonistes, à l’image d’un jeu dans lequel chacun joue un rôle, l’un de ceux-ci étant d’être médiateur, pour que la rencontre soit « utile » sur le plan intellectuel, matériel, psychologique, affectif, etc. L’activité documentaire est alors conçue comme une activité devant mettre tout en œuvre pour organiser un espace et proposer les modalités devant permettre cette rencontre. Et ce n’est pas par des considérations purement techniques et normatives que l’on facilite cette rencontre, mais par une prise en compte des objectifs et moyens de tous, et chacun, des protagonistes.
Vers une nouvelle représentation
Étant donné que cette conception n’est pas la conception dominante aujourd’hui, même si certains s’y essaient à leur petite échelle, on ne peut indiquer les conséquences sur la représentation des professionnels et des usagers des organismes documentaires. On peut cependant en envisager sur le concept même d’organisme documentaire », sur celui de « bibliothèque virtuelle », et sur le contenu de la formation des professionnels.
La remise en cause du concept d’universalité oblige à s’interroger sur la validité du concept d’un « organisme documentaire » conçu pour tous publics. Dans la logique de la meilleure « rencontre », il paraît difficile à un même lieu – organisme – de pouvoir répondre à des publics – trop – divers en proposant la même organisation matérielle et intellectuelle, d’où le problème des bibliothèques qu’elles soient « universitaire » ou « municipale », ou des CDI. Peut-être allons-nous vers des organismes de proximité, des micro-organismes (à l’image des constructions de microsociétés), autonomes et innovants quant à leurs modes de fonctionnement. D’évidence, les centres de documentation ont pris à cet égard quelques avances sur les autres.
Selon la même logique, l’idée d’une mémoire universelle – réalité physique même si elle est électronique – semble contestable. Non pas sur le plan technique, puisqu’il est désormais possible d’accéder – virtuellement – à toutes les ressources informationnelles mondiales. C’est le concept de l’Internet comme une immense banque de données. Mais cette construction des ingénieurs – pour intéressante qu’elle soit en tant que réalisation d’un grand rêve – ne paraît pas la solution miracle et globale aux problèmes informationnels de chacun 13. Elle paraît au contraire être une réalité inadaptée – ne serait-ce que par sa taille – pour la plupart des usagers. C’est seulement, et encore pour certains usagers, un élément dans leur dispositif.
À partir du moment où la finalité n’est plus le système technique, le SID – qui ne disparaît pas pour autant mais n’est qu’un moyen dans le dispositif –, et son optimisation, la formation des futurs professionnels ne peut pas être purement technique (bibliothéconomie, techniques documentaires), à moins d’apprendre parallèlement à adapter l’usage des techniques et des outils aux situations communicationnelles.
Plus fondamentalement, la formation devrait être tournée vers une réflexion, une sensibilisation sur les enjeux et moyens d’une communication finalisée entre humains. Elle devrait être totalement orientée vers les « dispositifs », celui de l’auteur, celui de l’usager, celui du médiateur. Les recherches en « science de l’information » devraient en fournir la matière.
Certains verront là une conception de nature « constructiviste ». Il est vrai que, pour nous, c’est l’homme qui construit les choses. Celles-ci n’existent que par lui et pour lui. On y ajoutera une conception interactionniste dans la mesure où l’homme n’est pas seul. Son activité, celle de recherche informationnelle, entre autres, se déroule dans un cadre communicationnel. Dès lors, les échanges sont naturels, souvent riches car diversifiés, mais aussi et normalement difficiles. C’est à l’activité documentaire de faire en sorte que cette recherche soit plus facile pour chacun d’entre nous.
Conclusion
La représentation « classique » de l’activité documentaire chez les professionnels, chez les décideurs et chez les usagers est le résultat d’une histoire relativement longue, ce qui en explique le caractère bien ancré et la nature hégémonique.
Elle est fondée sur le principe que tout le monde partage et vit la même chose, car le Savoir est universel. L’homme est certes unique, mais cette spécificité doit être « canalisée » en particulier lors de la recherche informationnelle. Dès lors, l’activité documentaire doit « simplement » permettre de faire correspondre – apparier – une demande ponctuelle et une offre large, grâce à une bonne organisation technique. Cela a forgé une vision déterministe et mécanique où dominent les machines et les techniques.
Cette vision est à reconsidérer. D’une part, elle relève d’un grand mythe, celui d’un monde « fusionnel », celui de la « Jérusalem céleste ». D’autre part, elle ne satisfait pas les professionnels confrontés aux réalités du terrain, et elle ne correspond pas aux attentes de nombre d’usagers.
Pour changer cela, et ce souci est d’autant plus d’actualité que l’activité documentaire va devenir une nécessité pour tous dans une société dite de « l’information », et que la « médiation documentaire » va devenir un passage obligé pour maîtriser toute l’information, quelle représentation de l’activité documentaire peut-on proposer ?
Sans doute, celle d’une communication finalisée, celle d’une rencontre autour d’un projet fondé sur un « modèle de l’information documentaire », intégrant et utilisant tous les moyens de communication de l’homme. La priorité est donnée à l’homme et à ses caractéristiques, et au sens qu’il donne aux choses.
C’est une vision constructiviste du monde, une approche pragmatiste des situations qui, parce qu’humaines, sont diverses, donc spécifiques. Cela requiert des capacités d’adaptation et de négociation fortes.
On imagine toutes les implications sur l’activité et ses modalités actuelles, et tous les changements à opérer dans les esprits des professionnels si l’on veut arriver à changer les pratiques et les comportements, et donc les représentations des usagers. C’est le grand défi de ce début de XXIe siècle.
Mai 2002