À la bibliothèque du Moulin
Chez Aragon et Elsa Triolet
La bibliothèque personnelle d’Aragon et de sa femme Elsa Triolet est conservée à Saint-Arnoult-en-Yvelines, dans la maison de campagne que l’auteur a léguée à l’État, à sa mort en 1982. Dans cet ancien moulin, devenu lieu de mémoire, la collection qui se compose d’environ 30 000 livres, souvent dédicacés, mais aussi d’archives, de photographies et d’estampes, est le reflet de la personnalité complexe de ses propriétaires, de leur goût et de leurs engagements.
The private library of Aragon and his wife Elsa Triolet is preserved at Saint-Arnoult-en-Yvelines, in the country house that the author bequeathed to the state on his death in 1982. In this old mill, which has now become a place of remembrance, the collection, consisting of about 30,000 books, many of them dedicated – but also of archives, photographs and engravings – reflects the complex personality of its owners, their taste, and their commitments.
Die persönliche Bibliothek von Aragon und seiner Frau Elsa Triolet wird in einem Landhaus in Saint-Arnoult-en Yvelines bewahrt, das der Autor nach seinem Tode 1982 dem Staat vermacht hat. In dieser alten Mühle, die ein Ort der Erinnerung geworden ist, befindet sich die Sammlung, bestehend aus ungefähr 30000 Bänden, oft mit Widmungen versehen. Sie enthält aber auch Archive, Photographien und Graphiken. In ihr spiegelt sich die komplexe Persönlichkeit der Besitzer, ihr Geschmack und ihre Engagements.
La biblioteca personal de Aragon y de su mujer Elsa Triolet está conservada en Saint-Arnoult-en-Yvelines, en la casa de campo que el autor legó al Estado luego de su muerte en 1982. En este antiguo molino, convertido en lugar de memoria, la colección que se compone de unos 30 000 libros, a menudo dedicados, pero también de archivos, fotografías y estampas, es el reflejo de la personalidad compleja de sus propietarios, de su gusto y de sus compromisos.
On associe bien sûr toujours Aragon à Paris, Paris que l’on retrouve si présent dans toute son œuvre. Il avait toutefois acquis, en 1951, une maison de campagne à Saint-Arnoult-en-Yvelines, à une cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale. Louis Aragon et sa femme, Elsa Triolet, s’y rendaient en fin de semaine.
La maison est un ancien moulin à eau qui figure déjà sur la carte des moulins établie par Cassini en 1757. Toutefois, la construction actuelle a été édifiée au XIXe siècle et, au moment de son acquisition par le couple, elle était transformée depuis longtemps déjà en seule maison d’habitation. C’est Elsa Triolet qui, ayant une formation d’architecte d’intérieur, s’occupe de la décoration. La vaste maison est réellement aménagée en lieu de vie. Il est vrai que le couple ne dispose alors que d’un minuscule logement à Paris, rue de la Sourdière, et l’on sait que très vite des livres qui n’y trouvent plus place sont régulièrement transportés au Moulin. Le salon occupe l’emplacement de l’ancienne salle de travail du meunier, on y voit encore par un œil de bœuf la chute d’eau qui entraînait la roue. D’une hauteur de plafond de plus de cinq mètres, il est meublé de hautes bibliothèques vitrées qui proviennent d’une ancienne abbaye, les bureaux d’Aragon et d’Elsa comme les couloirs sont également tapissés de livres.
Aragon a aménagé pour stocker les livres la partie la plus haute du moulin en bibliothèque. Une salle de même surface que le salon (75 m2) a été équipée d’étagères de bois provenant des arbres du parc. Depuis toujours l’écrivain a souhaité que sa bibliothèque, dans la continuité du rôle de bibliothécaire qu’il avait joué dans sa jeunesse auprès de Jacques Doucet, avec son ami André Breton, puisse être mise à la disposition d’un public intéressé. Et c’est dans ce local que se trouve l’actuelle bibliothèque. Le mobilier d’origine équipe désormais la réserve attenante à la bibliothèque et la salle de lecture remeublée peut accueillir les chercheurs.
Un lieu de mémoire
À sa mort en 1982, Aragon « lègue à l’État français sa propriété de Saint-Arnoult qui devra être aménagée en fondation pour préserver sa mémoire et celle d’Elsa ». C’est ainsi qu’en 1984 le moulin entre dans le patrimoine du ministère de la Culture. Les travaux de sauvegarde du bâtiment, que l’écrivain n’entretenait plus, dureront une dizaine d’années, ils viseront surtout à assainir un édifice construit sur l’eau et à conserver intacte l’habitation des deux écrivains comme lieu de mémoire.
Depuis la mort d’Aragon, la collection de livres du Moulin s’est également augmentée des ouvrages que l’auteur avait gardés près de lui à Paris. En effet, le couple avait quitté, en 1960, la rue de la Sourdière pour la rue de Varenne où il disposait d’un logement plus vaste. La bibliothèque était donc partagée en deux : pour moitié à Paris, pour moitié à Saint-Arnoult. Aragon n’était pas propriétaire de son appartement parisien et, après son décès, les services de Matignon qui avaient acquis cet immeuble, mais y avaient maintenu l’écrivain comme locataire, souhaitèrent prendre rapidement possession des lieux.
Mais que faire des livres ? Lors du règlement de la succession, l’État les racheta pour les regrouper avec ceux de Saint-Arnoult, réalisant ainsi le vœu de l’écrivain de mettre sa bibliothèque à la disposition de lecteurs. Avant de rejoindre le moulin en 1999, les livres provenant de Paris ont transité par la Bibliothèque nationale qui les a inventoriés et en a établi un catalogue manuscrit sommaire.
On peut dire que tous les livres d’Elsa Triolet et d’Aragon sont réunis. Tous ? Ou presque. En effet, on ne peut préjuger ni des ouvrages qui ont pu disparaître en raison des aléas de la vie, particulièrement pendant l’Occupation quand Aragon et Elsa Triolet vivaient dans le Sud de la France, ni de ceux qu’Aragon a pu offrir aux uns et aux autres. Quoi qu’il en soit, leur nombre reste imposant pour un particulier. La Bibliothèque nationale a attribué 11 000 numéros d’inventaire et, malgré l’absence d’un inventaire définitif des livres initialement conservés au Moulin, on peut raisonnablement estimer que la collection comporte 30 000 volumes ou fascicules ou numéros de périodiques.
Le reflet de ses propriétaires
Le contenu de la bibliothèque est très varié. Bibliothèque de particuliers, elle est le reflet des goûts de ses singuliers propriétaires. Car, ne l’oublions pas, il s’agit de la bibliothèque d’un couple d’écrivains, gardons aussi à l’esprit qu’Elsa Triolet était russe, n’omettons pas non plus les activités journalistiques d’Aragon qui fut le directeur des Lettres françaises, ni les chroniques théâtrales d’Elsa Triolet, ni bien sûr, au plan politique, l’engagement d’Aragon auprès du Parti communiste, et ce jusqu’à sa mort.
L’absence, pour l’heure, d’indexation ne permet pas une vision chiffrée du fonds, mais on peut en relever les grandes composantes : des livres de littérature française ou étrangère, des livres d’art, des livres de politique et d’histoire. On trouve également une bibliothèque de langue russe d’environ 3 000 volumes doublés de nombreuses œuvres littéraires russes traduites en français.
Le domaine littéraire
Le plus insolite dans cette collection est de trouver côte à côte des ouvrages de niveau tout à fait inégal : une bibliothèque qui peut être très spécialisée jouxtant une bibliothèque très grand public. Ainsi, bien avant même de remettre, pendant l’Occupation, la poésie courtoise au goût du jour en tant que poésie nationale aux valeurs civilisatrices, Aragon s’est passionné très jeune pour la littérature médiévale et il a acquis de très nombreuses éditions complètes ou des traductions différentes d’un même texte. Il possédait également une bibliothèque de livres très rares sur la poésie arabe dont il s’est servi pour écrire Le Fou d’Elsa. Mais on trouve également des romans de toute sorte qu’il recevait en service de presse, qu’il n’a pas toujours lus, mais qu’il a tous conservés.
Ainsi se côtoient des livres de Butor, Éluard, Malraux, Michaux, Perec, Ponge, etc., et des livres dont les auteurs ont sombré dans l’oubli depuis longtemps. Une surprise toutefois : peu de livres de l’époque surréaliste. La bibliothèque possède également une double collection de Série noire. En effet, Elsa Triolet était grande lectrice de romans policiers et, insomniaque, elle avait à sa disposition deux collections qui lui tenaient lieu de somnifère : l’une à Paris, l’autre à Saint-Arnoult.
Le domaine artistique
Les livres d’art sont nombreux et reflètent la même variété : des artistes passéistes aussi bien que des jeunes d’avant-garde. Aragon a conservé un grand nombre de catalogues de galeries et même des cartons d’invitation à des vernissages. La bibliothèque possède également quelques estampes ou dessins, ainsi que des portraits, qui ont, pour la plupart un caractère affectif. On trouve aussi des livres sur le cinéma.
Quant aux arts du spectacle, les mêmes disparités se retrouvent : des textes d’auteurs, notamment d’auteurs engagés, des programmes de théâtre : Chaillot, Marigny, Comédie française…, mais aussi des programmes de music-hall : l’Olympia, Bobino, l’Alhambra…, de nombreux cartons d’invitation pour les premières et des cartes d’entrée permanente ou encore un programme dédicacé par Johnny Hallyday, des partitions de Darcier ou de Legay, de nombreuses partitions de chansons à partir des poèmes d’Aragon dues à Jean Ferrat, à Léo Ferré… On n’oubliera pas deux petites maquettes de décor de théâtre, ni des affiches, notamment des affiches soviétiques de propagande, ni les documents qui ont servi à l’exposition sur Maïakovski conçue par Elsa Triolet et Chem en 1967.
Une documentation considérable
Aragon n’hésitait pas, nous l’avons vu pour la littérature arabe, à se constituer une documentation considérable sur laquelle il s’appuyait pour écrire ses romans, notamment ses romans historiques. C’est ainsi qu’on a déjà répertorié les nombreux ouvrages relatifs à l’époque impériale qu’il a consultés pour écrire La Semaine Sainte ; cette documentation est également complétée des cartes topographiques et des cartes d’état-major des régions où se déroule l’action ou encore de nombreuses images d’Épinal de l’imprimeur Pellerin sur le thème de la légende napoléonienne.
La bibliothèque possède également les livres qu’Aragon a acquis pour le travail préliminaire à la rédaction de L’Histoire de l’URSS, certains volumes comportent encore les signets qu’Antoine Vitez ou Pierre Hentgès (qui l’assistaient comme secrétaires) mettaient dans les livres. On ne s’étonnera pas non plus de trouver un très grand nombre de livres et de brochures politiques, les œuvres complètes de Marx ou de Lénine.
Dans l’ensemble, la collection n’a pas été conservée de manière très soignée et même les livres de bibliophilie, peu nombreux il est vrai, ne sont pas dans un état impeccable ; en revanche, pratiquement un livre sur deux est enrichi d’une dédicace, soit à Aragon, soit à Elsa Triolet, soit au couple, les livres se trouvant même parfois en deux exemplaires avec un envoi pour chacun : il reste un important travail de relevé à effectuer.
Archives
Pour être tout à fait complet, il faut ajouter que, si Aragon a donné ses manuscrits au CNRS en 1976, il reste au Moulin des archives : papiers administratifs, coupures de presse, diplômes, quelques pages manuscrites, diverses épreuves corrigées, des lettres qu’Aragon avait soit punaisées aux murs de son appartement, rue de Varenne, soit glissées dans les livres, ainsi que des manuscrits envoyés par de jeunes auteurs et un très grand nombre de photographies.
De la fenêtre de la bibliothèque se découvrent le parc et sa diversité naturelle – les arbres, les oiseaux, le plan d’eau --, les pavés de la cour et les bancs à l’armature en forme de cygne. On se dit alors que cette retraite champêtre, si contraire à l’image de dandy parisien qui s’attache à Aragon, ce moulin avec une présence de l’eau si prégnante et si contradictoire avec le concept de bibliothèque, ce lieu à l’écart du circuit traditionnel des centres de recherche constituent pourtant un monde où il est possible de se glisser, grâce à tout cet environnement livresque, dans l’intimité d’un auteur aux multiples facettes.
Avril 2002