Entretiens avec Jean-Louis de Rambures, Jean-Louis Tissier, Jean Carrière, Jean Roudaut, Jean-Paul Dekiss, Bernhild Boie

par Dominique Arot

Julien Gracq

Paris : José Corti, 2002. – 314 p. ; 19 cm. - ISBN 2-7143-0763-9 : 18,50 euros

La lecture d’un volume de Julien Gracq s’accompagne toujours d’un rite initiatique, source d’un plaisir rare, renouvelé et indispensable : couper les pages du volume édité chez José Corti. Muni d’un objet qui tranche net la feuille – un geste vif et précis est alors nécessaire –, on peut ainsi se livrer à ces brèves plongées, au hasard des cahiers, qui anticipent sur la lecture continue à laquelle l’on s’apprête. Préliminaires qui mettent en bouche et laissent sur la table de travail, comme les arbres à la fin du printemps, fins flocons de papier et autres ébarbures...

Ces Entretiens réunissent les transcriptions de conversations de Julien Gracq avec, dans l’ordre, Jean-Louis de Rambures, Jean-Louis Tessier, Jean Carrière, Jean Roudaut, Jean-Paul Dekiss et Bernhild Boie. Textes d’autant plus précieux que l’auteur du Rivage des Syrtes est, par choix personnel, un écrivain discret. Intérêt accru par le fait qu’une partie de l’entretien conduit par Jean Roudaut et accordé à la Radio Suisse Romande n’avait jamais été ni diffusée ni publiée. Tout en sacrifiant aux règles de l’entretien, Julien Gracq ne se prive pas cependant au détour de telle ou telle réponse de dénoncer les dérives de la « vie littéraire » : « Aujourd’hui l’activité – non écrite – de l’écrivain dans le domaine des « relations publiques » représente une part grandissante de sa présence aux yeux du public. [...] Et vous voyez que vous-même, en m’interviewant, vous me faites faire un pas de plus en direction du vice... » C’est d’une même conception à la fois simple et exigeante de l’activité de l’écrivain, « son travail essentiel est d’écrire des livres », que procède la distance que Gracq prend volontairement avec la mise en scène obligée de l’écrivain, aujourd’hui contraint « de discuter de ses livres avec les bambins de l’école élémentaire ».

Vigueur et simplicité

Cet ensemble de textes n’en revêt pas moins le plus grand intérêt pour les bibliothécaires, si l’on s’accorde sur le caractère essentiel, dans leur activité, de toute réflexion sur la lecture, l’écriture et la littérature. Peu importe que ces différentes conversations semblent souvent explorer les mêmes questions : la répétition des réponses qui diffèrent dans leur formulation, dans les références qui les nourrissent, offre au lecteur la possibilité d’approfondir son approche en écoutant l’écrivain interrogé, voire en se mettant à sa place. Le ton des réponses de Julien Gracq, par leur vigueur et par une simplicité qui fait échapper ces Entretiens aux conventions d’un genre mondain, invite chaque lecteur à puiser dans ses propres expériences de la lecture et de l’écriture. Le lien entre lecture et écriture, que mettait déjà en lumière En lisant en écrivant (l’auteur insiste sur l’absence de virgule), donne à ces diverses conversations la forme toujours passionnante, en particulier pour un bibliothécaire, d’un itinéraire de lecteur.

Itinéraire emprunté et amorcé dès l’enfance : « la présence, dès mes premiers souvenirs, de la lecture... » Livres de Jules Verne et de Fenimore Cooper découverts dans le coin secret d’un grenier avec une joie et un plaisir toujours renouvelés : « C’est la lecture... C’est une opération féerique, c’est une révélation continue, c’est une chose vierge qui se déroule devant vous et que vous absorbez au fur et à mesure, toujours happé par l’idée de ce qui va suivre. Ce sont les Mille et une nuits, c’est cela, la lecture. » Lecture dans laquelle s’enracine la littérature, « le moment de la littérature qui est le moment du jugement, sur les moyens, sur la qualité du style, de l’écriture... » Pour illustrer cette double approche, celle du plaisir de la lecture et celle du jugement littéraire, Julien Gracq évoque ses retrouvailles avec Jules Verne lors de la réédition en livre de poche des romans tant aimés de l’enfance : il y retrouve intacte cette joie initiale de la lecture, sans renoncer au regard de celui qui a beaucoup lu et qui est donc capable désormais d’analyser, au fil de sa lecture, les moyens littéraires mis en œuvre. Julien Gracq illustre ainsi le continuum, selon lui, d’une vie d’écrivain, passant sans cesse de la lecture à l’écriture. D’où son rejet catégorique de l’expression, « création littéraire ». Puisque, comme il l’affirme à diverses reprises au cours de ces entretiens, « tout livre pousse (en bonne partie) sur d’autres livres » et repose sur « la digestion et la rumination de la littérature passée ». Le vrai lecteur serait donc au fond celui qui serait capable d’allier dans le même plaisir de lire la joie presque naïve du parcours dans l’œuvre et la délectation lucide du jugement littéraire. Par opposition à ces lecteurs (qui fréquentent aussi les bibliothèques) pour lesquels « la lecture peut devenir dans certains cas une occupation presque mécanique », à l’instar de « cette tante qui lisait tout ce qu’on lui prêtait. »

Une invitation à la liberté

L’attitude simple, le refus de la pose, le « parler vrai » d’un écrivain qui s’avoue « doué pour la flânerie » et « amateur assez assidu de spectacles sportifs », contrastent parfois avec le ton un rien immodeste de certains interlocuteurs (les questions de Jean Carrière !) et font le premier charme de ce volume : « ... Je ne sais pas très bien ce que c’est que la recherche spirituelle. Je n’ai pas, quand j’écris, le sentiment de m’établir dans une région si éthérée... » Une telle relation au livre et à la littérature constitue pour les bibliothécaires une invitation tonique à la plus grande liberté. À nos débats salutaires sur le contenu des collections, Julien Gracq apporte sa contribution : « La littérature n’est pas forcément ceci ou cela. Par rapport aux autres arts, elle est sans homogénéité, jamais pure. Elle s’étend du fait divers raconté dans un quotidien, où il y a tout de même 1 % de littérature, à un sonnet de Mallarmé, où il y en a 99 %. Elle a tout ce qu’il faut pour inviter à la considérer cas par cas. » Qu’il revendique un goût de l’humour hérité de ses compagnons surréalistes (« L’absence d’humour me gâte toujours un écrivain »), qu’il récuse l’idée de « message » ou qu’il manifeste son scepticisme à l’égard de « ces catégories qui cloisonnent la littérature », c’est toujours à une approche vivante et exigeante du livre qu’il engage. Le lecteur, jamais entièrement innocent, qu’est le bibliothécaire, rencontrera au fil des entretiens un véritable complice, évoquant ses coups de cœur parfois un rien inattendus (Tolkien, Svevo). Lecteur qui sait pratiquer à bon escient l’abandon de lecture cher à Daniel Pennac : « Je suis [...] un très mauvais lecteur de romans nouveaux (je les abandonne souvent vers la quinzième ou la vingtième page). »

Au gré de ces libres propos, Julien Gracq tente à plusieurs reprises de retracer les étapes du parcours suivi par la littérature française, du roman classique au roman existentialiste, en passant par l’âge romantique et par le surréalisme. Outre l’intérêt évident de ces mises en perspective originales, elles s’accompagnent de portraits et de raccourcis saisissants, de Balzac, « je l’appelle un formidable débarquement de mobilier... les Galeries Barbès » à Jules Verne, « révélateur de mondes ».

Au milieu d’une matière très riche (par exemple, des pages magnifiques et savoureuses sur Jules Verne), deux notations retiendront l’attention des bibliothécaires. L’une concerne la floraison des « beaux livres » : « Je suis hostile en principe aux livres illustrés de luxe qu’on produit maintenant. Parce que le livre est mouvement, la lecture est mouvement, et l’illustration est un arrêt sur image... C’est antinomique... » L’autre égratigne la mode des « maisons d’écrivains » : « ... En général, on a envie de dire, après de telles visites, ce que disait Giraudoux à l’enterrement de je ne sais plus quel écrivain : “Allons-nous en, il n’est pas venu.” »

L’entretien accordé à Jean-Louis Tissier, centré sur l’intérêt de Julien Gracq pour la géographie, (« J’ai eu assez vite le goût de regarder les paysages... »), qu’il a étudiée et enseignée, mérite une mention particulière. Sans en solliciter à l’excès le propos, on peut cependant considérer qu’il est susceptible de susciter l’intérêt des bibliothécaires : il y a là une tentative de définition et d’exploration assez systématiques d’une discipline et en même temps la mise en évidence de liens entre la science et la poésie qui échappent à toute catégorisation trop marquée. Évoquant le Tableau géographique de la France de Vidal de La Blache, Julien Gracq risque une observation qui éveillera certainement un écho chez tous les responsables d’acquisitions : « C’est pour moi un livre de formation. Il n’y en a pas beaucoup dans chaque discipline. »

Une bibliothèque de l’écrivain

Au terme de cette lecture, on pourrait former le souhait que des bibliothécaires tentent de reconstituer à l’intention de leurs publics une sorte de « bibliothèque de l’écrivain », réunissant les nombreux textes auxquels se réfère le romancier au fil des échanges. Ce faisant, ils illustreraient cette définition que Julien Gracq lui-même donne de l’œuvre d’art et qui s’applique parfaitement aux collections des bibliothèques : « ...Ce qui fait vivre une œuvre d’art, ce sont les relations internes, la multitude des relations dans tous les sens ... »

Au total, des pages qui sont riches d’enseignements pour ceux qui exercent l’art de lire, de faire lire et de choisir les livres et qui leur fixent des objectifs exaltants : « De la vie banale aux sommets de l’art, il n’y a pas rupture, mais épanouissement magique, qui tient à une inversion intime de l’attention, à une manière tout autre, tout autrement orientée, infiniment plus riche en harmoniques, d’écouter et de regarder. Ce qui fait la littérature (j’ai envie de dire plutôt : la poésie) est à prendre au sérieux sans tristesse aucune, à cause de son immense, et quotidienne, capacité de métamorphose et d’enrichissement. »