« Haro sur le gangster ! »
la moralisation de la presse enfantine, 1934-1954
Thierry Crépin
La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse « est l’aboutissement d’une violente polémique commencée après la création du Journal de Mickey, assoupie pendant l’Occupation malgré quelques velléités du gouvernement de Vichy et reprise avec force à la Libération ».
L’irrésistible ascension de Mickey
L’américain Paul Winkler avec le Journal de Mickey, ses rivaux Ettore Cardozzo avec Jumbo ou Aventures, et Cino Del Duca avec Hurrah ! ou L’Aventureux, construisent leurs empires dans les années 1930 et déferlent sur le marché français avec les bandes dessinées américaines, renvoyant définitivement au magasin des accessoires (ou de la nostalgie) les Bécassine et autres Pieds Nickelés qui avaient fait le bonheur des générations d’enfants du début de siècle.
Cette « invasion » suscite nombre de réactions : celles des éditeurs pour la jeunesse traditionnels, les Offenstadt, les éditions du Petit écho de la mode, l’Union des œuvres ou la Bonne presse, tous deux catholiques, qui tentent de mettre au point une stratégie de riposte. On modernise, on accroît la place faite aux bandes dessinées dans Cœurs vaillants, Âmes vaillantes, Fillettes ou Bernadette, Bayard ou La Semaine de Suzette. Dans le courant communiste aussi, Mon camarade cherche sa voie.
L’Occupation et le gouvernement de Vichy conduisent à une forme de temporisation. Paul Winkler, juif, déchu de la nationalité française, s’exile à New York. Del Duca, suspect en France et en Italie, passe dans la clandestinité. Du côté de la production traditionnelle, les éditeurs ont aussi du souci : Jacques May, PDG des éditions du Petit écho de la mode est juif, les frères Offenstadt aussi et leurs maisons saisies. Ceux qui s’essaient à la collaboration, tels l’Édition sociale française avec Benjamin ou l’éditeur de Fanfan la Tulipe, sont récompensés par le régime. Mais celui-ci marque faiblement de son empreinte la presse pour la jeunesse, pendant que, dans l’ombre, une nouvelle génération de dessinateurs affûte ses talents.
Libérer et protéger
À la Libération, c’est d’abord le papier qui manque. La vie des publications pour la jeunesse est difficile ; en août 1948, « il ne reste plus que 25 périodiques à se disputer les faveurs du jeune public ». Les éditions mondiales de Cino Del Duca reprennent une place de premier plan dans la presse enfantine avec Tarzan et L’Intrépide. Winkler reprend la publication du Journal de Mickey et lance Hardi ! Mais la présence de ces éditeurs est, après la Libération, amoindrie, « contrairement à un mythe répandu et tenace », comme le souligne avec raison Thierry Crépin. Car l’époque est aux illustrés militants. Auréolés du prestige de la Résistance, les journaux de jeunesse d’inspiration progressiste, issus des mouvements populaires, se font une place de choix dans les lectures des jeunes, pendant que la presse pour la jeunesse catholique elle aussi se modernise ; Cœurs vaillants, Âmes vaillantes se renouvellent et leurs animateurs luttent aux côtés des mouvements laïcs contre les bandes dessinées « américaines ».
C’est un front qui va de l’éducation populaire aux défenseurs habituels de la morale face aux vices des temps modernes qui se mobilise contre les comics d’outre-Atlantique. Le combat pour l’adoption d’une loi protégeant la jeunesse n’est donc pas un avatar d’une France puritaine et archaïque : il est bien au contraire celui de groupes sociaux aux intérêts et motifs différents, mais unis par une volonté éducative partagée. Ces courants veulent défendre la qualité (française) et promouvoir des héros positifs. Parmi leurs premiers alliés, on compte la profession des dessinateurs, qui cherche à se protéger de la concurrence étrangère. Quant aux ligues de moralité, dont le combat prend racine à la fin du XIXe siècle, elles sont toujours sur le qui-vive et le très actif Cartel d’action morale et sociale toujours sur la brèche. Leurs propos « dénoncent l’absence de vigilance familiale face à l’école de perdition que représentent les illustrés », « déplorent l’abdication des parents qui laissent leurs enfants choisir seuls leurs lectures ». Plus encore, « ces illustrés américains font l’apologie de la violence et du crime ».
Sept péchés capitaux
Ces groupes de pression trouvent une oreille favorable auprès des responsables politiques soucieux, à la Libération, tant de soutenir l’économie française que d’accompagner la société dans une entrée dans la modernité dont ils craignent qu’elle ne suscite la destruction du tissu social et la perte des valeurs morales traditionnelles. Vincent Auriol, président de la République, soucieux de lutter contre la délinquance juvénile, donne un élan décisif aux différents projets de loi de protection de la jeunesse, jusque-là non aboutis. André Marie, garde des Sceaux, confie en février 1948 à Georges Pernot, député et dirigeant du Cartel d’action morale et sociale, l’un des initiateurs du Code de la famille de 1939, la présidence de la Commission chargée de préparer une loi. L’article 2 de cette loi vise à prévenir les publications destinées à la jeunesse de faire l’apologie de l’un de ces sept péchés capitaux : le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou « tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Travaillant aux termes de la loi, les objectifs d’André Marie vont plus loin : la lutte contre la délinquance, on l’a dit, mais aussi la moralité des adultes, supposée mise à mal par le cinéma ou la presse.
Alors qu’ils en avaient été parmi les plus fervents défenseurs, seuls les députés communistes ne votèrent pas la loi du 2 juillet 1949 : c’est qu’ils ne la trouvèrent pas assez ambitieuse dans la défense de la production française, l’article prévoyant l’obligation de réserver 75 % des espaces à la production française ayant été, plan Marshall oblige, supprimé.
Construire une nouvelle morale ?
On fait donc un contresens, estime Thierry Crépin, quand on croit voir dans le fonctionnement de la Commission de surveillance des publications pour la jeunesse, créée dans le cadre de la loi, une institution « tatillonne, toute puissante et obscurantiste, uniquement soucieuse d’un ordre moral étriqué ». Animée par des progressistes, la Commission a bien plutôt exercé ses pouvoirs de manière mesurée, par la recommandation plus que par la mise en demeure, par la persuasion et l’invite à l’autocensure plus que par la poursuite et l’interdiction : « Contrairement à un mythe tenace complaisamment diffusé par de nombreux critiques et historiens de la bande dessinée, la Commission n’a pas étouffé de son poids la presse enfantine. Elle a bien plutôt mené une campagne de moralisation dans un esprit modérateur et de prudence qui n’a pas nui à l’épanouissement de la plupart des éditeurs. » C’est à l’étude du fonctionnement de cette Commission, à l’élaboration d’une doctrine « tout autant humaniste que moralisatrice » que se livre ensuite Thierry Crépin. Le seul éditeur qui se refuse à cette subtile négociation, Pierre Mouchot, fut brisé. Et Thierry Crépin d’étudier dans son chapitre final la manière dont les dessinateurs et éditeurs belges, avec Spirou et Tintin ont su habilement s’inscrire dans les limites dessinées par la Commission dans leur fulgurante pénétration du marché français.
L’écrit peut-il être moral ?
À l’issue d’une lecture stimulante de cette thèse fort documentée, on peut toutefois se poser deux types de questions. Thierry Crépin a eu totalement raison de « prendre au sérieux » les arguments des promoteurs de la loi et d’analyser les préoccupations des membres de la Commission de surveillance des publications pour la jeunesse : il était juste de resituer celles-ci dans la tentative de construction d’une morale progressiste républicaine plutôt que d’y voir, de manière simpliste et a-historique de simples survivants des ligues de moralité du siècle précédent. Pour que la démonstration soit complète, il aurait fallu poursuivre et se livrer à une tentative d’analyse de cette nouvelle morale républicaine de l’après-nazisme, de l’après-guerre, de l’entrée dans la modernité. En quoi et sur quelles valeurs cette morale se distingue-t-elle de celle dont, par exemple, tenta de se doter la IIIe République ? Pourquoi est-elle apparue aussi vite inadaptée, vidée de son sens, réactionnaire ? Si la Commission a peu à poursuivre et davantage à négocier, n’est-ce pas alors que la régulation sociale pouvait se faire sans elle ? N’est-ce pas aussi parce que le supposé danger pour les esprits s’était entre temps déplacé, de l’écrit à l’image (le cinéma), de l’imaginaire au réel (la ville, les grands ensembles, la pauvreté) ?
Enfin, et concernant la question spécifique des effets de l’écrit et de la lecture, la faiblesse de la pensée progressiste n’a-t-elle pas été de penser que seuls des héros positifs sont aptes à former des imaginaires constructifs ? Cela peut être tout le contraire… Les relations entre imaginaire et réel sont tellement complexes qu’elles découragent toutes les idées simples, notamment lorsque celles-ci sont portées par un État. À trop vouloir encadrer l’imaginaire, on est sûr de le détruire…