La galaxie Internet
Manuel Castells
Après la publication de sa monumentale et magistrale trilogie, L’Ère de l’information 1, qui dressait un cadre général d’analyse relativement complet (sur les plans historique, sociologique et économique) de la société de l’information au tournant du millénaire, Manuel Castells propose dans ce nouveau livre, qui constitue en quelque sorte la suite logique du précédent, un panorama des principaux problèmes que pose aujourd’hui la « nouvelle structure sociale fondée sur les réseaux ».
Dans le premier chapitre, Manuel Castells opère un rapide retour sur les thèses avancées dans le premier tome de L’Ère de l’information – (La Société en réseaux). Il y décrit l’avènement d’un nouveau type de « capitalisme informationnel », fruit d’une évolution commencée avec l’unification électronique des marchés financiers. Cette évolution se poursuit aujourd’hui avec le développement fulgurant d’Internet pour donner naissance à une « nouvelle économie » dont il analyse les premières manifestations.
Cette révolution des technologies de l’information exerce une influence déterminante sur l’économie mondialisée : « l’entreprise en réseau », le travail en voie de flexibilisation, la culture de la virtualité et la restructuration du cadre urbain en sont les principaux symptômes.
Internet, économie et société
Dans ce nouveau livre, Manuel Castells « propose un certain nombre d’idées sur l’interaction entre Internet, l’économie et la société ». Après avoir prévenu le lecteur des lacunes de ses sources et de ses données, Castells tente de répondre à la question centrale qui parcourt l’ouvrage : comment les nouvelles formes de hiérarchie sociale se mettent-elles en place dans la société en réseaux ?
L’auteur aborde successivement les thèmes suivants : la naissance d’une nouvelle sociabilité en ligne ; les implications politiques d’Internet, qu’il s’agisse des formes nouvelles d’organisation et de participation citoyennes ou des problèmes et des « conflits qui engagent la liberté et la vie privée, dans l’interaction entre États, entreprises et communication électronique » ; la convergence entre Internet et le multimédia ; la géographie d’Internet et ses conséquences pour les villes, les régions et le mode de vie urbain ; les inégalités sociales et la fracture numérique planétaire.
La culture hacker
Si l’on peut émettre des réserves sur le parti pris pro- Internet qui anime (depuis longtemps) Manuel Castells, en dépit du regard lucide qu’il porte sur le phénomène, il faut lui reconnaître un immense mérite qui fait aujourd’hui de son travail une référence obligée. On en prendra pour preuve ses passionnants développements sur la culture « hacker » 2 (chapitre 2), laquelle « joue un rôle pivot dans [la] construction » de l’ère de l’information. Castells entend par culture hacker « un ensemble de valeurs et de convictions apparu au sein des réseaux d’information ». Bien qu’elle ne soit pas ancrée institutionnellement et qu’elle soit structurée de manière informelle, cette culture hacker obéit néanmoins aux règles de constitution de toute culture au sens anthropologique du terme dans la mesure où elle « est animée par un sentiment collectif fondé sur la participation active d’une communauté qui se structure autour de coutumes et de principes informels d’organisation sociale ». Internet est le fondement organisationnel de cette culture virtuelle et planétaire : c’est sur Internet que les règles et les coutumes sociales de la culture hacker sont pratiquées et imposées. De plus, cette culture, dans laquelle se reconnaissent les informaticiens innovants, entre en interaction avec les communautés virtuelles d’internautes, elles-mêmes sources d’usages sociaux, d’habitudes, de valeurs et de structures collectives.
Les nouveaux entrepreneurs
Le regard que porte Castells sur les nouveaux entrepreneurs, du moins « si l’on examine la constitution des sociétés Internet dans la Silicon Valley, pépinière de la nouvelle branche », permet de dégager un certain nombre de traits culturels communs : « l’innovation et l’audace, pas le capital ». En devenant l’une des dimensions essentielles de la culture d’Internet, l’ethos – comme aurait dit Max Weber – de l’entrepreneur prend, aux yeux de Castells, « un nouveau virage historique ». Les « net-entrepreneurs » sont des créateurs, « plus proches de la culture des artistes que de celle de l’entreprise traditionnelle ». Bref, ils sont « artistes, prophètes et cupides » et « dissimulent leur autisme social sous leurs prouesses technologiques ».
L’intérêt du chapitre 3, consacré au « cybermonde des affaires » et à la nouvelle économie, réside dans sa capacité à ramasser en une soixantaine de pages un exposé synthétique et clair du fonctionnement de cette branche nouvelle de l’économie. On peut dire du reste la même chose des chapitres 8 (« Internet et la géographie ») et 9 (« La fracture numérique mondiale 3 ») : nous disposons là, dans les deux cas, d’un tableau tout à fait éclairant de la situation de la réalité mondiale de la « galaxie Internet », à l’aube du nouveau millénaire.
Nouvelles formes de sociabilité, nouvelles interactions
L’examen du rôle d’Internet dans la constitution de nouvelles formes de sociabilité et l’établissement de nouvelles interactions entre sphère privée et sphère publique, État et citoyens, État et mouvements sociaux, etc. – avec en toile de fond la question de la liberté et de l’autonomie des individus (chapitres 4, 5 et 6) – constitue certainement l’un des points les plus forts de l’ouvrage.
Ces questions, aujourd’hui largement débattues, donnent lieu à des prises de positions contradictoires. D’un côté, les thuriféraires d’Internet voient dans la construction de communautés virtuelles l’avènement de nouveaux modes de sociabilité : « Des rapports humains choisis remplacent ceux qui étaient liés au territoire. De l’autre, les adversaires d’Internet […] soutiennent que son expansion répand l’isolement social, rompt la communication et détruit la vie de famille : des individus sans visage pratiqueraient une sociabilité aléatoire en renonçant aux relations humaines véritables, fondées sur le face-à-face dans un milieu de vie réel ». 4 C’est là où la lucidité déjà évoquée de l’auteur permet de démêler l’écheveau. Manuel Castells qui, on s’en doute, ne prête aucun crédit à la thèse qui voudrait qu’Internet soit source « d’aliénation par effet de rupture avec le réel », est néanmoins bien loin de se prosterner devant le nouveau deus ex machina et d’en faire la « source de renouveau communautaire ». Selon lui, « les échanges électroniques semblent n’avoir en général aucun effet direct sur la structuration de la vie quotidienne, si ce n’est d’ajouter une interaction en ligne aux relations sociales préexistantes ».
On pourrait faire remarquer également que, si Internet rend la communauté visible (grâce aux forums de discussion), l’idée d’une communauté universelle qui serait rendue possible grâce à l’interactivité ne peut se comprendre, du moins aujourd’hui, que comme « une communauté très resserrée, […] de spécialistes ou d’amateurs. On est très loin de l’idée d’universalité au sens du XVIIe siècle, ouverte à tous, ou de la conception que tentent de mettre en œuvre les démocraties modernes : ouvertes aux autres ». 5.
Internet et le politique
S’agissant de l’interaction entre Internet et le politique (l’État, la société civile, etc.), Manuel Castells prolonge ici la réflexion novatrice entamée dans le deuxième tome de L’Ère de l’information et concentre son analyse sur « quatre champs distincts mais liés » dans ce processus interactionnel : la nouvelle dynamique des mouvements sociaux, la mise en réseau informatique des communautés locales et son importance pour la participation citoyenne, les divers usages d’Internet dans la pratique de la politique informationnelle 6, l’émergence de ce qu’il nomme la « noopolitique » et de la cyberguerre en géopolitique.
En définitive, l’utopie technologique, parce qu’elle constitue un miroir dans lequel se reflètent les aspirations, mais aussi les craintes d’une société qui s’interroge sur son avenir, présente, tel Janus, un double visage.
Côté lumineux, la célébration d’un paradis communicationnel où tous les êtres humains, interconnectés les uns aux autres par une sorte de système nerveux planétaire, pourront bientôt accéder à l’ensemble de l’information et du savoir disponible, s’exprimer sans contrainte ni censure et échanger en direct aussi bien avec leurs voisins immédiats qu’avec des interlocuteurs situés sur d’autres continents, en déjouant les barrières de culture, de distance et de temps. La faille de ce point de vue, c’est qu’il entretient la vision d’une société de communication fondée sur les principes de l’échange égalitaire et de la libre circulation de l’information. À l’opposé, côté sombre, certains se demandent si les réseaux du XXIe siècle ne vont pas conduire à une dissolution de la démocratie et annoncent la victoire du monde du simulacre sur le monde réel, le triomphe du « virtuel » et de l’univers de la « fausse communication ».
Concilier société ouverte et réseaux fermés
S’il est vrai, comme le souligne Manuel Castells, que les réseaux sont la forme d’organisation de l’ère de l’information, qu’ils modèlent la nouvelle morphologie de nos sociétés et sont d’ores et déjà en train de bouleverser les rythmes fondamentaux des institutions de base que sont le travail, la famille et l’État 7, la question se pose alors de savoir comment concilier société ouverte et réseaux fermés, et comment préserver la démocratie de l’information dans une société structurée en réseaux fermés et hermétiques, sachant qu’aux États-Unis par exemple, le nombre de documents classés « secrets » est en hausse constante (leur nombre a paradoxalement augmenté de 62 % depuis la fin de la guerre froide, selon le rapport du sénateur Daniel Patrick Moynihan 8).
Les développements de Manuel Castells ont beau s’emboîter parfaitement, il ne saurait, pour autant, malgré son immense talent, nous convaincre pleinement. Surtout, quand il fonde ses espoirs à partir de « exemple paradigmatique » des nouveaux mouvements sociaux comme (?) la manifestation de décembre 1999 contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle : « Le mouvement antimondialisation, écrit-il, n’a ni organisation permanente, ni centre, ni structure de commandement, ni programme commun. […] La nouveauté, c’est la mise en réseau par Internet, car elle permet au mouvement d’être à la fois divers et coordonné, de s’engager dans un débat continu sans être paralysé […] Le mouvement antimondialisation n’est pas seulement un réseau, c’est un réseau électronique, un cybermouvement ». Une chose est de regarder avec intérêt les nouveaux mouvements sociaux et les réseaux citoyens (antimondialisation, droits de l’homme, écologisme, pacifisme, etc.), voire d’épouser leur cause, autre chose est d’évaluer leur impact réel sur la transformation des choses. À cet égard, et on peut le regretter, Manuel Castells semble quelque peu aveuglé par son enthousiasme ostentatoire.
Plus modestement, en conclusion de cette recension d’un ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture, on plaidera pour une position plus nuancée en s’inspirant des réflexions de Dominique Wolton qui rappelle que la communication humaine ne saurait se confondre avec la communication technique : « Il peut y avoir beaucoup d’interactions, sans réelle communication. On peut passer des heures à communiquer avec des machines, sans être capable d’entretenir des relations humaines et sociales satisfaisantes. Ni surtout être capable de cohabiter avec des individus et des groupes différents. L’enjeu de la communication est en effet autant d’arriver à partager quelque chose avec ceux dont je suis proche que de cohabiter avec tous ceux dont je ne partage ni les valeurs ni les intérêts » 9.
Rendons néanmoins à Manuel Castells ce qui lui appartient, c’est-à-dire cette lucidité que nous avons déjà évoquée plusieurs fois. Si, à ses yeux, « Internet est une technologie de la liberté », il n’en reste pas moins vrai que « comme les mutations structurelles antérieures, ce bouleversement charrie avec lui autant de possibilités nouvelles que de problèmes. Son issue est indéterminée : elle dépendra d’une dynamique contradictoire, de la lutte éternelle entre les efforts toujours renouvelés pour dominer, pour exploiter, et la défense du droit de vivre et de chercher un sens à la vie ». Une conclusion qui pourrait être la nôtre !