Construire une culture littéraire à l'école
Anne-Marie Bertrand
Le 13 mars dernier se sont tenues, à la Cité universitaire de Paris, les rencontres nationales « Construire une culture littéraire à l’école » coorganisées par la Mission de l’éducation artistique et de l’action culturelle (ministère de l’Éducation nationale) et par le Pôle national de ressources littérature de l’académie de Créteil.
Il s’agissait de parler de l’introduction de la littérature dans les nouveaux programmes de l’école élémentaire 1 (Henriette Zoughebi, animatrice de la journée, annonça que les actes des rencontres seraient publiés). Introduction qui ne va pas sans poser question, ainsi que le soulignèrent certains intervenants, ni sans susciter l’intérêt, ce sur quoi insistèrent ses promoteurs.
De l’intérêt d’une introduction
En ouverture, André Lespagnol, recteur de l’académie de Créteil, et Anita Weber, directrice des affaires culturelles d’Ile-de-France, rappelèrent l’implication respective de leurs ministères : l’Éducation nationale, dit l’un, a donné deux impulsions fortes, d’une part la volonté ministérielle d’aboutir, d’autre part la réforme des programmes ; la Culture s’engage, dit l’autre en rappelant (ou en apprenant à une assistance majoritairement composée d’enseignants) que les bibliothèques publiques sont les premiers équipements culturels en France de par leur fréquentation.
Claude Mollard, responsable de la Mission de l’éducation artistique et de l’action culturelle, replaça la question de la littérature dans le cadre plus général de l’opération « Les arts à l’école ». Mais la littérature est-elle un art ? L’écrivain est-il un artiste ? « Les arts à l’école » sont, répond Claude Mollard, l’occasion d’une réflexion sur l’articulation immédiateté/médiation : l’immédiateté de l’art, voulue par Malraux à la création du ministère des Affaires culturelles, la médiation nécessaire de l’enseignant. La résolution de cette tension se fait par l’apparition d’un troisième pôle : l’artiste. C’est cette relation ternaire (artiste, enseignant, élève) qui assure le succès des expérimentations déjà tentées. Dans ce cadre, la littérature est un art, parce qu’elle est un acte créateur, transactionnel, qui crée du lien.
Le recteur Joutard, responsable du groupe d’experts chargé des nouveaux programmes, rappela le lien entre l’apprentissage de la langue et la littérature. Soulignant qu’on a souvent de notre langue une vision trop techniciste, il balaya les objections d’élitisme adressées à l’introduction de la littérature à l’école. Il n’y a pas de véritable apprentissage de la langue française, insista-t-il, sans contenu – prioritairement, sans contenu littéraire. La polysémie des textes littéraires permet l’apprentissage de la complexité, le développement de l’imagination et la prise en compte de l’univers symbolique. L’élaboration d’une liste de 150 titres, parmi lesquels les enseignants devront choisir 10 titres à lire en classe, est légitime : une telle liste répond à l’exigence de baliser le cadre d’une « culture commune » en identifiant des œuvres de référence ; elle lutte contre la pression des modes ; elle assure à tous les élèves l’accès aux textes de qualité, quel que soit leur environnement familial ; elle rend possible la variété des propositions (contes, albums, romans, poésie, bandes dessinées, ouvrages français, francophones, étrangers, classiques, contemporains, etc.). Au demeurant, ajouta le recteur Joutard, cette liste n’est pas figée mais, au contraire, appelée à une évolution constante.
De la culture littéraire à l’école
Qu’est-ce qu’une culture littéraire ? Que veut dire construire une culture littéraire ? Comment introduire une culture littéraire à l’école ? La perplexité de certains intervenants s’exprima à plusieurs reprises.
Michèle Petit, anthropologue bien connue des bibliothécaires, rappela quelques enjeux de la lecture chez les jeunes : la dimension d’appropriation, de détournement, de chapardage – avec ces matériaux dérobés, les enfants se construisent un habitacle, un espace à soi, un espace intime. « Un livre, c’est une hospitalité offerte », dit-elle. Cette dimension peut-elle être préservée à l’école, qui « décourage la lecture », se demande-t-elle, dubitative ? Peut-on préserver à l’école cet espace du secret, de l’intime ? Quels peuvent être les effets de l’intrusion de l’école dans un parcours privé ? À scolariser, on risque de casser le rapport de l’enfant au livre, ajouta-t-elle, avant de conclure ironiquement en évoquant d’hypothétiques évaluations : « Quelles lectures t’ont permis de te construire ces derniers mois ? »
Le psychologue Jean-Marc Talpin traita de la notion d’auteur. Jusqu’en sixième, dit-il, l’enfant rencontre moins des auteurs ou des textes que des histoires. L’intrusion de l’auteur, de la figure de l’auteur, a quelque chose à voir avec l’autorité de la culture (auctor/auctoritas). Des entretiens qu’il a eus avec des lecteurs adolescents, Jean-Marc Talpin tire des conclusions sur l’ambivalence de ce rapport à l’auteur : il est à la fois la statue du commandeur, qu’on ne critique pas (on ne critique pas Proust), et une figure héroïsée dont la venue (banale – « il est venu à pied ») peut engendrer la déception.
Le sociologue Alain Vulbeau, spécialiste de la culture hip-hop, s’interrogea sur le caractère institutionnel, officiel, évaluable de la culture littéraire – qu’il opposa aux caractères majeurs de la culture hip-hop. Celle-ci est, dit-il, une culture de l’émergence, qui sort de l’ombre, bien loin des panthéons officiels ; elle est une culture violente, pleine d’agressivité et d’injures ; elle est (aussi) une culture humaniste, prônant le respect et la paix sociale ; elle est, enfin, une culture ambivalente, faite de douceur et d’agressivité, de violence et de fun. Elle est une culture de l’écriture, des traces écrites, des signes : mais comment passer de l’écriture à la littérature ?
Evelio Cabrejo Parra, psychanalyste, insista, lui, sur la question de la langue, l’importance de la voix et de la parole. La langue, c’est ce qui permet l’intersubjectivité : « dans la voix, il y a l’autre », dit-il. L’intersubjectivité, c’est une création, un travail toujours à recommencer. Entre adultes et enfants (« l’enfant montre, l’adulte nomme »), entre enfants, plus tard entre adultes. L’apprentissage de la langue, de la prosodie de la langue, vous marque à jamais : « votre langue vous accompagne toute votre vie », dit-il avec son chaleureux accent colombien. Ce travail d’apprentissage et de transmission commence dès avant la naissance. La culture ne commence pas à 5 ans. Alors, conclut-il, la littérature, est-ce qu’on peut l’enseigner ou est-ce qu’on peut la transmettre ?
Les questions les plus concrètes avaient été posées dès l’ouverture de la journée par Viviane Bouysse, de la Direction de l’enseignement scolaire (ministère de l’Éducation nationale). Elle avait mis en évidence les nouveautés que constitue l’introduction de la culture littéraire à l’école : nouveauté de faire entrer des œuvres à l’école, et non des morceaux choisis ; nouveauté de faire entrer des objets-livres dans les classes et pas seulement dans les bibliothèques centres de documentation-BCD (et, dit-elle, il va falloir aider les collectivités locales à acquérir ces livres) ; nouveauté dans le développement du « dire », de la parole autour des livres et des lectures. En conclusion, elle avait pointé une autre difficulté, pas nouvelle celle-là : comment faire aimer ce que l’on rend obligatoire (et qui sera donc évalué), comment imposer des lectures et montrer « qu’il y a bien des motifs de lire et bien des bonheurs à lire ».
Si les enseignants s’interrogent sur cette nouvelle médiation, les bibliothécaires, eux, ne peuvent que s’interroger sur le caractère obligatoire de ces lectures – obligation contre laquelle s’est, pour une bonne part, construite leur identité professionnelle. « Marchez avec des pas très doux, vous marchez sur mes rêves », écrivait Yeats. Le système scolaire saura-t-il avoir des pas très doux ?