Usages de la bibliothèque

Anne-Marie Bertrand

Le 24 janvier dernier s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France (BnF) un dialogue entre Robert Damien, professeur à l’université de Franche-Comté, et Régis Debray, médiologue, sous le titre (impropre) « Usages de la bibliothèque ». Car, en fait, d’usages, il ne fut nullement question mais bien plutôt de ce que la bibliothèque porte comme images du savoir et du pouvoir : comment elle est métaphoriquement la mise en forme de l’accès au savoir et du rapport à l’autorité – religieuse ou étatique. Il s’agissait donc là non pas de la bibliothèque mais de la « matrice bibliothécaire » pour reprendre la formule significative mais pas très jolie de Robert Damien. 1

Ce dialogue, animé par Thierry Grillet, a été provoqué par Régis Debray, désireux d’échanger avec Robert Damien sur son nouvel ouvrage, La Grâce de l’auteur 2. D’échange, il y eut peu, Régis Debray esquivant les quelques ouvertures que lui fit Robert Damien et récusant l’interpellation de « philosophe combattant » – « je ne veux pas combattre, je veux comprendre », dit-il. C’est donc essentiellement Robert Damien qui nourrit la réflexion des auditeurs, en apportant à son ouvrage d’intéressants compléments politiques.

En effet, si dans La Grâce de l’auteur il observe une abstention silencieuse, laissant la parole et la plume aux auteurs et à leurs textes dans ce qui constitue un réquisitoire contre la bibliothèque, il a, en revanche, lors de ce dialogue, explicité les enjeux politiques qu’il distingue tant dans la « matrice bibliothécaire » passée que celle d’aujourd’hui, voire du futur – qui sera l’objet de son prochain ouvrage – enjeux qui l’amènent à se faire le défenseur de la bibliothèque.

Le présupposé de la bibliothèque (qui remonte à Naudé 3) est qu’il n’existe plus de livre qui dit tout sur tout. « Il n’y a plus d’arche, de fondement, de commencement, de commandement. Il n’y a plus de Bible. Que fait-on quand il n’y a plus de Bibles ? On fait des bibliothèques. » C’est la fin du livre unique qui a fait hier la bibliothèque : c’est la pluralité des voix qui la fait aujourd’hui. La bibliothèque, continue Robert Damien, « génère dans tout individu la capacité à accéder à une capacité intellectuelle supérieure, à condition d’écouter plusieurs voix (…). Le citoyen peut réellement exercer sa souveraineté en produisant son jugement non plus à partir d’affects, d’appartenances ou de communautés. » L’exercice libre du jugement est, dit-il encore, indissociable de la pluralité : « que le cogito devienne pluriel. » La liberté est un rapport à l’autorité : l’autorité absolue est celle du livre unique. Le « modèle bibliothécaire » peut servir à « lutter contre le retour du modèle du prêtre (l’homme d’un seul livre) » et à « penser le pluralisme et la conflictualité. »

Invoquant Gabriel Naudé, Gaston Bachelard (« Penser la multiplicité des rationalités ») ou Pierre-Joseph Proudhon, Robert Damien souligne que le « modèle bibliothécaire » est non seulement un modèle de la pluralité (« La bibliothèque nous permet d’avoir plusieurs moi en moi ») mais aussi un modèle de la publicité (l’ouverture de la bibliothèque à tous) qui rend « la raison partageable car accessible ». Évoquant rapidement (et sans susciter d’écho chez Régis Debray) le retour du fondamentalisme, de la vérité d’un seul livre, d’une autorité absolue, c’est bien à un véritable plaidoyer pour les bibliothèques que s’est livré ce soir-là Robert Damien.

  1. (retour)↑  Ce préalable me semble nécessaire pour situer d’emblée cette réflexion en dehors des préoccupations professionnelles des bibliothécaires.
  2. (retour)↑  Robert Damien, La Grâce de l’auteur : essai sur la représentation d’une institution politique, la bibliothèque publique, La Versanne, Encre marine, 2001. Voir, dans ce numéro, la critique de cet ouvrage par Bertrand Calenge, p. 126-127.
  3. (retour)↑  La thèse de Robert Damien, La Bibliothèque et l'État : naissance d'une raison politique dans la France du XVIIe siècle, Paris, Puf, 1995, portait sur les travaux de Gabriel Naudé.