Bibliothèques et handicapés visuels
Daniel Eymard
La nouvelle bibliothèque municipale à vocation régionale (BMVR) de Montpellier accueillait, le 7 décembre dernier, une journée d’étude sur l’accès à la lecture des personnes aveugles et malvoyantes, organisée par la Bibliothèque publique d’information (Bpi) avec l’appui de la Direction du livre et de la lecture (DLL).
D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il y a quelque 1 200 000 handicapés visuels en France dont 8 % d’aveugles 1. Depuis l’ouverture par la Bpi, en 1984, de la salle Borges, suivie en 1986 par celle de l’espace Louis Braille à la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, les bibliothèques publiques et universitaires sont de plus en plus nombreuses à proposer aux personnes concernées des collections de documents adaptés – sonores, en braille ou en gros caractères – ainsi que des aides techniques permettant la lecture de textes numérisés. Un des objectifs de cette journée était de permettre aux participants d’échanger leurs expériences, notamment au cours d’une visite, accompagnée de démonstrations, des services publics de la BMVR.
Les participants, venus nombreux, ont été accueillis par Philippe Saurel, adjoint au maire, et Gilles Gudin de Vallerin, directeur de la BMVR. La première intervention a été assurée par Thierry Grognet, chef du département du développement de la lecture et des bibliothèques territoriales, à la DLL, qui a présenté la politique du ministère de la Culture et de la Communication en faveur des handicapés visuels. La commission « Culture et handicaps », nouvellement créée, a trois objectifs : dresser l’état des lieux de l’intégration des publics handicapés dans les établissements culturels publics ; mieux informer les handicapés sur l’accessibilité des services culturels ; favoriser la formation des personnels.
La DLL soutient la production de documents avec notamment le projet de créer un groupement public de l’édition adaptée. Par le Centre national du livre (CNL), elle aide à la diffusion des ouvrages à caractères agrandis. Dans son dialogue avec les collectivités locales, le ministère préconise que, dès la construction, les aménagements soient prévus pour les handicapés. Ainsi à Marseille, la BMVR, actuellement en chantier, offrira une signalétique intégrée dans le revêtement de sol pour guider les non-voyants.
L’espace Homère, à Montpellier
Gilles Gudin de Vallerin explique que, à Montpellier, la création de « l’espace Homère », dédié aux handicapés visuels, avait été prévue dès la programmation du bâtiment en 1996, grâce notamment à l’impulsion de Georges Frêche. La volonté politique était d’une part de créer un espace spécialisé, et d’autre part de rendre tous les services accessibles, prenant ainsi le pari de faire fonctionner en complémentarité deux logiques de service opposées. D’autres oppositions conceptuelles sont évidentes dans cette bibliothèque, comme le pari de créer un lieu « ouvert » au plus grand nombre dans une architecture « fermée ». En effet, avec pragmatisme et grâce à l’expérience millénaire qu’ont de la lumière les Méditerranéens – et peut-être aussi grâce à l’analyse des erreurs de la dernière décennie ! –, le maître d’ouvrage a choisi 2 d’offrir aux regards des passants la vue d’une façade sud opaque et pierreuse, mais dont l’entrée s’ouvre sur de grands volumes intérieurs, dans la fraîcheur desquels il doit faire bon s’abriter par temps chaud. Par opposition, la transparence de la façade nord éclaire d’une douce lumière les espaces de lecture.
Marie-France Aron, responsable de l’espace Homère, a ensuite présenté les lieux, les matériels, les collections et les procédures d’aides techniques ou d’accueil mises en place en faveur des handicapés visuels. Cette présentation fut complétée l’après-midi par une visite de l’espace Homère et de l’ensemble du bâtiment, avec des ateliers de démonstration permettant aux participants de manipuler les documents et les matériels.
L’entrée de la BMVR est équipée d’une balise d’audioguidage qui délivre des informations vocales aux personnes équipées d’un boîtier spécial, lequel peut être emprunté auprès de la bibliothèque. À l’intérieur, d’autres balises sont disposées à tous les endroits stratégiques. Une bande rugueuse au sol permet de s’orienter à l’aide d’une canne depuis l’entrée jusqu’aux banques et aux ascenseurs dont les boutons sont en braille. Deux bibliothécaires sont chargées de l’accueil et de l’animation de l’espace Homère, lequel propose environ 2 000 CD ou cassettes de textes enregistrés, 300 livres en braille (stockés en magasin), 2 500 ouvrages en gros caractère, 32 albums tactiles et 14 périodiques dont 7 en cassettes. Deux cabines pour les non-voyants sont équipées chacune d’un PC avec scanner, permettant de numériser des documents imprimés avec le logiciel Openbook, de les modifier si nécessaire et de les restituer à l’écran dans un format personnalisé. Le logiciel Jaws permet d’en obtenir une lecture audio par synthèse vocale, ou une lecture tactile à partir d’une plage déroulante ou d’une imprimante en braille. Ce système qui propose également de lire des pages web est encore perfectible. Deux autres cabines destinées plutôt aux malvoyants sont dotées des mêmes logiciels. Des écrans 21 pouces avec une fonction de grossissement Zoom Text remplacent les sorties en braille. Enfin, une « machine à lire » Galiléo, à peine plus volumineuse qu’un scanner, intègre numérisation et synthèse vocale et restitue assez fidèlement les textes qu’on lui donne à reconnaître. Cette machine d’un usage très simple coûte moins de 2 500 euros.
L’espace Homère est ouvert à tous les lecteurs. Réciproquement, les autres espaces sont rendus utilisables par les lecteurs handicapés : dans la salle d’actualité, on trouve les derniers numéros de revues en braille ou en gros caractères ; des télé-agrandisseurs facilitent la lecture des livres et revues offerts dans divers espaces publics ; un ordinateur situé à l’accueil facilite l’usage du catalogue grâce à la fonction zoom.
L’accès aux documents numérisés
La deuxième partie de matinée était consacrée à l’accès aux documents numérisés. Cécile Jallet-Bourg, de la DLL (Bureau de l’édition et de la librairie), dans un aperçu général de l’édition numérique en France, constatait que les sites d’éditeurs sont désormais nombreux sur le web (plus de 400), mais qu’ils restent pour l’essentiel promotionnels et que bien peu offrent des ressources numérisées exploitables par les handicapés visuels. Jean-Didier Wagneur, du département de la Bibliothèque numérique à la BnF, a souligné la collaboration avec l’association BrailleNet, pour favoriser l’accessibilité à la base Gallica. Les simplifications et les améliorations en termes d’ergonomie profitent d’ailleurs à tous les publics. L’optimisation de la transcription vocale ou en braille exige une parfaite normalisation de l’HTML, interdit les animations exotiques et nécessite de légender les illustrations. Hélas, le mode texte reste minoritaire dans Gallica par rapport au mode image. Du point de vue de l’équipement, le site de Tolbiac offre 7 postes dédiés aux handicapés visuels, dotés de plages tactiles et d’imprimantes en braille ainsi que de la synthèse vocale.
Catherine Desbuquois, chargée de mission auprès de l’association BrailleNet 3, a ensuite présenté le système Hélène et son serveur de textes numérisés au service de l’édition adaptée. Les matrices originales des ouvrages produits par les éditeurs sont des sources numériques en format texte potentiellement utilisables pour l’édition en braille ou numérique à destination des handicapés. Mais pour les éditeurs, la fourniture de fichiers sources pour ce type de clients est une affaire peu rentable. Les rémunérations sont faibles et la gestion de contrats individuels avec les diverses associations coûteuse. BrailleNet, en centralisant la négociation et la gestion des contrats, favorise l’accès à ces fichiers sources en générant des économies d’échelle pour les éditeurs et aussi pour les associations. Ces ressources ne sont pas directement accessibles aux utilisateurs finals. Seuls les centres d’impression (CIS) et de transcription (CTS) spécialisés qui réalisent des ouvrages en braille ou en gros caractères peuvent, après convention d’utilisation, récupérer les fichiers du système. Les CTS sont les seuls à pouvoir récupérer, par un login et un mot de passe, des fichiers sources d’ouvrages sous droits et sous forme cryptée. En revanche, le catalogue et les textes des ouvrages du domaine public sont en accès libre. Les fichiers sources et transcrits de la banque de données de l’Institut national des jeunes aveugles (INJA 4), partenaire de BrailleNet, ont été reversés sur le serveur hébergeant Hélène.
En clôture de séance, le débat s’est engagé. Un représentant de l’Association des donneurs de voix 5 a rappelé combien une personne, en apportant des intonations à sa lecture, ne sera pas remplaçable avant longtemps par une machine. Thierry Grognet a répondu favorablement à une question sur l’aide du ministère concernant les acquisitions de documents numérisés en faveur des handicapés visuels. Face au besoin important de productions adaptées, la DLL pourrait soutenir un consortium de bibliothèques publiques, même s’il ne doit pas en être lui-même l’opérateur. On peut rappeler que dans le monde universitaire, le consortium Couperin, créé à l’initiative des bibliothèques universitaires, a obtenu des réductions de tarifs spectaculaires en centralisant les négociations avec les éditeurs électroniques. Si une institution se lançait dans de la production audio utilisant par exemple le format digitalisé pour non-voyants Daisy, le ministère serait prêt à étudier les conditions de mise en œuvre.
Expériences et démonstrations
L’après-midi, après la visite du bâtiment et les démonstrations de matériels, les participants ont rejoint la salle de conférences où les attendait une projection en audiovision d’un extrait du film d’Éric Rohmer, Conte d’automne. Ce procédé intègre aux dialogues une voix exprimant des commentaires d’action, de situation et de décor.
Sylvie Hamzaoui, de la bibliothèque municipale de Reims, a donné ensuite un compte rendu des journées de sensibilisation à l’édition adaptée organisées dans la région Champagne-Ardenne en octobre 2001. Ces journées intitulées « Le livre dans tous les sens », à destination du grand public, portaient essentiellement sur la lecture tactile. Des débats, des expositions et des jeux, ainsi qu’un atelier d’écriture pour enfants malvoyants participaient à faire prendre conscience au jeune public de l’existence de difficultés visuelles chez d’autres enfants. L’édition tactile pour les enfants est insuffisante en France.
Jean-Louis Glénisson, directeur de la bibliothèque municipale de Périgueux, a présenté à son tour le compte rendu de la manifestation « Des yeux pour lire », qu’il a organisée fin mars 2001 en partenariat avec la bibliothèque départementale de Dordogne et les opticiens de Périgueux. Des expositions et démonstrations de matériels et documents adaptés, des conférences sur les pathologies et les aides optiques, des spectacles, des sketches illustrant avec humour les difficultés des handicapés visuels, des rencontres d’auteurs, des témoignages avaient pour objectif de sensibiliser les publics – troisième âge, enfants, parents, entreprises, professionnels – aux problèmes des mal- et non-voyants.
Manuel Dasilva, enfin, a présenté Visual Friendly 6, société fondée en août 2000 par deux déficients visuels, en partenariat avec le laboratoire d’ergonomie informatique de l’université Paris V. Visual Friendly développe un logiciel qui personnalise de manière dynamique l’aspect des sites Internet pour les adapter aux difficultés visuelles des internautes. Leur service « Label Vue » s’utilise comme un filtre pour lire à l’écran. L’internaute définit son profil (mise en pages, taille et couleur des polices, contraste, sortie en braille ou synthèse vocale) sur les sites arborant le label. Les pages web se présentent alors de façon simplifiée sans menus déroulants et sans animations pouvant gêner la lecture et la transcription vocale ou en braille. Le service est financé par les sites labellisés 7 et il est gratuit pour les internautes.
La synthèse de la journée était confiée à Gérald Grunberg, directeur de la Bpi, lequel s’est félicité à juste titre de la richesse des débats et de la conviction des intervenants. Les progrès sont évidents, la BMVR de Montpellier en est un exemple. Les améliorations pour les déficients visuels servent aussi au plus grand nombre, par exemple dans le domaine de la signalétique, lequel reste encore largement à explorer. Avec la diffusion des nouvelles technologies d’aide aux déficients, il y aura beaucoup à faire au niveau de la formation des personnels, comme il y a quelques années lorsque l’informatique a envahi les bibliothèques. Le vieillissement de la population rendra encore plus nécessaire le développement d’équipements pour les malvoyants.
Gérald Grunberg s’est réjoui de la prise de conscience croissante de ces nécessités par les responsables politiques et de sa traduction en termes de moyens. Les coopérations se développent au niveau local comme le montrent les exemples de Reims et Périgueux ; elles se développent au niveau régional avec des têtes de pont comme la BMVR de Montpellier, et au niveau national, accompagnées du soutien de la DLL. Les expériences de Montpellier et de la Bpi seront mises en commun sous la forme d’un partenariat bilatéral, au bénéfice également des autres établissements.