Bibliothèques et intercommunalité
Anne-Marie Bertrand
Organisée par la section des bibliothèques publiques de l’Association des bibliothécaires français (ABF), le 28 janvier dernier, la rencontre « Bibliothèques et intercommunalité » a mobilisé une assistance nombreuse et attentive. Si l’intercommunalité est devenue le nouveau thème récurrent des journées d’étude (après « le rôle social des bibliothèques », désormais détrôné), cette rencontre a eu le grand et rare mérite de ne pas se limiter à quelques envolées convenues sur les mérites de cette « révolution tranquille » (Gérard Logié) mais de parler concrètement des problèmes et des espoirs suscités par cette recomposition des territoires.
Après l’intervention de cadrage où Gérard Logié présenta non seulement les lois Chevènement et Voynet mais aussi les dispositions intercommunales incluses dans la loi de solidarité et de développement urbain et le projet de loi sur la démocratie de proximité, il était clair pour tous que le mouvement intercommunal est une vague de fond (au 1er janvier 2001, 23 481 communes faisaient partie d’une structure intercommunale, soit 42 millions d’habitants concernés) mais encore dans sa prime jeunesse, avec les fragilités et les incertitudes de cet âge. La question des compétences obligatoires et des compétences optionnelles (dont fait partie la culture) reste particulièrement imprécise : non seulement le critère « d’intérêt communautaire » n’est pas défini par les textes et est, au contraire, laissé à l’appréciation des élus, mais encore les intervenants n’ont pu se mettre d’accord sur la plus ou moins grande propension des communautés (de communes ou d’agglomération) à se saisir des compétences culturelles.
La création d’une structure intercommunale
Cette première intervention fut suivie tout au long de la journée par des analyses de praticiens des structures intercommunales qui, tous, eurent le mérite d’éviter la langue de bois. Les exemples d’Angers et de Rennes ont permis de donner de la chair au processus de création d’une structure intercommunale – dans les deux cas, le passage d’un district à une communauté d’agglomération.
En effet, si la rationalité territoriale a son importance dans le débat, des arguments moins nobles ou plus conjoncturels sont aussi à l’œuvre : pour la ville-centre procéder à des transferts de charge ; ne pas « charger la barque » trop vite ; tenir compte de l’inexpérience des nouveaux élus ou du départ d’un leader incontesté… Sur le choix des compétences à prendre en charge, ces deux exemples ont souligné que la décision publique ne ressortit pas uniquement au registre rationnel : la négociation entre les membres des communautés d’agglomération tient compte du rapport de force (qu’est-ce que les communes de la communauté sont prêtes à assumer à la place de la ville-centre ?) et de l’attachement identitaire aux services communaux de proximité (qu’est-ce qu’elles sont prêtes à laisser transférer dans les compétences communautaires ?).
L’exemple de Rennes est particulièrement intéressant en ce sens qu’on peut comprendre que la situation actuelle (la centrale, la bibliothèque municipale à vocation régionale-BMVR, transférée à la communauté, mais les bibliothèques de quartier restant de compétence communale 1) est l’effet d’un compromis dans la négociation entre les membres de la communauté – ou, si l’on veut le dire politiquement, est le résultat d’une volonté trop faible pour trancher entre des choix rationnels : ne rien transférer à la communauté, transférer toute la bibliothèque municipale de Rennes (centrale et bibliothèques de quartier) ou transférer toutes les bibliothèques municipales (BM) de l’agglomération. La conjoncture budgétaire (pour la ville, la perspective d’assumer à partir de 2003 le budget de fonctionnement du NEC-nouvel équipement culturel) semble avoir joué un rôle moteur dans la décision au détriment d’arguments politiques ou techniques.
Difficultés de mise en œuvre
L’après-midi fut principalement occupée par une table ronde réunissant les directeurs de trois bibliothèques municipales transférées à des communautés d’agglomération : Amiens (Christine Carrier), Créteil (Ginette Pinochet) et Troyes (Thierry Delcourt). Là aussi, il faut savoir gré aux intervenants d’avoir parlé clairement. Même si les situations de ces trois agglomérations sont très différentes, des difficultés de mise en œuvre comparables ont été soulevées par les trois directeurs : il leur a fallu travailler dans l’urgence, gérer le passage du personnel d’une collectivité à une autre (avec des problèmes de régime indemnitaire ou de conditions de travail), élaborer un nouvel organigramme, rationaliser le fonctionnement des bibliothèques de l’agglomération (carte unique, règlement intérieur, projets informatiques), travailler à la mise à niveau des équipements les moins performants, etc., le tout sans mandat clair. En effet, à Amiens, à Créteil comme à Troyes, le directeur de la bibliothèque de la ville-centre a pris des responsabilités au sein de l’agglomération sans que sa mission soit définie. Ainsi, on a pu entendre : « Je fais sans avoir réellement mission de faire », ou bien « On me laisse essayer de bidouiller mon truc dans mon coin », ou encore « Il n’y a rien de formalisé ». La structuration des communautés d’agglomération est en cours, mais l’encadrement, la compétence spécifique (ni à Créteil ni à Troyes les Directions des affaires culturelles n’ont été transférées à la communauté), la prospective, la gestion du calendrier semblent manifester une certaine improvisation.
Trois problèmes particuliers ont été posés par les intervenants. D’une part, l’articulation entre la bibliothèque de la ville-centre et les autres bibliothèques de l’agglomération : si Créteil est un cas relativement plus simple (qui ne regroupe que 3 bibliothèques) mais où il faut aussi gérer le changement, à Amiens comme à Troyes la situation semble complexe ; à Amiens, toutes les bibliothèques de l’agglomération ont été transférées à la communauté et c’est sur la base d’un service unique que s’organise le réseau (budget unique, autorité du directeur de la bibliothèque centrale sur les autres bibliothèques) ; à Troyes, où seule la BM de Troyes a été transférée, tout semble plus flou, peut-être dans la mesure où le projet de BMVR (qui devrait ouvrir ses portes en juin 2002) occupe le terrain et a tendance à masquer les autres questions. D’autre part, les relations avec la bibliothèque départementale de prêt (BDP) ont été évoquées par Christine Carrier : dans le cadre du nouveau partage des responsabilités, c’est la communauté d’agglomération d’Amiens qui prend en charge la desserte de la totalité de l’agglomération, y compris les communes jusque-là aidées par la BDP – une convention entre la communauté et le conseil général est en cours d’élaboration.
Les aides de l’État
Enfin, est revenue de façon récurrente la question des aides de l’État (dotation générale de décentralisation-DGD et Centre national du livre-CNL) dont les seuils d’éligibilité sont liés au nombre d’habitants : mécaniquement, quand la population desservie augmente (en passant de la commune à l’agglomération), les dépenses par habitant diminuent, risquant de ramener les communes sous le seuil d’éligibilité. À ces inquiétudes, Thierry Grognet, de la Direction du livre et de la lecture (DLL), a répondu que les réflexions en cours prennent clairement en compte ce phénomène : tant pour la première part de la DGD (fonctionnement) que pour les aides du CNL, des dispositifs sont envisagés pour que l’intercommunalité, qui est encouragée par l’État, ne soit pas pénalisante pour les établissements. D’autres conséquences du passage à l’intercommunalité sont également étudiées par la DLL, de la mise à disposition des conservateurs d’État à la propriété des fonds anciens, de l’élaboration des statistiques à la liste des villes pouvant recruter des conservateurs et conservateurs en chef.
Cette réflexion sur l’intercommunalité, aux allures de grand chantier, fut finalement marquée par un curieux mélange de pragmatisme et d’improvisation, d’innovation et de sentiment d’urgence. L’intercommunalité s’invente en marchant – et les acteurs présents lors de cette journée ont semblé marcher avec entrain et espoir. Les frontières administratives n’ont plus grand sens, disent-ils, profitons-en pour avoir une approche plus cohérente et rationnelle de la lecture publique sur une agglomération. « C’est l’occasion de remettre tout sur la table », dit l’une ; « C’est une chance pour la lecture publique », dit l’autre ; « Je suis intimement convaincu que c’est extrêmement positif », conclut le troisième.