Le salon de jeunesse de Montreuil dans tous ses états
Nic Diament
Au dernier Salon de Montreuil, les visiteurs ont tout d’abord remarqué les conditions matérielles de l’installation : il faut dire qu’il y avait de quoi ! Précédée de rumeurs inquiétantes de grève quelques jours seulement avant l’ouverture, la livraison des premiers locaux en dur du Salon du livre de jeunesse s’est faite en catastrophe et le plan d’installation des stands changeait encore l’avant-veille de l’ouverture.
Quand on débouchait du métro sur la rue de Paris, on voyait la Halle des expositions baignée d’une étrange lumière qui faisait penser au tournage d’un film. Dès l’arrivée dans le bâtiment, la présence de gravats dans les cages d’escalier, la signalétique bricolée, l’étanchéité défectueuse du bâtiment (suscitant quelques inondations les premiers jours), des dispositifs de chauffage aléatoires renforçaient l’impression d’improvisation de dernière minute. La grève sur la ligne 9 le vendredi, l’impossibilité d’isoler les différentes salles de conférence rajoutaient au juste courroux des exposants, dont un certain nombre prétendaient avoir vu leurs ventes diminuer d’un tiers par rapport à celles de l’année dernière. La disposition des lieux en deux plateaux très séparés du fait de l’absence d’ascenseurs – et ce malgré les efforts des organisateurs, qui dès le week-end obligeaient les visiteurs à entrer par l’étage supérieur – a largement desservi les stands des éditeurs situés au niveau 2.
Bref, ce passage du chapiteau de toile aux 10 000 m2 en dur, contrairement à la morale du conte des Trois petits cochons, ne s’est pas, cette année du moins, avéré très positif ! Gageons que, dès les prochains mois, moyennant quelques aménagements indispensables, cette halle se révélera beaucoup plus hospitalière.
La lecture des tout-petits
En tout état de cause, l’état des lieux n’a pas empêché la foule de se presser entre les stands : le Centre de promotion du livre de jeunesse (CPLJ) déclare aujourd’hui 150 000 visiteurs dont 30 000 enfants et 20 000 professionnels.
On voyait effectivement beaucoup de parents avec de jeunes, voire de très jeunes enfants : une partie des enjeux actuels se concentrent autour de la lecture des tout-petits (l’édition propose de plus en plus de titres destinés à être mordillés, explorés, emportés au lit ou dans le bain !) et de la nécessaire sensibilisation des parents d’abord, mais aussi de tous les adultes s’occupant de petite enfance.
Dans cette optique, l’exposition consacrée à Anthony Browne, « Marcel au pays de l’album », préparée par Christian Bruel 1 mettait en valeur l’œuvre de cet auteur-illustrateur anglais, qui a reçu le prix Andersen, la plus haute distinction en matière de livres pour enfants, en 2000. La scénographie très ludique était conçue pour faire entrer les enfants par une porte dans tous les « univers » d’Anthony Browne correspondant soit à un album particulier (Alice au pays des merveilles) soit à une série (Marcel, Zoo, Ourson…). Des originaux en grand nombre, des objets emblématiques (un gigantesque pull jacquard correspondant à celui de Marcel, ou la robe de chambre à carreaux du Papa...) permettaient de mieux connaître les thématiques de cet auteur majeur 2. La bibliographie publiée par le Salon, Tout petit tu lis : balade pour les moins de 5 ans… 3, complète et renforce le choix par le CPLJ de cette focalisation sur la petite enfance, qui correspond d’ailleurs à un travail sur le terrain qui date déjà de plusieurs années dans les bibliothèques publiques et au travers d’associations comme Accès 4.
Les littératures du monde arabe
Autre axe fort de ce salon : les littératures du monde arabe. De nombreux débats leur étaient consacrés lors de la journée professionnelle, un ouvrage intitulé Mosaïques : 300 ouvrages pour s’aventurer dans les littératures du monde arabe 5 a été publié par le CPLJ, une librairie proposait un choix de livres en langue arabe ou traduits de l’arabe. Les visiteurs ont pu aussi rencontrer une vingtaine d’écrivains algériens, égyptiens, irakiens, marocains, palestiniens, tunisiens, etc. ou écouter quelques conteurs, et se familiariser avec l’œuvre de l’artiste algérien Rachid Koraïchi, illustrateur, entre autres, d’un texte de Nancy Huston paru chez Thierry Magnier 6, qui détourne la calligraphie en y mêlant des signes figuratifs 7.
Il est hors de question, dans le cadre de ce court article, de rappeler tous les axes forts de ce salon, comme par exemple l’éclairage particulier, et un peu inattendu, apporté à la nouvelle, genre littéraire pas spécifique au monde de l’enfance, loin s’en faut. Comme aussi l’accent mis sur le multimédia, dont on peut se demander si le vaste espace qui lui était consacré au Salon a eu le succès attendu… ce qui reflète aussi le malaise de ce secteur éditorial qui a déçu des espoirs peut-être un peu hâtifs.
Mais il n’en reste pas moins que le Salon de Montreuil, dont c’était cette année la 17e édition, est devenu une des manifestations les plus importantes en matière de promotion de l’édition et de la lecture des enfants, et que nulle part ailleurs, on n’a l’occasion de voir autant d’éditeurs pour la jeunesse rassemblés, de comparer, dans la disparité des stands, les productions des grands et celle des tout-petits et de faire le point sur les grandes tendances.
Un secteur qui se porte bien
Tout d’abord, c’est un secteur qui se porte bien, même très bien. Il a représenté en 2000, 9,3 % du chiffre d’affaire global de l’édition, 17,3 % du nombre d’exemplaires vendus et a connu à lui seul la plus forte croissance (+ 7,8 % entre 1999 et 2000 !). La progression constante du nombre de titres publiés chaque année 8 donne une impression de fuite en avant et implique pour le professionnel chargé de trier et de sélectionner dans cette masse inflationniste une vraie difficulté de repérage. Les éditeurs semblent tous, sauf quelques exceptions notables, à la recherche effrénée du succès fabuleux. Harry Potter avec ses 6,5 millions d’exemplaires vendus pour les quatre tomes depuis 1998 reste à un niveau non encore égalé, mais furieusement imité : la trilogie des Royaumes du Nord de Philipp Pullmann, ou plus récemment, Artemis Fowl d’Eoin Colfer, rencontrent un succès mérité.
Autre recette remise aujourd’hui au goût du jour : le phénomène de la « série ». Dans la lignée des « Chair de poule », réel succès auprès des consommateurs directs, les enfants-lecteurs, parfois devenus complètement « accros », et phénomène troublant pour leurs parents et éducateurs, pas vraiment convaincus de la valeur littéraire et/ou éducative de ces livres, se multiplient les séries du type « Le club des baby-sitters », « Ballerine », « Animorphes » ou « Everworld », et qui reprennent en plus de vieux clivages garçons/filles idéologiquement douteux !
Quel autre fait marquant pouvait-on voir en flânant à travers les stands de Montreuil ? Les documentaires qui connaissaient un véritable creux, semblent repartir, notamment en ce qui concerne les collections d’histoire (« Autrement Junior » ou Le Sorbier) ou les livres d’activités qui végétaient depuis plusieurs années ! Les collections de poche-jeunesse marchent vraiment bien : attentivement « relookées » et modernisées, comme « Folio Benjamin » chez Gallimard ou « Le Livre de poche Jeunesse » chez Hachette, ou bien récemment créées comme « J’ai lu Jeunesse », elle représente quasiment le tiers de la production globale en livres de poche 9.
Paradoxalement, on voit aussi un développement des grands formats et des grands livres illustrés, y compris pour les plus grands lecteurs… Le Baobab de l’album décerné cette année à Jesus Betz de Fred Bernard (illustré par François Roca), au Seuil Jeunesse, incarne tout à fait cette tendance, avec cette histoire prenante, étrange, superbement mise en images, mais qui ne s’adresse pas vraiment aux petits !
À propos de prix, il faut rappeler rapidement que les Tam-Tams, autres prix littéraires décernés au Salon de Montreuil, ont été cette année attribués, pour les plus jeunes lecteurs à Avril et la poison d’Henrietta Brandfordb (illustré par Lesley Harker) et pour les plus « vieux » (c’est-à-dire à partir de 11-12 ans !) au Royaume de Kensuké de Michael Morpurgo (illustré par François Place)…
En conclusion, il faut à la fois se réjouir de la meilleure diffusion de la littérature jeunesse auprès du grand public – à cet égard, l’événement représenté par le Salon joue un rôle essentiel dans la médiatisation de ce champ éditorial – et mesurer les dangers que représente la vitalité même de ce secteur : il devrait arriver à garder ses qualités propres en matière d’invention et de créativité et résister aux sirènes du marketing tous azimuts.