La médiathèque musicale de Paris quinze ans après
Expérience sans lendemain ou concept d'avenir ?
Établissement dédié à la musique sous toutes ses formes, la Médiathèque musicale de Paris, victime à la fois d’un manque d’espace et d’une fréquentation en hausse croissante, a de plus en plus de difficultés à remplir ses missions : doit-elle se maintenir sous sa forme actuelle, ou accepter de dissocier la lecture publique (prêt) des fonds spécialisés (bibliothèque d’étude et conservation) ? Tel est l’enjeu de sa survie.
An institution dedicated to music in all its forms, the Médiathèque musicale de Paris, victim at one and the same time of a shortage of space and of an ever growing number of users, is having more and more difficulty in fulfilling its missions: should it maintain its present form, or accept that it should dissociate itself from public reading (lending) of the specialist collections (reference and conservation library)? Such is the issue at stake for its survival.
Als eine der Musik unter allen ihren Aspekten gewidmete Einrichtung leidet die musikalische Mediathek von Paris gleichermassen unter Platzmangel und ständig steigenden Besucherzahlen und findet es somit immer schwieriger ihre Aufgaben zu erfüllen: soll sie in gegebener Form erhalten bleiben oder zulassen, dass öffentlicher Zugang (Ausleihe) und Spezialsammlungen (Studienbibliothek und Konservierung) in Zukunft getrennte Sparten darstellen? Das steht auf dem Spiel für ihr Überleben.
Establecimiento dedicado a la música bajo todas sus formas, la Mediateca musical de Paris, víctima a la vez de una falta de espacio y de una frecuentación en alza creciente, tiene cada vez más dificultades para cumplir sus misiones: ¿debe mantenerse bajo su forma actual, o aceptar de disociar la lectura pública (préstamo) de los fondos especializados (biblioteca de estudio y conservación)? Tal es lo que está en juego en su sobrevivencia.
L’ouverture en plein cœur de Paris, en 1986, de la Discothèque des Halles, constitua sans nul doute un événement dont on salua, à juste titre, la nouveauté : ce projet, que son créateur, Michel Sineux, voulait « entièrement dédié à la musique sous toutes ses formes », rompait en effet avec la traditionnelle logique de support, incarnée par la « section discothèque », qui privilégiait les collections de documents sonores, pour adopter une logique thématique s’attachant, à l’inverse, au contenu : la collecte de tous les supports possibles, de l’imprimé au numérique, pourvu qu’ils contiennent de la musique, permettait en effet de diversifier une offre capable de répondre non plus seulement aux besoins d’écoute mais aussi de pratique ou de documentation musicales.
Si cette démarche inhabituelle surprit les professionnels, le succès auprès du public fut immédiat. Aujourd’hui pourtant, après quinze ans de fonctionnement, la Discothèque des Halles, devenue depuis 1996 Médiathèque musicale de Paris (MMP), éprouve de plus en plus de difficultés à assurer toutes les missions qui sont les siennes, trop à l’étroit dans un espace définitivement saturé. L’urgence qu’il y a à trouver une solution matérielle impose d’autant plus de s’interroger sur le devenir de l’établissement et, au-delà, sur la pertinence même du concept de médiathèque musicale. Sans vouloir prétendre apporter des réponses définitives à cette question difficile, le bilan que nous nous proposons de tracer ici visera plutôt à apporter quelques éléments susceptibles d’alimenter une réflexion en devenir.
Médiathèque de prêt
Parfaite application du concept de médiathèque musicale (toutes les musiques sur tous les supports), la médiathèque de prêt connaît depuis l’origine un succès considérable. Aujourd’hui cependant, elle fonctionne en surrégime et ne répond plus qu’imparfaitement à des besoins exponentiels : située en plein cœur de Paris, elle attire un public de plus en plus nombreux (plus de 10 000 usagers), venu de toute la capitale, mais aussi, pour une large part, de banlieue (38 % d’inscrits hors Paris). Avec une collection pourtant considérable de près de 40 000 disques compacts, elle n’arrive plus à satisfaire un public dont la mobilité traditionnelle s’est encore accrue avec la mise en service d’une carte unique permettant d’accéder aux ressources des 32 discothèques de prêt du réseau parisien, et du catalogue collectif informatisé consultable dans chaque point de desserte.
Loin d’être un établissement de proximité, la médiathèque joue, de fait, le rôle de discothèque centrale sans en avoir réellement les moyens, notamment en terme de capacité. La marge de manœuvre, en terme de politique documentaire, s’en trouve extrêmement réduite : il faut acquérir toujours plus, et dans tous les genres musicaux, alors que la place manque ; parallèlement, toute politique d’élimination s’avère difficile : physiquement nécessaire pour libérer de l’espace, elle risque aussi très vite d’aboutir à l’appauvrissement d’une offre déjà insuffisante : c’est la quadrature du cercle... Et ce alors que les réflexions menées à l’échelon du réseau par le Service scientifique des bibliothèques sur la mise en place d’un système d’acquisitions partagé voudraient faire de la Médiathèque musicale de Paris un établissement de référence qui aurait notamment pour mission d’acquérir, à la marge, toutes les productions « pointues » ou difficiles d’accès (un rôle que joue, à la hauteur de ses moyens, les Archives sonores, mais dans une perspective patrimoniale).
La saturation concerne aussi la musique imprimée : les efforts entrepris depuis longtemps pour créer une offre qui atteint aujourd’hui un niveau sans équivalent (près de 15 000 partitions et méthodes d’apprentissage d’instrument en prêt) ne suffisent pas à couvrir les besoins croissants entraînés par le formidable essor de la pratique musicale amateur (plus de 5 millions de personnes en France). Là encore, la MMP doit assumer l’essentiel d’une demande qui se porte aussi bien sur une partition de Boulez, une méthode de guitare rock, que sur un recueil de « standards » de jazz ou une version piano-chant d’un opéra de Verdi...
Malgré les efforts déployés par la Maison des conservatoires, mais qui s’adresse à un public ciblé, la MMP ne peut guère compter que sur elle-même, en attendant la montée en charge des « pôles musicaux » récemment créés au sein du réseau parisien, et dont l’une des missions est précisément de renforcer l’offre en musique imprimée. Deux établissements (en plus de la MMP) ont, pour l’instant, bénéficié de ce label, les bibliothèques Picpus (12e arrondissement), déjà particulièrement riche dans le domaine, et Beaugrenelle (15e arrondissement).
Centre de documentation musicale
Gérées par le Centre de documentation musicale, les collections de livres et de périodiques musicaux, très développées, constituent une des grandes richesses de la MMP. Leur traitement pose cependant de délicates questions. S’agissant des livres sur la musique, on est en permanence à la recherche d’un introuvable équilibre entre fonds de prêt et fonds d’étude, entre bibliothèque publique et bibliothèque spécialisée : comment en effet constituer un fonds de prêt développé et attractif en même temps, alors que nous manquons cruellement de livres « grand public » de qualité ?
Comparée à la production anglo-saxonne ou allemande, l’édition de livres sur la musique ne représente qu’un tout petit secteur, globalement assez peu dynamique, jugé souvent peu rentable par les rares maisons qui s’y consacrent encore (Fayard). L’offre disponible a tendance à se répartir entre des produits de médiocre qualité et des publications musicologiques savantes destinées à un public de spécialistes ; dès qu’il s’agit d’étoffer un fonds, le recours obligatoire à l’achat d’ouvrages en langues étrangères s’impose. On voit immédiatement les effets de cette situation sur une politique documentaire qui, volontairement de lecture publique au départ, a peu à peu dérivé inévitablement vers le renforcement d’un fonds d’étude en consultation sur place aujourd’hui considérable... et sous-exploité, faute d’avoir trouvé, malgré nos efforts, un public potentiel qui existe pourtant bel et bien.
Relevant aussi d’une problématique de fonds spécialisé, les collections de périodiques musicaux, là aussi exceptionnelles (180 abonnements, 500 titres conservés, pas de prêt), sont cependant plus sollicitées : l’ensemble du fonds est répertorié au CCNPS (Catalogue collectif national des publications en série), ce qui lui confère une visibilité qui attire davantage de spécialistes, et il ne faut pas négliger, usage plus proche de la lecture publique, la lecture sur place des revues musicales courantes, du dernier numéro du Monde de la Musique à Rock and Folk ou Jazz Magazine.
Centre d’archives sonores
La création d’un centre d’archives sonores s’inscrivait dans une volonté affichée de donner une dimension patrimoniale au projet « Discothèque des Halles ». C’est, de fait, une des missions les mieux identifiées de l’établissement.
L’option de base définie, la préservation des collections de microsillons a permis en effet d’assurer le sauvetage d’un support trop vite condamné par l’apparition du disque compact, et qui n’a jamais fait, en lecture publique, l’objet d’une vraie politique de conservation. Mais là aussi, les possibilités de traitement, comme de stockage, dépassent de très loin les moyens dont nous disposons, pour pouvoir continuer d’assurer seuls ou presque cette mission... d’autant que nous nous préoccupons aussi de la sauvegarde du disque compact, dont on peut craindre qu’il subisse très bientôt, en terme de conservation, le même sort que le microsillon.
Du moins ce qui existe permet-il d’offrir un panorama représentatif de la production éditoriale, valorisé par la conclusion d’une convention de pôle associé avec la Bibliothèque nationale de France. Reconnaissance de l’intérêt que revêt cette collection exceptionnelle, cet accord devrait, à terme, favoriser le développement d’une fréquentation qui n’a pas encore atteint son niveau optimal, malgré la présence de fonds annexes (partitions destinées à l’accompagnement à l’écoute, et surtout vidéos musicales, sans doute plus sollicitées, toute proportion gardée, que le fonds de prêt).
Lecture publique ou bibliothèque spécialisée ?
Correspondant à des pratiques très disparates, toutes ces missions s’exercent forcément de façon plus ou moins conflictuelle. La part croissante de la lecture publique, qui force à travailler continuellement dans l’urgence, et le poids de missions patrimoniales qu’elle est seule à assumer, obligent en permanence la MMP à un choix impossible entre deux logiques contradictoires, celle d’une satisfaction de masse et celle d’une spécialisation de plus en plus affirmée.
À l’extérieur, ce statut hybride gêne tout autant les tutelles que les professionnels, perplexes quant à l’impossible positionnement dans le réseau de cet électron libre, éternel cas particulier que l’on ne sait jamais comment traiter ; à l’intérieur, le cloisonnement naturel entre le prêt et les départements spécialisés, qui ne travaillent pas dans la même optique, même si le service public (y compris au prêt) est l’affaire de tous, rend difficile la mise en place d’une politique commune. Les publics, enfin, ne se rencontrent guère ; ici aussi sans doute, le bilan n’est pas à la hauteur des espérances.
En voulant réunir médiathèque publique et bibliothèque d’étude, en un même lieu emblématique par son caractère central et son cosmopolitisme – le Forum des Halles –, la Discothèque des Halles a été volontairement conçue pour favoriser une tentative de brassage et de fusion des publics. Loin d’un idéalisme qui aurait consisté à voir se côtoyer le rappeur et le musicologue, la démarche se voulait réfléchie, reflet de la place grandissante de la musique dans les pratiques culturelles des Français depuis vingt-cinq ans : il s’agissait de prendre en compte l’émergence de nouveaux usages, liés à l’explosion de la pratique amateur, et à la montée en puissance de l’écoute musicale qui bouleversait les hiérarchies habituelles entre les publics et leurs niveaux : l’érudit n’était plus seulement un musicologue, mais pouvait être aussi, par exemple, un collectionneur d’enregistrements historiques ou de « collectors » (pas forcément musicien...), le musicien n’était plus seulement issu d’un conservatoire, mais pouvait être un autodidacte d’un excellent niveau technique.
Hélas, les vieux clivages entre musique savante et musique dite « populaire », entre pratique musicale et écoute, entre musique écrite et musique enregistrée sont ressortis, et le miracle n’a pas opéré : spécialistes et « grand public » se sont ignorés, chacun restant dans son univers. Combien d’usagers de la médiathèque de prêt n’ont même jamais eu conscience qu’il pouvait exister, au même endroit, des archives sonores ou un centre de documentation musicale, pourtant tout aussi accessibles ? Inversement, bien rares sont les spécialistes fréquentant ces départements qui utilisent aussi les ressources des collections de prêt... Au contraire même, on a parfois l’impression que, pour cette catégorie d’usagers, la présence d’un secteur grand public brouille l’image qu’ils peuvent avoir d’un établissement qu’ils perçoivent comme mal défini, doté de missions incertaines, et manquant pour tout dire de crédibilité scientifique.
Pour le bibliothécaire musical, c’est un peu comme si la nature même de la discipline obligeait à choisir entre deux options apparemment irréductibles : constituer des collections documentaires (de fonds d’imprimés) ou patrimoniales (documents sonores anciens) présuppose la bibliothèque spécialisée, avec les référents que sont la conservation et l’étude ; développer une offre de prêt, centrée majoritairement sur le document sonore, ramène à la configuration discothèque et donc à la lecture publique...
Un contexte difficile
Le modèle de la médiathèque publique serait-il donc inapplicable à la situation française ? D’aucuns seraient tentés de le penser, en arguant de la place encore faible, comparée à nos voisins allemands ou anglais, de la musique dans l’environnement culturel : même si cela est vrai globalement, n’y a-t-il pas un peu de paresse intellectuelle dans cette explication trop facile, qui permet de justifier à bon compte le maintien de la situation actuelle ?
La faiblesse des bibliothèques musicales françaises s’explique aussi par des facteurs endogènes. Il faudrait d’abord invoquer les résistances des professionnels eux-mêmes qui, ayant éprouvé les plus grandes difficultés à trouver leur place au sein de la bibliothèque, ont cherché d’abord à légitimer leurs spécificités de discothécaires. Ce repli s’est exercé au détriment des autres supports musicaux, imprimés notamment (et tout spécialement partitions), comme si ceux-ci relevaient d’un autre univers, celui des bibliothèques spécialisées ou des conservatoires. Les réels efforts qui ont pu être faits, en certains endroits, dans la perspective d’une ouverture aux autres supports ont souvent été freinés par la limitation d’un espace dédié à une section de la bibliothèque – qu’elle soit appelée discothèque ou rebaptisée autrement ne change rien au problème.
Un tel contexte n’était donc pas très favorable à l’éclosion d’un concept aussi éloigné des us et coutumes bibliothéconomiques françaises. L’apparition des nouveaux supports n’a pas facilité le mouvement, au contraire : sans même parler d’Internet, il est vrai que les difficultés rencontrées dans la constitution de collections de vidéos ou de cédéroms musicaux, en raison de la pauvreté de l’offre disponible liée aux contraintes des droits, peuvent poser problème. D’aucuns voient d’ailleurs dans cette impossibilité de décliner de façon totalement pure le concept de médiathèque musicale, la preuve de son échec ! Pour ceux-ci, rien ne permet de justifier la définition d’une thématique spécifique à la musique, plus que pour n’importe quel autre domaine de la connaissance, les arts, le cinéma, les loisirs, etc…
Ainsi voit-on fleurir aujourd’hui en moult endroits des espaces multimédias dénommés son-vidéo, musique-cinéma, voire arts et loisirs (!), où l’on regroupe parfois sans beaucoup de réflexion tous les nouveaux supports, tous les non-books, du disque compact à Internet. Attitude ambiguë à notre avis, qui peut être, dans certains cas, le résultat d’une véritable politique du multimédia, mais tout aussi bien, en particulier dans de petites structures, un alibi permettant d’être dans le mouvement à bon compte : l’investissement que représente la constitution d’une collection de disques compacts n’a rien à voir avec le coût d’installation de quelques postes multimédias. Et comment ne pas penser que se cachent parfois, derrière ce modernisme de façade, de vieux réflexes, avec un retour non avoué ou inconscient à la vieille dichotomie livres/autres supports, l’un noble, ressortant à l’éducation et à la formation, les autres aux loisirs ? Or la musique est évidemment à la fois un objet d’étude et une source de plaisir...
Maintien ou séparation ?
L’absence de comparaison possible avec aucune autre structure ne permet guère en tout cas de tirer des conclusions hâtives sur la valeur d’un concept, qu’il faudrait surtout se garder de juger à partir des difficultés actuelles de la MMP. Seul, le redéploiement de l’ensemble de l’établissement sur un espace plus vaste et mieux organisé, avec une meilleure visibilité des fonctions, pourrait lui permettre de jouer le rôle de tête de réseau, parisien et national à la fois, auquel elle aspire.
Véritable champ d’application d’une bibliothéconomie musicale encore en devenir, elle abriterait également un centre de formation, doté d’effectifs et de moyens propres. Naturellement, ce schéma ne pourrait être efficient que si des structures comparables étaient mises en place à l’échelon régional, de manière à créer un réseau, un peu à la manière des Mubis (bibliothèques musicales) allemandes. On avait cru un temps que les BMVR (bibliothèques municipales à vocation régionale) allaient jouer ce rôle. Hélas ! L’enquête réalisée par l’AIBM (Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux) sur le sujet montre qu’on est bien loin du compte : il ne semble pas, à de rares exceptions près, qu’il y ait de véritable volonté de donner à la musique la place qu’elle mérite 1.
La MMP, fragilisée par son caractère expérimental, ne peut prétendre à elle seule satisfaire dans de bonnes conditions toutes les missions qu’elle joue de fait ou qu’on voudrait lui faire jouer. Faut-il pour autant, en jetant le bébé avec l’eau du bain, renoncer à cette expérience unique qui a montré, au-delà de ses limites, son formidable pouvoir d’attraction ? Ce n’est pas là une hypothèse d’école : au bout de quinze ans de fonctionnement, il nous faut aujourd’hui nous poser la question que l’on ne peut plus esquiver, du maintien de l’établissement dans son intégrité, ce qui implique son déménagement sur un site plus vaste, ou de la séparation entre médiathèque de prêt et départements spécialisés. Certains éléments d’analyse peuvent, on l’a vu, justifier le choix d’une séparation ; il est difficile, nous semble-t-il, de leur accorder une valeur universelle.
Pour notre part, nous persisterons à croire, avec Michel Melot 2, que « la mission de toute bibliothèque publique, qui est de favoriser la rencontre des catégories sociales et des générations, trouve dans la médiathèque musicale son meilleur accomplissement. »
Décembre 2001