L'imaginaire d'Internet
Patrice Flichy
Professeur de sociologie et directeur de la bien connue revue Réseaux, Patrice Flichy se propose, avec L’imaginaire d’Internet, d’apporter le regard de sa discipline sur un sujet largement rebattu, la mise en pensée par ses thuriféraires du réseau des réseaux et de ce que l’on a coutume d’appeler le cyberespace. Et de citer Michel de Certeau : « Des récits marchent devant les pratiques sociales, pour leur ouvrir un champ. » L’ambition est claire, qui semble dépourvue de souci techniciste ou apologétique.
L’introduction du livre laisse espérer le meilleur, qui rappelle que cela fait trente ans que l’on parle de « nouvelles techniques de communication », et que la révolution de la communication est annoncée, sinon effective, depuis la fin du XIXe siècle. A contrario de ces pratiques proches de la prophétie, le livre veut quant à lui interroger avec méthode et circonspection l’abondance du discours sur Internet élaboré par ses inventeurs et par ses plus passionnés, mais aussi lucides (?), défenseurs. Rarement en effet, esquisse Patrice Flichy, une technique aura suscité un discours aussi technophile, et qui a pour objectif rien moins que l’invention d’un « nouveau monde », virtuel cette fois.
L’océan des publications
Tranchant – si l’on peut dire... – dans le vif de l’océan des publications, il choisit de se limiter aux textes américains, en prenant comme « fil directeur » la revue Wired, « principale revue américaine de réflexion et de débat sur Internet et les techniques numériques ». Il complète cette source reconnue avec les textes fondateurs sur le réseau des réseaux, mais aussi ceux parus dans trois des principaux journaux économiques ou d’information générale américains, Time, Newsweek et Business Week.
La méthode en vaut une autre (elle a au moins le mérite d’être), mais elle marque d’emblée ses limites. Elle oppose ou associe en effet deux discours qui ne sauraient représenter qu’une part du discours sur Internet : d’un côté, même s’ils font place dans leurs colonnes à des critiques sur le média, des supporters inconditionnels du Réseau comme base d’une « nouvelle société ». De l’autre, un discours économique fondé exclusivement sur une logique libérale, délivrée mais nourrie des arguties des premiers. Ce faisant, Flichy oppose un peu artificiellement les « purs esprits » et les hommes d’affaires, sans voir que, comme l’on dit, la vérité pourrait être ailleurs. D’une part, dans un regard réellement critique et extérieur sur ce qui n’est qu’un média (en fait un ensemble de protocoles) ; d’autre part, un point de vue qui n’ait pas que le profit financier à court terme comme objectif.
Les autoroutes de l’information
Le premier chapitre illustre bien ce que le livre aurait pu être. L’auteur y montre le sort finalement réservé aux « autoroutes de l’information » promues par le vice-président Al Gore. L’expression, on le sait, a été inventée par Gore en référence au programme d’autoroutes mis en place aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Il la promeut (sans l’avoir inventé) pendant la campagne électorale de 1992, qui voit Bill Clinton accéder à la présidence et Gore (donc) à la vice-présidence. Une fois élu, celui-ci s’efforce de donner à son projet force de proposition volontariste de l’État, qui aurait consisté en la mise en place d’une infrastructure à haut débit sur l’ensemble du territoire américain. Mais cette infrastructure est perçue comme un risque inacceptable de concurrence par les grands opérateurs de télécommunications comme AT&T et, finalement, le projet ne dépasse pas le stade de la promesse et du vœu pieux.
Comme l’écrit Flichy, « ce projet imaginaire, devenu petit à petit une forme vide, aura trouvé un autre contenu : la justification d’une politique de libéralisation des télécommunications ». Et, sur le seul rejeton reconnu de cette illusion, les médias vont se jeter, faute de mieux : ce sera Internet, dont les performances techniques (pour l’instant) sont loin de celles qu’on a pu un instant espérer pour bientôt. L’utopie a eu le mérite de mobiliser les esprits. Mais elle ne s’est pas concrétisée, car elle aurait risqué de mettre en péril la sacro-sainte loi du marché. La leçon est claire : quel que soit le désir politique, il se heurte et se plie à la logique économique quand l’État n’est pas suffisamment fort pour imposer ses propres innovations.
Une absence de point de vue critique
Il est dommage que, cette leçon, Flichy ne l’ait pas retenue dans le reste du livre. Car les autres chapitres ne sont pas à la mesure de cette réussite et de cette éclatante démonstration. On a parfois l’impression d’une compilation soignée, mais sans point de vue critique sur ce qu’Internet pourrait être, sur ce qu’il devrait être. L’étude de terrain manque, qui aurait permis d’asseoir la réflexion, ou d’atténuer certains partis pris trop péremptoires. Il est vrai que ce n’était pas l’ambition annoncée de l’ouvrage, mais elle empêche ou prévient une suspicion documentée sur les opinions émises.
Parler de « république des informaticiens » (chapitre 2) nous semble en effet aussi dangereux que d’évoquer le « lien social électronique ». On en reste pour ce qui nous concerne à cette vieille idée qui veut que tout problème qui a une solution technique n’est pas un vrai problème. Alors que parler de « démocratie électronique » semble déjà dépassé, évoquer la République dans ce contexte semble encore moins de mise. En fait, ce qui gêne, c’est que l’on ne sait plus trop si l’auteur reprend à son compte le discours qu’il résume et décortique, l’approuve pour partie ou totalement. Ce qui est clair, en tout cas, c’est qu’il se garde bien de lui apporter un contre-argumentaire, ni de voir comment les faits démentent pour une large part les propos avancés. On a le sentiment de lire le discours de la « cyberélite », non à l’intention du profane, mais à l’intention de ses pairs.
Toute la seconde partie (« Une société virtuelle imaginaire ») ne fait que conforter ce sentiment. Les gourous y abondent, et les titres des parties sont plus qu’évocateurs : « Abandonnons notre corps de chair », très cronenbergien, ou « Un espace social à part », plus proche de David Lynch. L’auteur se laisse piéger par les naïvetés des rédacteurs de Wired, alors que la clarté de ses premières démonstrations aurait dû l’amener à plus de méfiance. En effet, l’une des principales revendications des internautes est l’avènement d’une « nouvelle société sans État » (titre de l’une des parties). L’État censeur et contrôleur doit être combattu, en piratant les sites officiels, en s’opposant aux lois sur le respect de la propriété intellectuelle ou du droit de la personne à la vie privée. 1984 n’est jamais très loin, et l’on oublie qu’Orwell s’en prenait par le biais de sa fiction à une toute autre société que celle dans laquelle vivent nos internautes californiens.
En réalité, le roi est nu depuis longtemps. Le pouvoir de l’État est faible, et les enjeux du Réseau sont avant tout ceux des grandes sociétés informatiques (comme le montrait justement le premier chapitre). Si prompts à dénoncer la supposée toute-puissance étatique, les rédacteurs de Wired le sont moins quand il s’agit de s’attaquer aux constructeurs de matériels ou aux diffuseurs de logiciels dont, il est vrai, ils dépendent. Et le régulier aveuglement dont ils font preuve dans le choix de leurs cibles tend à minimiser l’intérêt de leurs anathèmes, quand on ne sourit pas de l’angélisme vaguement sectaire de leurs utopies. Né de la contre-culture des années hippies, l’engouement pour Internet comme nouvel eldorado libertaire risque d’aboutir aux mêmes résultats – découvrir Alan Ginsberg cravaté ou s’épouvanter du prix d’achat lors d’une vente aux enchères à grand spectacle du manuscrit de Sur la route. Invoquer les mânes de Marshall McLuhan (le « saint patron »), de Teilhard de Chardin (qui en serait le premier étonné) ou, plus près de nous, d’Alvin Toffler et de Nicholas Negroponte (directeur de Médialab au prestigieux Massachusetts Institute of Technology) ne fait que cumuler, pour le lecteur, les suspicions devant tant d’optimisme.
Proche de la tautologie
Le chapitre 8 du livre est consacré à la « nouvelle économie », et l’on s’étonne que l’auteur ne prenne pas en compte les plus récents développements de cette imposture. Il est vrai que son propos est de s’intéresser aux imaginaires – non à leur difficile mise en œuvre. Il n’empêche, cet aveuglement devant les avatars de la « Loi du marché » et de la logique boursière suscite un ultime agacement, d’autant plus que l’effondrement des « valeurs technologiques » pourrait, d’une certaine manière, être une évolution positive : si le marché se désintéresse d’Internet, qui reste un magnifique moyen de transmission des connaissances, peut-être y a-t-il place pour faire de cet outil un espace réellement communautaire où l’argent ne serait ni la fin ni même le moyen du développement.
On aurait aimé aimer ce livre. Mais, à l’heure où la net-économie ne semble plus qu’un souvenir, où la consommation d’Internet semble en régression, où le nombre d’abonnés marque le pas, on reste perplexe devant le propos autocélébrateur de Patrice Flichy, qui semble plus proche de la tautologie que de l’analyse sociétale que les prémices de son livre laissaient espérer. On voulait croire que le sociologue averti allait dénicher, derrière les discours affichés, la multitude des arrière-pensées plus ou moins désintéressées, des mensonges ou des méprises sincères. Que l’observateur allait mettre devant le fait non accompli les utopies et les idéaux.
Mais, au final, son livre laisse l’impression d’une revue de presse savante et sérieuse – rien de plus. Les élans enthousiastes des pionniers y sont traités avec beaucoup d’indulgence, et la prophétie autosatisfaite n’y est jamais replacée en perspective. On pourrait évoquer ce phénomène boursier bien connu de la prévision qui s’avère du fait même d’avoir été émise comme prévision. Ici, le discours s’avère du fait même d’avoir été émis comme discours. Mais le lecteur, lui, reste sur sa faim, qui était venu chercher une analyse là où on lui propose au mieux un commentaire.