Les mutations du livre et de l'édition dans le monde du XVIIIe siècle à l'an 2000
Depuis une dizaine d’années, de très nombreux travaux ont été publiés sur l’histoire du livre et plusieurs projets d’histoire nationale du livre et de l’édition ont vu le jour. Mais aucune comparaison des différentes expériences nationales et aucun essai de synthèse n’avaient été tentés.
Le colloque, organisé conjointement en mai 2000 par le Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec de l’université de Sherbrooke, dirigé par Jacques Michon, et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, sous la direction de Jean-Yves Mollier, a voulu combler cette lacune et offrir un premier panorama synthétique des changements qui ont affecté le monde de l’édition depuis la révolution industrielle jusqu’à nos jours sur les cinq continents.
Le fort volume de 600 pages qui en résulte présente donc les 46 contributions de ce colloque, réunies selon un découpage qui essaie de dépasser les limites régionales de chaque étude et d’esquisser ces éléments de synthèse.
Trois modèles éditoriaux européens
Le découpage en cinq parties tient donc compte à la fois de la chronologie et d’une problématique plus synchronique, posée d’emblée dans la première partie, qui sert de base théorique à tout l’ensemble. En effet, cette première partie se propose de construire trois modèles éditoriaux européens, les modèles britannique, allemand et français, pour les lancer ensuite « à l’assaut du monde » et repérer leurs transformations et adaptations. Comme le rappelle Jacques Michon dans sa préface, on ne peut constituer une histoire de l’édition moderne sans remonter à ses origines européennes : « Les premiers grands éditeurs sont apparus en France, en Angleterre et en Allemagne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, à l’époque où se constituaient les États nationaux, où le nombre de lecteurs augmentait à la faveur d’une croissance démographique importante et où l’on assistait à une scolarisation étendue à des couches sociales jusque-là exclues de la culture écrite. » Cette base commune n’exclut pas, au contraire, de nombreuses différences nationales que James Raven (Université d’Oxford) évoque : « Ces différences incluent différents types de distribution, différentes méthodes de contrôle et divers types de demande. » Il s’agit donc moins de constituer une modélisation au sens strict que de repérer un certain nombre de caractères saillants qui, par le biais des empires coloniaux ou des zones d’influences culturelles, ont pu être transposés, adaptés, ou contre lesquels se sont construites par la suite d’autres éditions nationales.
Le modèle anglais, par exemple, a su utiliser son empire politique et sa langue à vocation « universalisante » pour exporter au loin ses productions imprimées, à commencer par ses bibles, et les imposer sur une longue durée à ses colonies et à ses comptoirs commerciaux. La librairie allemande, étudiée par Frédéric Barbier (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) se caractérise d’abord par une organisation professionnelle – les foires et le système de la commission – et une orientation scientifique et bibliographique, qui diffuse essentiellement en Europe continentale. Le modèle français, construit par Jean-Yves Mollier, mise sur la renommée de sa littérature et le magnétisme de sa capitale, et exporte une figure, un idéal-type d’éditeur, Gaston Gallimard, au service d’une littérature de fiction « qui annonce à la fois la culture savante et lettrée contemporaine (…) mais également la culture de masse tant décriée parfois (…). L’industrie culturelle est en effet née à Paris et non à Hollywood (…). »
Étude des systèmes
Les quatre autres parties discutent et relativisent cette notion de modèle qui rappelait, pour nombre de participants, l’aventure coloniale et qui fit donc l’objet de débats parfois vifs avant et pendant le colloque. Cette notion de modèle, ou de système, substantif plus neutre, est donc à nuancer. Cependant, le fait que chaque partie du livre est organisée autour d’un thème reprenant, déclinant ou se distanciant desdits modèles, permet de respecter la chronologie interne de la culture imprimée, ses spécificités et ses rythmes propres, tout en apportant des éléments comparatifs nécessaires à la mise en perspective d’études qui, sinon, sembleraient, très particulières.
La seconde partie, par exemple, étudie les mutations des systèmes européens hors de leurs frontières. Dans la sphère britannique, l’imprimerie répond d’abord aux besoins de l’administration coloniale et l’importation constitue longtemps la seule activité commerciale des colonies de peuplement alors que, dans le sous-continent indien, la traduction et l’adaptation des ouvrages pour une population multilingue étaient rendues nécessaire. Dans la zone d’influence allemande, l’implantation d’un modèle germanique est plus diffuse, plus culturelle qu’économique, alors que la montée en puissance du modèle français s’appuie au contraire sur un réseau de communication et un appareil juridique et politique très centralisés qui permettent aux éditeurs parisiens d’exporter massivement et qui freinent tout développement des éditeurs locaux, mais aussi des filiales locales des éditeurs français.
L’autonomisation et la formation des systèmes éditoriaux nationaux suivent la décolonisation et font l’objet d’une troisième partie où sont abordées aussi bien la création d’une édition indépendante en Inde ou en Afrique de langue anglaise, qu’en Italie ou en Suisse, ainsi que la question de savoir si les systèmes éditoriaux chinois, japonais ou arabe (plus particulièrement égyptien) ont constitué des systèmes autonomes.
Échappant à la chronologie, la quatrième partie introduit des études transversales et thématiques, pour « essayer de voir concrètement, à partir des exemples du roman ou de la traduction, de l’almanach ou du catéchisme, voire du manuel scolaire, en quoi certains genres se sont prêtés mieux que d’autres à une expansion dans l’univers. » Denis Saint-Jacques (université Laval) montre ainsi comment le roman « au-delà du livre et de la nation » est passé dans la culture de grande consommation et a fini par devenir un des pivots de la culture médiatique moderne. Anne Renonciat (université de Paris VII), pour le livre de jeunesse, propose une brève analyse d’un secteur dynamique où se croisent et s’affrontent la dimension internationale et les résistances culturelles, religieuses et nationales, tandis que l’édition féministe, typique des problématiques contemporaines, fait l’objet d’un article d’Isabelle Boisclair (université de Sherbrooke) observant la difficile mise en place d’une nouvelle instance éditoriale spécialisée.
L’internationalisation du commerce du livre
La dernière partie du volume aborde, comme il se doit, la « question sensible de l’internationalisation du commerce du livre ». Cet aspect n’est pas complètement nouveau et la mise en perspective des congrès internationaux des éditeurs entre 1896 et 1938 par Thomas Loué (institut universitaire de formation des maîtres de Strasbourg) y apporte une dimension historique intéressante. Mais le questionnement sur la « massmédiatisation : exportation d’un modèle américain ? » par Ian R. Willison, responsable éditorial de The Cambridge History of the Book in Britain et la conclusion de Jean-Yves Mollier se placent au cœur des évolutions et des questionnements contemporains : les productions hybrides, capables de séduire sans troubler les lecteurs des cinq continents sont-elles l’avenir éditorial que nous proposent les conglomérats financiers ? Qu’en est-il du poids réel, dans les domaines de l’édition et du livre, d’Internet et des livres électroniques ?
Ces questions au futur sont, dans ce livre, tout juste esquissées puisque le but du colloque était d’abord de rendre plus intelligible l’histoire mondiale du livre et de l’édition et d’apporter des éclairages externes aux différentes équipes internationales qui travaillent sur ces sujets. Le résultat est, de ce point de vue, positif et ne s’adresse pas qu’aux spécialistes et aux universitaires, il permet à toute personne intéressée par les métiers du livre et la diffusion de la culture d’y voir un peu plus clair dans l’histoire de l’imprimé, cette « odyssée des temps modernes » .