Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959
La constitution de l’histoire des politiques culturelles en tant que champ de recherche, après quatre décennies de politique culturelle en France, et sa reconnaissance au plan universitaire requéraient la publication d’un ouvrage de référence bibliographique. C’est désormais chose faite avec le Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, édité sous la direction d’Emmanuel de Waresquiel 1, historien et spécialiste de l’histoire des politiques culturelles en France.
Les rapports État/Culture
Composé de 340 articles, rédigés par 110 auteurs, ce dictionnaire critique (publié avec le concours du CNRS), fruit de nouveaux et fructueux travaux de recherche, constitue une remarquable synthèse de la politique culturelle française depuis 1959. Tout en dressant un panorama du modèle culturel français, il a pour ambition d’interroger les rapports entretenus entre État et Culture, de la création du premier ministère de la Culture (André Malraux, en 1959) jusqu’à nos jours en même temps qu’il aide à se repérer parmi les acteurs et les organismes de la vie culturelle 2.
De « Académisme » à « Zéniths », de « Exception culturelle » à « Vandalisme de l’État », en passant par « Bande dessinée », « Centre Pompidou », « Festival de Cannes », « Musée d’Orsay », « Paysages et jardins » ou « Rock », l’ouvrage propose une série de regards croisés où d’excellents articles traitant des structures politiques et administratives voisinent avec des idées, des événements, des lieux, des symboles, des réactions, des acteurs, des débats (influences de l’État sur la création artistique, « élitisme » et « culture de masse », spécificité française en matière de culture, décentralisation culturelle...). Mêlant des recherches originales sur des sources inédites, des entretiens et des synthèses de travaux fondateurs, ses auteurs, journalistes, universitaires, créateurs et acteurs des politiques culturelles, présentent pour la première fois une synthèse historique et critique de ces politiques menées durant la seconde moitié du XXe siècle. Pas de politiques culturelles sans créateurs ni œuvres : de nombreux articles concernent les artistes (public, ateliers, compagnies, création musicale, expositions, musées, paysages et jardins, et commandes publiques). Bref, les débats et les polémiques que suscite, depuis son invention 3, la politique culturelle, font l’objet d’un inventaire inégalé.
La date de 1959 correspond à la création, en France, d’un ministère des Affaires culturelles, disposant d’un budget propre et confié à André Malraux 4. L’ouvrage ne prétend pas retracer en détail l’histoire de ce ministère, mais tente plutôt d’arpenter tous les terrains où s’exerce l’action publique en matière culturelle.
La démarche d’Emmanuel de Waresquiel, coordinateur de l’ouvrage et fervent partisan des politiques culturelles publiques 5, s’attache à les défendre en dépassant les polémiques du type de celles qui sont développées, depuis une dizaine d’années, à partir du livre de Marc Fumaroli 6, sur les rapports entre artistes, création et subvention.
Cette somme quasi encyclopédique de 672 pages tombe à pic au moment où l’on entend ici et là des voix s’élever pour considérer que le ministère dévolu à André Malraux a épuisé au bout de quarante ans de bons et loyaux services, la plupart de ses possibilités créatrices 7. D’autant que les rapports de force évoluent. Des décisions prises à Bruxelles peuvent peser plus lourd que celles qui sont préparées rue de Valois.
En effet, on assiste depuis 1997 à un tournant majeur, accompagné d’un malaise généralisé. La déprise progressive de l’État et du ministère de la Culture s’accompagne d’un accroissement considérable des moyens des collectivités territoriales. La culture est devenue un enjeu de pouvoir politique, au risque d’occulter l’enjeu artistique. La décentralisation et la déconcentration, qui ont marqué le début des années Lang, ont pourtant eu des aspects positifs.
Une pluralité de sens
Le mot « culture » recouvre une pluralité de sens. Il renvoie aussi bien à une acception « classique », « humaniste » et « universelle » – les chefs-d’œuvre de l’humanité –, qu’à une conception anthropologique et sociologique (cultures « minoritaires », « jeunes », « locales », « d’emprunt » ou « multiculturalisme »). Il peut désigner également « l’ensemble des productions symboliques du domaine des arts et des lettres » (« système des Beaux-Arts »). On doit justement à Pierre-Michel Menger 8, dans l’article « culture », une mise en perspective dynamique tout à fait éclairante des différentes acceptions du mot culture, de sa définition anthropologique jusqu’aux politiques culturelles contemporaines en passant par la question de l’universalité et de la pluralité culturelle. De son côté, dans l’article « Politique publique de la culture », Augustin Girard 9 rappelle que « l’anthropologue américain Kluckholm, a dénombré 400 définitions du mot “culture” ».
Tentant une première lecture collective et contradictoire de la question culturelle en France, qui s’appuie sur les travaux accomplis depuis 1993 par le Comité d’histoire du ministère de la Culture, ce nouveau dictionnaire prend en compte ces glissements de sens survenus depuis 1959, date symbolique parce que « pour la première fois dans son histoire », rappelle Emmanuel de Waresquiel dans son avant-propos, « la France se dotait d’un lieu fédérateur, d’un “lieu géométrique” 10de ses actions publiques dans le domaine ».
L’intérêt des articles s’impose : clairs, bien informés, parfois teintés d’humour, ils présentent des options diverses, mais pour autant bien définies, qui satisferont la curiosité des lecteurs.
Dans cet ouvrage aussi informatif et sérieux, on relèvera quelques surprises, telles que des envolées inattendues ou des jugements parfaitement subjectifs tout droit sortis d’une phraséologie quelque peu datée. Comment ne pas sursauter en effet, en lisant dans l’article consacré au « Festival d’Avignon » que « les contestataires de 1968, [...] emmenés par le Living Theater, entravent la tenue des représentations et organisent une chienlit qui n’épargne ni Vilar, ni Béjart (autre invité de cette année-là), assimilés pour la rime à Salazar, dans un slogan qui a fait bien mal à entendre ». Propos d’autant plus déroutants que l’auteur, Robert Abirached, est, par ailleurs, un parfait connaisseur des arcanes du théâtre et du ministère, comme le démontre son long et brillant (et apologétique aux entournures, surtout dans sa conclusion) article consacré à Jack Lang 11.
Une source précieuse
Mais il serait parfaitement injuste de réduire une entreprise d’une telle ampleur à ces quelques perles ou scories. Le Dictionnaire des politiques culturelles est d’abord une source précieuse, où l’on se plongera pour retrouver l’historique du Centre Pompidou ou de l’Opéra Bastille, pour revivre quelques-uns des débats et polémiques ayant marqué ce demi-siècle (avec, en annexe, un petit éventail de textes éclairants), pour se rappeler les missions de telle ou telle institution, bref pour s’instruire grâce à un ouvrage dont les partis pris (défense de la culture comme service public, bilan plutôt positif des années Lang, foi dans les vertus de l’histoire immédiate) ont le mérite d’être clairement assumés et, le plus souvent, intelligemment défendus.
Au terme de ce panorama, on pourrait dire de l’entreprise dirigée par Emmanuel de Waresquiel, par la confrontation qu’elle opère entre des outillages intellectuels issus d’approches scientifiques différentes, qu’elle valide pleinement la démarche préconisée par le sociologue Jean-Claude Passeron 12 pour qui l’écart épistémologique entre historiens et sociologues n’a plus guère de raison d’être, et qu’il est par conséquent nécessaire d’associer une pluralité d’approches. Cette méthode permet, comme l’illustre ce Dictionnaire des politiques culturelles, d’associer et de combiner durablement avancée des connaissances et diversité épistémologique en vue de contribuer à une meilleure connaissance de la société française, de ses évolutions et des politiques culturelles (nationales et locales) qui ont façonné le paysage culturel que nous connaissons aujourd’hui.
Au total, ce dictionnaire est une contribution décisive et indispensable aux chercheurs en sciences sociales, qu’ils soient historiens ou sociologues de la culture. Quant au lecteur ordinaire, il y trouvera une multitude d’éléments de réflexion sur les débats qui ont marqué les politiques culturelles publiques, ainsi que sur les objectifs et les moyens de ceux qui les mirent en œuvre. Abondamment illustré, il est enrichi d’annexes inédites et variées (organigrammes, budgets, fiscalité, sigles, « textes essentiels de la culture » et bibliographie). Bref, un outil de travail et un livre de référence riche et précieux aux mérites immenses, couvrant, au moins dans leurs grandes lignes, les différents secteurs de la culture et du patrimoine sur la période allant de 1959 à 1995.
Un regret cependant pour l’avenir : interrogé peu après la sortie du livre sur l’éventualité d’une actualisation du dictionnaire, Emmanuel de Waresquiel a répondu par la négative.