L'enfance à travers le patrimoine écrit
Gilles Éboli
Succès important, pourrait-on titrer dans le goût tauromachique, au lendemain du colloque d’Annecy des 18 et 19 septembre 2001, consacré à « l’enfance à travers le patrimoine écrit ». Tout d’abord et pour n’y plus revenir : cadre parfait, organisation parfaite 1 soulignés dans un bel ensemble par les intervenants et les participants. Succès important ensuite en nombre : avec plus de 250 personnes inscrites et présentes, l’édition 2001 n’a pas failli à la réputation de rencontres courues et bien établies depuis plus de 10 ans. Succès important surtout par la qualité des intervenants, de leurs communications et des échanges qu’elles ont occasionnés.
La séance inaugurale valut déjà par la prise de parole, facétieuse, de Tomi Ungerer. Allergique au mot patrie, ce dernier préféra parler de « matrimoine » et veiller à ce que le concept renvoie non pas à des formes d’exclusion, mais au contraire à une « raison partagée », des identités reconstruites. S’interrogeant au passage sur le patrimoine des quartiers, il profita de l’occasion pour présenter son action comme ambassadeur au Conseil de l’Europe pour l’enfance et l’éducation en abordant du point de vue moral quelques valeurs à retravailler comme le respect, respect des différences notamment (« tous égaux, tous différents »). Rappelant que « le livre est une arme », Tomi Ungerer s’attacha enfin à dénoncer la pauvreté des manuels scolaires, à faire l’apologie du bilinguisme et à délivrer quelques aphorismes dont il a le secret ( « Les enfants savent d’où viennent les bébés mais ne savent pas d’où viennent les adultes » ou, parlant des enfants, ce mot d’ordre inattendu : « Traumatisez-les »).
L’évolution du livre pour la jeunesse
Sur ces fortes paroles, les communications des universitaires pouvaient commencer. Tout d’abord, Anne-Marie Chartier (Institut national de la recherche pédagogique, ou INRP) évoqua l’histoire des rapports entre la littérature et l’école, au cours d’un historique en quatre temps : de la loi libérale du 16 juin 1880 à 1914, l’entrée de la littérature à l’école ; puis pendant l’entre-deux-guerres, le développement d’une véritable littérature enfantine avant, pendant les trente glorieuses, la guerre menée contre l’illustration pour aboutir aux richesses actuelles et à leurs interrogations fondamentales. En dénonçant la lecture scolaire pour prôner la lecture loisir, les bibliothécaires ne scient-ils pas la branche sur laquelle ils sont assis ? Au-delà des gadgets « interactifs » feu de paille (« Le livre dont vous êtes le héros »), d’autres interactivités, d’autres médiations ne sont-elles pas à rechercher, notamment autour de l’idée de la transmission et donc de patrimoine ?
Dans le droit fil de cette roborative introduction, Isabelle Nières-Chevrel (Université de Rennes II) suivit l’évolution des rapports entre le texte et l’image dans la littérature pour enfants, ou comment l’image, d’abord totalement absente, pénétra dans le texte puis l’envahit, avant, à l’orée des années 1970, de l’expulser totalement. Ce primat final de l’image, contesté, discuté, se retrouve au niveau des créateurs, les auteurs devenant bien rarement illustrateurs, alors que ces derniers – Brunhoff, Sendak ou Ungerer – franchissent bien plus souvent le pas. L’ambivalence du dire et du montrer, les rythmes différents de vieillissement entre texte et images, autant d’autres pistes, traditionnelles, de questionnement pour lesquelles de nouvelles réponses restent attendues.
Suivit logiquement Michel Defourny (Université de Liège), qui, avec l’histoire et l’évolution du graphisme dans le livre pour la jeunesse, dévoila les secrets du format carré. Aujourd’hui tarte à la crème de pseudomodernismes, l’histoire de ce format est pourtant bien celle du pari éditorial, de l’audace créatrice, sinon des little pretty books ou de Thomas Berwick, du moins de Paul Faucher et de Nathalie Parain, sans parler d’Enzo Mari ou de Leo Lionni. Le format carré, c’est finalement l’image affranchie du texte, une recherche affichée de la modernité, une influence enfin de la publicité comme du jouet et du design.
Christian Amalvi (Université de Montpellier III) retraça ensuite le combat que se livrèrent, de 1830 à 1914, les deux France, laïque et catholique, par biographies, on dirait presque hagiographies, interposées. À la Restauration, le champ est bien sûr occupé par le camp catholique qui met en avant l’action sociale de l’Église autour des figures édifiantes de saint Jean-Baptiste de La Salle ou Benoît XIII, sans négliger toutefois les aperçus militaires dignes d’attirer l’attention de jeunes gens (les Croisés, Du Guesclin), ou d’autres proprement politiques (les grands ministres, comme Suger ou Richelieu). Après 1870 cependant, la littérature biographique laïque commence à donner de la voix, tout d’abord autour d’un courant protestant qui remet en cause, entre autres, les certitudes acquises concernant Louis XIV et avance l’idée du caractère inéluctable de 1789. Avec l’ordre moral, le choc devient frontal et les commandes massives de l’État de Jules Ferry auprès de maisons d’édition laïques (Hachette, Hetzel) font pencher la balance du côté de la laïcité : c’est alors l’époque des victimes du fanatisme (Savonarole, Étienne Dolet), voire d’un passé recomposé autour de la Révolution sans qu’un Panthéon commun autour de Du Guesclin, Bayard ou Henri IV ne soit vraiment possible, comme l’atteste le cas de Jeanne d’Arc. Aussi, Le tour de France de deux enfants lui-même subit-il sous le « petit père » Combes le coup de torchon laïcisant qui élimine saint Bernard, Fénelon, Notre-Dame, etc.
Thierry Crépin (docteur en histoire) aborda ensuite la presse catholique pour enfants des années 1930 aux années 1950, autour notamment de l’Union des œuvres et de ses publications, Cœurs vaillants en tête 2. S’appuyant fermement sur le réseau du patronage, Cœurs vaillants et ses variantes féminines ou rurales connaissent, après des débuts incertains, un franc succès avant-guerre, dénonçant tout à la fois nazisme et armée rouge, vantant le patriotisme et utilisant les techniques, révolutionnaires alors, de la bande dessinée, au premier rang desquelles prend bien sûr place Tintin chez les Soviets. Cet entre-deux théorique ne résiste pas à Vichy : de 1940 à 1942, Cœurs vaillants soutient la propagande vichyssoise, dénonce, entre autres et avant Hergé, le banquier juif Blumenstein ; en août 1941, des numéros spéciaux consacrent la « France nouvelle ». La Libération amène naturellement quelques difficultés à l’Union des œuvres – une nouvelle direction autour d’un nouvel abbé prônant une nouvelle ligne : l’adhésion à la République et les louanges de la Résistance. Les accusations de communisme ne tardent pas à pleuvoir sur la rédaction alors même que le Parti communiste lance un Vaillant concurrent. Pourtant, ce n’est pas cette concurrence-là qui vient à bout de Cœurs vaillants, mais bien plutôt le déclin de son soutien de départ, à savoir le patronage. Une visite de l’exposition proposée par Jean-Hugues Malineau autour de 150 œuvres littéraires de jeunesse couvrant la période 1800-1950 clôt brillamment cette première journée.
Images et représentations de l’enfance
Ce sont les sources archivistiques de l’histoire de l’enfance pour les XIXe-XXe siècles, que décrivit Hélène Viallet (Archives départementales de Haute-Savoie), retraçant les étapes qui illustrent, de l’enfant maltraité à l’enfant protégé et l’enfant au travail, les mille et une épopées anonymes d’enfances disparues : une histoire d’archives qui est aussi une histoire du regard porté sur l’enfant.
Danielle Alexandre-Bidon (Université de Lyon) présenta ensuite les livres d’enfance du Moyen Âge. La haute aristocratie est ici concernée, avec par exemple ce Manuel de Dhuoda, premier texte d’éducation rédigé par une femme, au IXe siècle ; ou encore par les « exempla » étudiés pour les XIIe-XIIIe siècles par Jacques Berlioz. Le livre d’heures est alors le premier livre, aux côtés des abécédaires et des grammaires latines. On trouve cependant, comme dans l’inventaire après décès de ce cordonnier de Majorque, quelques livres pour enfants dans des catégories sociales moins aisées avec, toujours, des grammaires ou des contenus de table. Au-delà, les épopées édifiantes de la Légende dorée, les exemples héroïques trouvés dans Sénèque et Tite-Live sont plus prônés qu’Ovide ou Ésope, même si Hugues de Saint-Victor souligne la valeur pédagogique des fables, donc de la fiction. Mais comment au Moyen Âge définir les critères du livre de jeunesse ? Quelques repères décisifs sont la présence d’un alphabet, l’usage du français, la taille des lettres, la forme dialoguée, l’usage des proverbes, de même qu’une iconographie fondée sur des activités enfantines ou féminisées. En fait, une palette plutôt restreinte que le XVIe siècle ne va pas manquer d’étendre.
Dans l’iconographie toujours, Isabelle Saint-Martin (École pratique des hautes études) suit à son tour la symbolique de l’enfance dans l’imagerie pieuse. D’abord concentrée autour du thème de l’ange gardien, c’est en fait une image de l’âme qui est proposée avec la figure de l’Enfant Jésus. Le XVIIe siècle mystique met en avant le thème de l’anéantissement, de l’affaiblissement de l’enfance. L’Imitation de Jésus-Christ adaptée pour les petits (Jésus dans sa famille à Nazareth), le thème « Laissez venir à moi les petits enfants » poursuivent une évolution qui, toutefois, cantonne la représentation dans un monde clos, celui d’une mise en scène d’enfants avec des enfants pour des enfants qui aboutit finalement à une permanence du kitsch dans une image pieuse qui ne se renouvelle pas.
Avec Anne Saint-Dreux (Centre national des archives et de la publicité) et l’image de l’enfant dans la publicité, une autre histoire commence, dès le début du XXe siècle, déjà riche et problématique. Avec des sagas aux résonances parfois cocasses (le bébé Cadum), on passe très rapidement de l’enfant placé dans une situation d’adulte (marmitons, ramoneurs) à l’enfant bourgeois vantant des produits raffinés (chocolat) pour aboutir aujourd’hui à l’enfant consommateur, voire prescripteur ou même dominateur d’adultes (806 Peugeot, Carambar, Petit écolier).
Collectionner les livres pour la jeunesse
Avec Jean Glénisson (directeur honoraire de l’Institut de recherche en histoire des textes), suivi de Serge Plantureux (libraire d’ancien), collectionneurs historiens et libraires racontèrent une démarche vers le livre de jeunesse, liée à l’enfance et au métier dans le premier cas, aux voyages et aux rencontres dans le second.
Lucile Trunel (Bibliothèque nationale de France, BnF) et Olivier Piffault (La Joie par les livres) dressèrent enfin l’état des lieux actuels de la conservation du livre de jeunesse. Le combat pour faire admettre ce dernier comme un élément à part entière du patrimoine écrit n’est pas gagné d’avance comme le montre l’éclatement actuel des lieux de conservation. Certes, depuis 1996, la BnF rassemble en un seul et même département (sauf les manuels) ce qui avant était dispersé, mais les 54 centres de ressources recensés en 1997 restent aujourd’hui encore des lieux dépourvus de véritable autonomie, qui ne répondent pas vraiment aux normes de conservation, dont l’informatisation reste exceptionnelle et la pérennité non assurée, le projet étant le plus souvent très lié à une forte personnalité. D’où le besoin de coopération, d’articulation entre niveaux nationaux et régionaux, entre une BnF pivot et un réseau constitué de pôles associés, d’agences de coopération et d’actions liées à l’initiative spontanée des bibliothécaires (« L’île aux livres » à la bibliothèque municipale de Marseille). Pour clore les rencontres, Christophe Pavlidès (INRP), retraça l’histoire, un peu complexe, de son organisme, entre bibliothèque et musée, celle des manuels scolaires et donc de la pédagogie.
En résumé, ce colloque d’une grande richesse a su cette année encore dessiner une quadrature du cercle entre le haut niveau des interventions et la volonté d’ouverture à tous les publics de bibliothécaires, entre spécialistes des fonds jeunesse et tenants de la chose patrimoniale.