La banalisation des bibliothèques

Une offre non marchande dans le marché de l'information

Yves Alix

es producteurs de l’information et de ceux des utilisateurs finals qu’elles servent.

mation producers and of the end-users that they serve.

der fachmännischen Ausführung ihrer Aufgaben, der sowohl die Rechte der Informationsproduzenten respektiert als auch die der Endnutzer, für die sie da sind.

n el respeto de los derechos de los productores de la información y de aquellos de los usuarios finales a quienes sirven.

Dans un tout récent numéro du BBF, Dominique Peignet, au fil d’une réflexion approfondie sur la situation des bibliothèques « entre mutation de l’offre et mutation de la demande », relevait : « Aujourd’hui, on peut dire, en poussant le trait, que pour ses utilisateurs, qui sont aussi des consommateurs, la bibliothèque médiathèque est un des lieux où ils peuvent accéder gratuitement ou à un prix modique à l’information, à la connaissance, au divertissement et à la création », et ceci dans une période où, soulignait-il, « les points d’accès offrant ce type de service se sont multipliés » 1.

On ne peut mieux décrire la situation de concurrence dans laquelle se trouvent aujourd’hui placées de facto des bibliothèques publiques qui, en se multipliant, en développant leur offre de services et en s’imposant peu à peu comme des lieux privilégiés de la consommation « culturelle 2 » et de la fourniture d’information, se sont banalisées.

Cette banalisation, dont chacun peut prendre la mesure aussi bien dans la modification progressive de la perception qu’en ont ses utilisateurs (ce qu’ils attendent de la bibliothèque) et ses observateurs extérieurs (l’image qu’ils en ont) que dans la réflexion sur l’évolution des missions des bibliothèques menée par les professionnels eux-mêmes, est la source de tensions de plus en plus manifestes avec les milieux de la production et de la diffusion de l’information et des biens de consommation culturelle. Ces tensions trouvent une illustration éloquente dans deux débats aujourd’hui au centre des préoccupations des bibliothécaires : le rapport avec la propriété intellectuelle et la tarification des services. En m’appuyant sur quelques éléments significatifs de ces deux questions, je m’attacherai à démontrer que les bibliothèques doivent relever le défi de la concurrence plutôt qu’essayer de nier cette dernière (ou de la refuser, ce qui n’est pas tout à fait la même chose), et que pour le faire avec l’espoir d’un succès, même relatif, elles doivent d’abord essayer de comprendre en quoi consiste cette concurrence et quels sont ses effets et ses conséquences.

La concurrence, une réalité niée

D’un côté, on constate que devant les revendications de ceux qui s’estiment concurrencés (de façon plus ou moins déloyale, en tout cas d’une façon qui crée ce que l’économie libérale appelle une « distorsion de concurrence »), la réaction des bibliothécaires, tant individuelle – cf. la liste de discussion biblio-fr – que collective, à travers les positions des associations professionnelles, met d’abord en avant l’idée d’exception : les bibliothèques, remplissant une mission de service public d’accès à l’information pour tous, doivent échapper à la concurrence, afin que l’exercice de leurs missions ne soit pas entravé, en particulier par une quelconque subordination du service au paiement d’un prix ; la pire crainte des professionnels est de voir dans un tel contexte ce prix s’établir par référence au marché.

Parallèlement, beaucoup d’établissements, en particulier dans le secteur des médiathèques, se posent, devant leur public réel et potentiel, dans un mouvement d’émulation précisément alimenté par la concurrence, en pourvoyeurs banalisés de produits et de services d’information tous azimuts, et jouent délibérément le jeu de la consommation. Cette politique n’est pas incompatible, du moins dans l’esprit de ceux qui la conduisent, avec la revendication de l’exception, dans la mesure où elle se revendique expressément comme indépendante du marché, où elle émane du service public non lucratif et se présente avant tout comme une actualisation des services offerts par la bibliothèque à un public lui-même diversifié, aux demandes duquel il est nécessaire de répondre de la manière la plus appropriée.

Dans les deux cas, ce qui est nié ou évacué par la rhétorique, c’est l’idée que la bibliothèque fasse concurrence aux autres canaux de fourniture d’information et de diffusion de produits, c’est-à-dire aux circuits commerciaux. C’est précisément dans cette négation, revendiquée ou simplement sous-entendue, que se trouve à mon sens le danger ; la banalisation consumériste et la revendication d’une sorte de territoire d’exception présentent des risques équivalents.

La propriété intellectuelle et la question de la concurrence

La question du droit d’auteur a fait irruption dans les bibliothèques essentiellement autour de deux problèmes : le droit de prêt, depuis 1992, et la numérisation et la communication des documents numériques. De fait, c’est pourtant l’ensemble des services offerts par les bibliothèques qui est concerné par la propriété intellectuelle et son évolution apparemment irréversible vers un contrôle sans exception (précisément !) des modes de communication des œuvres protégées. Les bibliothèques, qui sont des conservatoires privilégiés des œuvres, ne sauraient échapper à ce mouvement. Mieux, même : elles sont les premières concernées. C’est ainsi qu’Emmanuel Pierrat a pu affirmer, dans une communication au colloque franco-britannique sur le copyright, réuni à Bordeaux les 6 et 7 septembre 2001 par la section Étude et recherche de l’ABF et la Library Association britannique 3, que « les bibliothèques étaient placées désormais au cœur de la chaîne de la diffusion des œuvres »

La directive européenne du 22 mai 2001 sur « l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information 4 », qui était au centre des échanges du colloque, pose le principe d’un droit exclusif de reproduction et de communication au public dont le caractère absolu est manifeste : toutes les reproductions, même partielles, sur quelque support que ce soit, toutes les formes de communication au public, directes ou à distance, y compris lorsque l’utilisateur y accède depuis son domicile, sont soumises à autorisation ; les seules exceptions admises, sauf une (qui concerne les seules reproductions techniques aux fins d’une transmission à distance par un organisme acheminant les données, serveur, portail, etc.) sont facultatives et subordonnées à une compensation, donc à un paiement.

Le rapprochement avec la situation actuelle respective des deux pays présents au colloque fait apparaître ceci : au Royaume-Uni, la loi de 1988 sur le copyright reconnaît explicitement aux bibliothèques des privilèges, par ailleurs étroitement délimités, en matière de copie, qu’on retrouve dans une des exceptions facultatives figurant à l’article 5 de la directive. En France, rappelons-le, il n’existe aucune exception d’aucune sorte au droit exclusif dont puissent se prévaloir les bibliothèques. La transposition de la directive en droit national pourrait donc conserver aux bibliothèques britanniques le bénéfice de leur exception de copie, et permettre aux bibliothèques françaises de l’obtenir, si les associations professionnelles étaient entendues 5, ce qui est improbable. Et par ailleurs, le droit exclusif de communication au public, qui inclut la visualisation d’un document sur écran, ne prévoit d’exception (facultative, toujours) que pour les communications sur place, excluant la communication à distance via Internet. Sur ce plan en particulier, les bibliothèques des deux pays sont clairement menacées de voir leurs possibilités d’extension des services en ligne brutalement freinées.

Une brève analyse des textes suffit donc à montrer que, dans l’esprit des titulaires de droits, plus que jamais, les organismes publics documentaires ne peuvent faire l’objet d’une exception généralisée au mécanisme classique du droit exclusif « autorisation contre rémunération », qui est aussi celui du droit de prêt. Cela démontre une fois de plus, à mon sens, d’une part que les titulaires de droits considèrent bel et bien que les bibliothèques entrent complètement dans le champ de la concurrence, et d’autre part, corrélativement que toute revendication d’une exception généralisée se heurtera à un refus de principe. À moins d’une affirmation de politique publique (hautement improbable, faut-il vraiment le souligner ?) visant à instituer une telle exception, c’est donc à une position inconciliable « principe contre principe » qu’aboutirait nécessairement pour les bibliothèques le maintien d’une revendication maximaliste. Quelle chance, dans une telle situation, aurait le pot de terre contre le pot de fer ?

Il me paraît par conséquent nécessaire, pour sortir de l’impasse en matière de propriété intellectuelle, de reconnaître la situation de concurrence dans laquelle se trouvent les bibliothèques. Se pose alors la question du caractère loyal ou déloyal (au sens strictement économique et marchand, cette fois) de cette concurrence. Comme on le sait, cette interrogation a constitué un des deux points de focalisation de la querelle sur le droit de prêt, l’autre étant la question du service payant, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Le non-dit des discours respectifs des éditeurs et des bibliothécaires 6 a jeté un voile sur une réalité que les bibliothèques n’avaient pas été conduites à appréhender dans des termes économiques.

Une concurrence d’un type particulier

La position du lecteur-consommateur de la bibliothèque-médiathèque d’aujourd’hui, telle que la décrivait Dominique Peignet (cf. supra) le détourne-t-elle des circuits marchands de la consommation ? On s’est certes beaucoup posé la question tout au long du débat sur le droit de prêt ; mais les bibliothécaires, sans se l’avouer vraiment, avaient peut-être peur de la réponse. À tort.

Si les bibliothèques publiques font la même chose que les librairies, ou les discothèques de prêt la même chose que les disquaires et les grandes surfaces spécialisées, il y a bien concurrence, et celle-ci peut apparaître comme déloyale, dans la mesure où la bibliothèque permet de consommer les produits à un prix très inférieur à celui du commerce, voire quasi gratuitement. Le risque paraît a priori évident d’une captation d’une partie du marché, suffisante pour déséquilibrer celui-ci 7.

Or, même si on admet cette analyse, on constate qu’elle ne peut être valide que d’un point de vue global (exemple : le prêt des livres augmente, simultanément les ventes stagnent ou baissent : la corrélation s’impose). Elle ne se vérifie jamais localement. Au niveau du commerce de détail, il n’y a pas de concurrence entre bibliothèque et librairie, entre discothèque de prêt et disquaire. Parce que les clientèles ne se confondent que très partiellement : outre que le public des bibliothèques et discothèques n’atteint en moyenne que 20 % d’une population donnée, l’intersection des deux cercles (acheteurs et emprunteurs) renferme les seuls lecteurs-acheteurs, qui ne constituent qu’une part très minoritaire du segment de clientèle. Des études, comme celle de l’Observatoire de l’économie du livre de 1995 8, ont même permis de vérifier que, chez la majorité de ces lecteurs-acheteurs, l’achat et l’emprunt étaient complémentaires. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons de la crise des ventes de livres ou de disques, dans le rétrécissement du marché de la lecture dans l’ensemble de celui des loisirs, ou dans celui du marché du disque comme support physique dans le marché global de la diffusion de musique enregistrée. On peut soutenir que les bibliothèques ne font pas une concurrence déloyale, d’un strict point de vue commercial : elles ne détournent pas la « clientèle » en l’attirant par la quasi-gratuité de leurs services.

Pour autant, la concurrence demeure, dans la mesure précisément où la bibliothèque propose une offre (alternative ou complémentaire, mais en grande partie alimentée par les mêmes documents et ressources protégés et commercialisés), qui s’adresse à l’ensemble du public. On voit cependant que, s’agissant de produits éditoriaux classiques – d’objets physiques vendus dans le commerce et, du point de vue de la propriété intellectuelle, de reproductions d’œuvres destinées à générer des recettes d’exploitation –, il ne s’agit pas d’une concurrence commerciale, mais d’une présence éventuellement concurrente sur un marché global, ce qui n’est pas exactement la même chose…

Concurrence et documents numériques

Il n’en va cependant pas de même des documents et ressources numériques, où un fait nouveau change singulièrement la donne : à la copie traditionnelle se substitue aujourd’hui un véritable clonage du document ; la copie vaut l’original et peut donc être copiée à son tour sans altération ou presque. L’enjeu de la communication au public des documents numériques comporte par conséquent la nécessité vitale pour leurs producteurs de contrôler les copies dès la mise en circulation, seul moyen d’éviter une évasion de la totalité du marché. Ce n’est plus un support physique commercialisé qui peut donner naissance au parasitage, mais le document lui-même, dans son « immatérialité », dès sa mise à disposition.

C’est la raison pour laquelle les éditeurs de documents numériques tels que les cédéroms, et les producteurs de bases de données, considérant que le problème ne se pose plus dans les termes traditionnels de la concurrence sur des produits de commerce mais d’une manière nouvelle, établissent les règles de circulation de leurs œuvres sur la base d’une réserve initiale susceptible d’être levée par l’octroi d’une licence ou d’un code d’accès. Les bibliothèques ne peuvent y échapper. En particulier, la mise à disposition de ressources en ligne par les bibliothèques, si ces ressources sont protégées par la propriété intellectuelle, représente un fait de concurrence directe, dès lors que le public potentiel de l’information disponible en ligne se retrouve dans sa totalité susceptible à tout moment de choisir l’information « gratuite » délivrée par la bibliothèque plutôt que l’information payante proposée par l’éditeur.

Il semble nécessaire de donner un autre sens à la notion de concurrence exercée par les bibliothèques dans le champ de l’information numérisée. Cette appréciation ne doit toutefois pas empêcher de plaider là encore pour la reconnaissance de la situation particulière des bibliothèques dans un marché où elles ne sont pas encore en situation d’exercer une concurrence vraiment déloyale. En bibliothèque publique, l’offre de cédéroms et autres multimédias est encore faible (et d’ailleurs presque toujours autorisée par des licences ou des conventions de mise à disposition comme celles élaborées par l’ADDNB 9 ; ou encore alimentée par le biais de fournisseurs spécialisés ayant négocié les droits pour les bibliothèques) ; les cédéroms en consultation font presque partout l’objet d’une restriction des possibilités de copie, sauf en matière de reprographie ; la plupart des possibilités de téléchargement sont incluses dans les licences ; enfin les sites Internet des bibliothèques ne donnent, pour le moment, que très rarement accès à des documents protégés susceptibles d’être copiés par l’internaute.

Un vecteur parmi d’autres de la communication

Considérons donc, ces nuances étant posées, que notre hypothèse reste vérifiable : les bibliothèques publiques ne font pas de concurrence déloyale au marché des produits et services culturels qu’elles intègrent dans leurs collections. Où se situe dès lors la question de la concurrence ?

Elle se pose en fait sur un autre plan. Les bibliothèques et plus généralement les services documentaires sont devenus un maillon parmi d’autres dans l’ensemble de la chaîne de l’information (et de la diffusion des produits culturels). Cette place nouvelle et essentielle est le résultat de leur développement. Elle les conduit à interagir avec tous les autres maillons, de la production à la distribution commerciale, d’une façon qui n’était pas imaginable il y a vingt ans. En fait, pour dire les choses autrement, elles ont partie liée à une concurrence interne à cette chaîne sur un plan à la fois symbolique et macro-économique. Plus encore, elles participent à un jeu complexe de concurrence interinstitutionnelle (la place respective des différentes institutions publiques dans la diffusion de l’information et, plus globalement, du fait culturel) et de concurrence directe dans l’utilisation par le public de l’éventail aujourd’hui extraordinairement diversifié des moyens d’accès à l’information et à la culture.

C’est dans cette perspective que l’on peut dire que l’intrusion de la propriété intellectuelle dans le paysage, à un degré tout à fait inédit, a servi de révélateur à une évidence : que les bibliothèques, au cœur d’une chaîne dont tous les maillons sont solidaires, ne pouvaient pas prétendre s’exclure du flux des échanges. Il se trouve, ainsi que j’ai eu l’occasion de le défendre par ailleurs 10, que le droit d’auteur, comme le copyright, pose le principe fondamental du droit pour ceux qui les créent et/ou ceux qui les diffusent de contrôler tous les modes d’exploitation de leurs œuvres et d’en recevoir un profit. La prise en compte de ces deux réalités qui se sont en quelque sorte rejointes devant l’explosion des moyens de communication doit conduire inéluctablement les bibliothèques à admettre que leur utilisation des œuvres entre bel et bien dans un ensemble qu’on peut qualifier de concurrentiel sans pour autant le réduire au seul aspect marchand (commercial) du terme, dans la mesure où elles sont devenues un vecteur parmi d’autres de la communication. C’est parce qu’elles se sont banalisées dans l’ensemble du jeu des échanges d’information qu’elles doivent accepter le principe du mécanisme du droit exclusif : autorisation et rémunération.

De l’exception aux exceptions

Il revient aux bibliothécaires, dans ce contexte, de poser clairement les termes de ce qui peut être négocié avec les représentants des titulaires de droits : non plus l’exception généralisée qui représente, on vient de le voir, un déni de la réalité concurrentielle, mais un ensemble d’exceptions, de privilèges, de conditions particulières, susceptibles d’aboutir à ce que les Anglo-Saxons, dans la même urgence à traiter à fond ces questions, ont baptisé « balanced agreement », un accord équilibré. Sans entrer dans le détail, car cela nécessiterait d’autres développements, qui excèdent le cadre de cet article, on peut cependant poser quelques-uns des points dont les bibliothécaires jugent essentielle la prise en compte par les partenaires : le caractère non marchand et non lucratif (en anglais : non for profit) de l’activité ; la préservation d’un accès le plus large possible à l’information de toute nature, pour l’ensemble du public ; la valeur ajoutée à l’information par la sélection opérée par des professionnels qualifiés et l’intégration dans des collections raisonnées ; la garantie du respect du pluralisme et de la neutralité ; enfin – mais nous allons y revenir plus loin – la prise en considération du financement par la collectivité, pour que la charge représentée par la rémunération des titulaires de droits ne porte pas préjudice à la qualité du service offert au public 11.

La tarification, ou la banalisation cachée

L’autre aspect sous lequel je souhaiterais maintenant étudier les effets de la banalisation des bibliothèques concerne la tarification des services. On peut a priori faire deux constatations élémentaires : d’une part, il semble évident que plus les bibliothèques font payer à leurs usagers les services qu’elles leur rendent, plus elles donnent prise à une accusation de concurrence ; cette remarque vaut pour toutes les bibliothèques, mais les établissements qui pratiquent une politique consumériste sur l’information et les produits éditoriaux d’actualité sont bien entendu les premiers visés. D’autre part, l’instauration de tarifications par couches successives, qui marque l’histoire récente des bibliothèques municipales, a eu entre autres effets celui de rapprocher les bibliothèques, dans l’esprit du public, des services où depuis longtemps chaque prestation est différenciée et facturée comme telle (voir la poste, le train, l’électricité, l’eau), c’est-à-dire des services où la tarification est intrinsèquement

Ici la banalisation s’exprime d’une façon où le vœu que j’exprimais en préambule se trouve perverti : le défi de la concurrence est relevé sous la forme d’une copie de la pratique habituelle de l’échange commercial, au risque de la pure et simple assimilation, avec les conséquences inévitables quant à la revendication des producteurs de percevoir une part du « produit d’exploitation ». Pointe bien sûr en filigrane un débat d’ensemble sur la légitimité et les effets directs et indirects de la tarification des services, en particulier ceux qui fournissent une information dont l’accès doit être garanti à chaque usager, à chaque citoyen. Là n’est pas mon propos 12. Je chercherai plutôt à déterminer si la tarification peut être l’un des instruments de la banalisation.

L’exemple de la Médiathèque de la Communauté française de Belgique

L’actualité récente de la profession fournit un exemple particulièrement éloquent : dans un reportage paru dans Livres Hebdo 13, Laurence Santantonios a présenté à des bibliothécaires français qui, pour la plupart, ne la connaissaient pas, l’expérience pourtant ancienne de la Médiathèque de la Communauté française de Belgique (MCFB), association sans but lucratif qui gère un réseau puissant et très actif de médiathèques dans la Belgique wallonne et a de fait monopolisé sur ce territoire le prêt public des médias sonores, audiovisuels et multimédias, en lieu et place la plupart du temps des bibliothèques publiques 14. Le statut est privé, le service payant à l’acte, la politique de service au public s’inspire de la démarche marketing.

Aussitôt ont fusé sur biblio-fr les réactions franchement hostiles : est-ce là le modèle qu’on voudrait nous voir suivre 15 ? Accusé un peu vite de se plier aux lois du commerce, le service privé est, on le sait, facilement diabolisé. Dès lors que le tarif du prêt est élevé (de l’ordre de 10 francs français par document), l’accusation qui pointe est celle d’un rapprochement périlleux avec le marché, dans la recherche d’un impossible équilibre économique 16.

Si une dérive consumériste est alors stigmatisée, c’est celle de l’établissement et non celle du public, dont la demande ne fait pas l’objet d’interrogation. Pointant l’expérience de la MCFB se caractérise tout au contraire par une démarche de service public culturel exigeante, fondée dès l’origine sur la volonté d’offrir au plus large public un accès non commercial aux « médias », en particulier musicaux – la Médiathèque est issue de la Discothèque nationale de Belgique. Il faut connaître l’histoire de cette initiative pour comprendre la situation particulière de la Médiathèque, qui est à côté des bibliothèques sans être en concurrence avec elles, à côté du marché du disque et de la vidéo sans pour autant prétendre se substituer à lui ni capter son public potentiel. Cette situation particulière n’en fait pas pour autant un modèle à suivre, et d’ailleurs qui s’aviserait de le prétendre ? Mais l’expérience n’est pas moins défendable, ne serait-ce que par l’ampleur de son développement.

Paradoxalement, s’y trouve en effet concrétisée une conception ancienne et aujourd’hui récusée chez nous (à savoir un service limité à des catégories de supports, et non intégré au modèle encyclopédique et multimédia que nous prônons), dans des proportions très supérieures à tout ce que nous connaissons : collections abondantes, moyens élevés, fonctionnement sophistiqué. C’est cet hiatus qui fait écrire hâtivement que la MCFB est l’exemple même d’une dérive consumériste, les tarifs élevés venant ici comme preuve supplémentaire. En réalité, ces tarifs sont une nécessité assumée, non une volonté ni un ajustement au marché.

D’autre part, s’agissant du public, rien ne prouve que celui de la Médiathèque de la Communauté française de Belgique a un comportement plus consumériste que celui de nos médiathèques françaises, intégralement gratuites ou partiellement payantes. Si l’on s’en tient en effet au seul aspect de la tarification, le consumérisme du « client » exigeant une réponse en rapport avec son effort financier ne peut s’exprimer que s’il est encouragé, c’est-à-dire si l’offre de la bibliothèque est déterminée par la seule satisfaction d’une demande strictement couverte, qu’on peut formuler schématiquement ainsi : je veux trouver à la bibliothèque, à la médiathèque, la même chose que dans le commerce, en même temps et pour beaucoup moins cher. Précisément, la politique de la MCFB n’est pas de donner satisfaction sans discernement à cette demande, pas plus, peut-on penser, que la politique de la plupart des médiathèques municipales françaises. Elle se caractérise tout au contraire par une définition raisonnée de l’offre. Celle-ci est certes abondante mais procède d’un choix, dont la raison d’être est d’abord de proposer une alternative à l’offre commerciale et un complément à celle-ci, nullement un décalque.

J’avancerai donc que la dérive consumériste n’est pas nécessairement la sanction de la tarification. Le développement du comportement consumériste découle en fait d’une banalisation d’un autre ordre, celui d’un déséquilibre entre l’offre et la demande. Mais, on le voit de façon éloquente avec la réaction de certains collègues à la présentation par la presse spécialisée d’établissements comme la MCFB, la question du prix payé par l’usager parasite le discours, tout comme dans la querelle sur le droit de prêt la question du prêt (c’est-à-dire du service) payant avait fini par se substituer à la question initiale, celle de la rémunération. Ce qui dans les deux cas finit par resurgir, s’agissant du service public, est le problème de l’allocation des ressources consentie par la collectivité. Et la question de la tarification et du prix du service ne doit être traitée que dans cette seule perspective, qui est celle du financement des politiques publiques.

En définitive, l’observation objective des bibliothèques d’aujourd’hui montre que, si une tarification des services présente bien le danger d’encourager une dérive consumériste, celle-ci n’en demeure pas moins liée à d’autres facteurs aussi et même plus importants. Mais pour le reconnaître, il faut d’abord cesser de se focaliser sur la tarification, considérée d’un point de vue manichéen (la gratuité, c’est bien, la bibliothèque payante, c’est mal). Il faut, pour freiner une dérive consumériste assurément pernicieuse, chercher quelle banalisation cachée agit derrière la politique d’offre des bibliothèques.

La banalisation de l’offre encourage la banalisation de la demande

La tension consumériste ne peut se résoudre par la seule gratuité du service 17. C’est bien au contraire une démarche sur le contenu de ce service qui seule peut l’appréhender efficacement. Les deux axes, on l’a sans doute déjà compris, sont, d’une part la connaissance des publics à servir, qui ne peut être obtenue que dans le cadre d’une démarche marketing et d’un processus d’évaluation 18, et d’autre part la définition d’une politique de l’offre. Je soutiens quant à moi que les dangers de la banalisation ne peuvent sur ce plan être surmontés qu’en donnant la priorité à l’offre sur la demande dans la démarche, afin de positionner la bibliothèque dans une optique de complémentarité, voire d’altérité, avec le marché 19. L’abondance, la variété, la continuité d’une offre comme celle de la Médiathèque de la Communauté française de Belgique, sont aussi une réponse, n’en déplaise à certains. Ce n’est pas la seule, n’en déplaise à d’autres.

Nous avons pu voir, à travers la propriété intellectuelle, que la banalisation des bibliothèques pouvait être prise en compte comme un fait objectif et qu’en relevant le défi des différentes formes de concurrence, il était possible d’intégrer cette banalisation au développement des bibliothèques sans mettre en péril leur raison d’être, à travers un équilibre nouveau entre les droits des producteurs et les missions d’intérêt général des services fournisseurs d’information 20.

Ce qui se cache derrière la tarification doit être dévoilé pour montrer que l’autre danger de la banalisation, le consumérisme, trouve sa parade dans la redéfinition du projet documentaire de la bibliothèque. En somme, pour terminer sur une formule, le péril n’est pas tant que les bibliothèques se banalisent. Le pire serait que leurs collections deviennent banales.

Octobre 2001

  1. (retour)↑  Dominique Peignet, « La bibliothèque entre mutation de l’offre et mutation de la demande », BBF, 2001, t. 46, n° 4, p.10.
  2. (retour)↑  Voire, dans beaucoup de communes, comme le lieu privilégié de cette consommation, la bibliothèque étant le service culturel le plus fréquenté en nombre et en régularité de la ville.
  3. (retour)↑  Les actes de ce colloque doivent être prochainement publiés par l’ABF : http://www.abf.asso.fr
  4. (retour)↑  Journal officiel des communautés européennes du 22 juin 2001.
  5. (retour)↑  Par les membres du Conseil supérieur de la propriété intellectuelle, mis en place cette année et en charge de la transposition : aucun utilisateur public de la documentation concernée (bibliothèques, centres de documentation, archives, musées), n’est représenté ès qualités dans cette instance installée solennellement par la ministre de la Culture en juin dernier…
  6. (retour)↑  Je me hasarde à le décrypter : que mes collègues veuillent bien excuser ce qu’il peut y avoir de schématique – donc de déformant – dans mes raccourcis. Les éditeurs disent : il ne faut pas seulement reconnaître le droit d’auteur, il faut l’appliquer pleinement pour compenser, même partiellement, le préjudice économique que nous subissons. Les bibliothécaires répondent : notre priorité est que nos missions de service public soient remplies ; nous reconnaissons le droit d’auteur, mais nous ne pensons pas qu’il y ait préjudice, au contraire ; par conséquent, nous devons faire l’objet d’un traitement particulier, exception ou dédommagement symbolique libératoire.Le non-dit des éditeurs : vous êtes des intermédiaires ; le responsable du préjudice, c’est au fond le lecteur : faites-le payer.Le non-dit des bibliothécaires : si nous faisons payer nos lecteurs, ils nous rendront responsables et nous quitteront. Puisque nous sommes des intermédiaires, dans la bagarre entre éditeurs et lecteurs des bibliothèques nous serons entre deux feux. À nous les balles perdues !
  7. (retour)↑  C’était bien le fond de l’argumentation des éditeurs de livres : les bibliothèques sont responsables de la stagnation du marché du livre en court-circuitant un pourcentage significatif et finalement déterminant de ventes potentielles.
  8. (retour)↑  Cf. Hervé Renard, « Achat et emprunt de livres : concurrence ou complémentarité », BBF, 1995, t. 40, n° 5, p. 26.
  9. (retour)↑  Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque : http://www.addnb.org
  10. (retour)↑  Le droit d’auteur et les bibliothèques, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2000, coll. « Bibliothèques ».
  11. (retour)↑  On peut, pour alimenter cette réflexion, prendre comme référence le texte « Ifla Position on Copyright, Especially in the Digital Environnment » adopté par l’organisation en 2000. Consultable sur le site http://www.ifla.org
  12. (retour)↑  Mais le lecteur pourra se reporter une fois encore aux analyses qui ont été consacrées à la question ; pour les bibliothèques, les conclusions de Thierry Giappiconi (« La tarification et ses masques », BBF, 1993, t. 38, n° 2, p. 10), me paraissent, sous réserve de l’actualisation nécessaire, toujours recevables.
  13. (retour)↑  Livres Hebdo, n° 422, 20 avril 2001, p. 60-61.
  14. (retour)↑  Médiathèque de la Communauté française de Belgique : http://www.lamediatheque.be
  15. (retour)↑  La même hostilité a accueilli l’annonce de la mise en place de distributeurs automatiques de livres à la médiathèque d’Orléans. Ici, c’est tout particulièrement une démarche de réponse marketing à une demande catégorielle qui semble avoir été la plus stigmatisée, comme un asservissement à la loi du marché, sans considération du caractère particulier du service culturel. Voir sur biblio-fr les interventions de Claudine Belayche et de François Deguilly en défense.
  16. (retour)↑  La Médiathèque s’autofinance à hauteur de 60 % de son coût, les 40 % restants étant fournis par une subvention publique.
  17. (retour)↑  Je tiens à préciser une fois de plus que je suis favorable à la gratuité, non par principe, mais en raison de son efficience (comme Thierry Giappiconi et d’autres).
  18. (retour)↑  Deux ouvrages tout récents font précisément un point complet sur ces démarches : Thierry Giappiconi, Manuel théorique et pratique d’évaluation des bibliothèques et centres documentaires, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2001, coll. « Bibliothèques » ; Florence Muet et Jean-Michel Salaün, Stratégie marketing des services d’information, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2001, coll. « Bibliothèques ».
  19. (retour)↑  Voir par exemple, sur cette articulation, l’ensemble du dossier du BBF « Entre offre et demande » et, en particulier, Bertrand Calenge, « La collection entre offre et demande » (BBF, 2001, t. 46, n° 2, p. 40-48).
  20. (retour)↑  Pour reprendre ce qu’écrivait récemment Jean Gadrey à propos de l’impôt et de la réduction des inégalités, la limite du déséquilibre survient si « on oblige [les services publics] à s’aligner sur les lois du marché en réduisant corrélativement leurs missions d’intérêt général ». Le Monde, vendredi 21 septembre 2001, page Horizons-débats.