Le réel et ses analyses
Claude Poissenot
Le BBF publie ici quatre textes en réaction à l’article de Claude Poissenot « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », publié dans le BBF n° 5 de 2001, ainsi que la réponse de l’auteur.
BBF publishes here four responses to Claude Poissenot’s article “Can one think of the library’s public without reading?” (BBF, 2001, no.5), and the author’s answer.
BBF veröffentlicht hier vier Texte, die auf den Beitrag von Claude Poissenot “Bibliothekspublikum ohne Lektüre vorstellbar?” in BBF, 2001, n° 5 reagieren und auch die Antwort des Autors.
El BBF publica aquí cuatro textos que nos han llegado en reacción al artículo de Claude Poissenot, “Pensar en el público de las bibliotecas sin la lectura” publicado en el BBF n° 5 del 2001, así como la respuesta del autor.
C’est avec plaisir que j’ai pris connaissance des réactions suscitées par l’article publié dans le numéro 5-2001 du BBF. Je remercie les auteurs pour leurs contributions à un débat intellectuel difficile. Il paraît bon que le BBF rende publique cette discussion qui touche aux missions des bibliothèques.
Plutôt que de répondre de façon linéaire aux arguments développés dans les textes ci-dessus, je propose une réflexion sur les relations entre le réel et son analyse.
La science est un point de vue
L’une des critiques est que mon analyse de la fréquentation prend « la partie pour le tout ». À force d’isoler l’effet du diplôme, je pourrais donner le sentiment d’oublier que le sens de la venue ou non en bibliothèque ne se limite pas à cette dimension. Je suis de ceux qui pensent que le réel est infini 1 et je reste en total accord avec ce que j’écrivais dans Les adolescents et la bibliothèque (BPI, 1997, p. 111) : « Comme l’affirme R. Aron (in La sociologie allemande contemporaine, Paris, PUF, 1966, p. 82) rappelant les idées de Rickert : “Le monde sensible est infini, aucune connaissance ne peut l’épuiser”. Il n’en demeure pas moins que, sauf à n’étudier que le singulier, toute entreprise scientifique vise à réduire l’infinie variété du réel pour le rendre intelligible. » Le progrès scientifique passe notamment par la focalisation sur un aspect du réel, ce qui implique de ne pas s’intéresser à d’autres aspects qui le composent pourtant. Il convient donc de distinguer le statut épistémologique du réel de son statut ontologique. Dans le premier cas, le réel est réduit par une question qui lui est posée, c’est un objet (conformément à la célèbre formule de Ferdinand de Saussure : « Le point de vue crée l’objet »). Dans le second cas, le réel est infini et difficile à connaître. Une théorie ou une hypothèse n’est pas réfutée parce qu’elle est incapable de cerner la totalité du réel. Une hypothèse est rejetée quand le réel ne se compose pas de ce qu’elle présumait.
Pour en revenir à la fréquentation des bibliothèques, la totalité de cette réalité est inaccessible, car il faudrait simultanément non seulement tenir compte des « conditions spécifiques de formation de l’habitus », mais également de toutes les modalités de l’offre des bibliothèques, de l’état du marché du livre, de la psychologie des individus, etc.
L’analyse statistique facilite la nécessaire réduction du réel, car elle permet de focaliser l’observation sur un nombre limité de facteurs. Dans le texte qui fait débat, j’ai montré que la réalité de la non-fréquentation s’expliquait autant par le niveau de diplôme que par l’engagement dans la lecture. Jusqu’alors avait été établie la relation entre le niveau de diplôme et la fréquentation des bibliothèques. J’apporte la preuve statistique que l’engagement dans la lecture et le type de lecture ne font pas disparaître l’effet du diplôme (par exemple : les lecteurs intensifs peu ou pas diplômés, malgré leur investissement dans la lecture, ont des probabilités moindres de fréquenter une bibliothèque que ceux qui lisent autant et détiennent un diplôme post-bac). Ce résultat ne signifie pas que je réduise la réalité de la fréquentation ou non des bibliothèques à la détention ou non de diplôme, mais que cette réalité est structurée par ce qu’indique le diplôme autant que par le rapport au livre et à la lecture.
La permanence des « obstacles culturels »
L’effet du diplôme sur la fréquentation ou non des bibliothèques, quel que soit le niveau d’engagement dans la lecture, conduit à rappeler le rôle structurant de la position dans la hiérarchie culturelle. C’est ainsi que je retrouve les acquis de tous ceux qui m’ont précédé (Jean-Claude Passeron, Nicole Robine, Martine Poulain, Anne-Marie Bertrand, etc.). Par exemple, en 1981, bien avant que ne soit terminée la vague de construction de nouvelles bibliothèques, Jean-Claude Passeron avait identifié les limites de la multiplication des bibliothèques dans la démocratisation de leur accès : « En la forme actuelle de ses techniques d’offre comme des contenus offerts, la bibliothèque correspond surtout aux attentes et aux pratiques culturelles des classes moyennes. Les formes d’“animation” dont on l’enrichit aussi. L’augmentation, en surface et en volume, de ce type d’offre accroîtra probablement la “culturalisation” des classes moyennes (intensité des pratiques et nombre d’individus pratiquants). Mais ce réservoir n’est pas inépuisable. On ne peut prolonger la courbe et l’augmentation d’une offre inchangée butera vite sur un effet de plafonnement » 2.
Mon analyse statistique montre le bien-fondé et l’actualité de ce type d’interprétation. La non-fréquentation des bibliothèques s’explique encore largement par l’adéquation ou non des univers culturels des usagers potentiels avec celui (ou ceux) des bibliothèques. Faut-il changer de théorie (inventer l’eau tiède) alors qu’elle explique toujours une large part de la fréquentation ou non des bibliothèques ?
À la bonne question cherchons et valorisons les réponses
Pourquoi les bibliothèques ne parviennent-elles pas à capter une fraction plus large de la population ? Cette question suppose d’abord de renoncer à une forme de fatalisme qui verrait dans les 18 % d’inscrits un maximum atteint. Les comparaisons internationales montrant que les pays anglo-saxons parviennent à capter deux à trois fois plus de population invitent à ne pas succomber à cette tentation.
Mon hypothèse est simple : la bibliothèque sélectionne son public par l’offre qu’elle propose et la manière dont elle le propose. Chaque catégorie de population développe un ensemble de références, de goûts, de demandes, de manières d’agir et de penser qui entrent en contradiction ou en complicité avec ce que la bibliothèque propose ou met en valeur. Expliquer la non-fréquentation des bibliothèques consiste alors à identifier les populations sous-représentées et à cerner ce qui contribue à ne pas les faire venir. Cette approche permettrait de cerner la rareté relative des personnes âgées, des peu diplômés, des hommes ou des salariés du privé, etc. Cette hypothèse repose sur l’idée qu’il ne faut pas dissocier ce qui relève de la sociologie de ce qui relèverait de la bibliothéconomie. Par exemple : quelles sont les fractions de population les plus intransigeantes sur les horaires d’ouverture ? Pourquoi ? En paraphrasant R. Chartier 3, on peut dire que les formes que prennent les bibliothèques produisent du sens et ainsi une forme de sélection.
Ce projet scientifique pourrait s’organiser autour de trois axes de recherche.
On pourrait exploiter les données recueillies par la Direction du livre et de la lecture et mettre en relation les caractéristiques des bibliothèques avec leurs capacités à capter un public nombreux.
La diversité des situations locales forme une richesse à explorer. Il faudrait multiplier les enquêtes permettant de cerner, à partir de situations ciblées, les conséquences des manières d’offrir sur le public capté.
S’il existe des études qualitatives des usagers (inscrits ou non), il serait intéressant de pouvoir disposer de travaux compréhensifs auprès des non-usagers, de façon à mieux connaître cette population et la manière dont elle perçoit l’offre des bibliothèques.
Le débat suscité par mon article a créé une dynamique dont l’énergie pourrait être valablement mise à profit dans ces travaux. C’est le vœu que je formule.
Octobre 2001