À bonne question, mauvaises réponses ?
Anne-Marie Bertrand
Le BBF publie ici quatre textes en réaction à l’article de Claude Poissenot « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », publié dans le BBF n° 5 de 2001, ainsi que la réponse de l’auteur.
BBF publishes here four responses to Claude Poissenot’s article “Can one think of the library’s public without reading?” (BBF, 2001, no.5), and the author’s answer.
BBF veröffentlicht hier vier Texte, die auf den Beitrag von Claude Poissenot “Bibliothekspublikum ohne Lektüre vorstellbar?” in BBF, 2001, n° 5 reagieren und auch die Antwort des Autors.
El BBF publica aquí cuatro textos que nos han llegado en reacción al artículo de Claude Poissenot, “Pensar en el público de las bibliotecas sin la lectura” publicado en el BBF n° 5 del 2001, así como la respuesta del autor.
L’article publié par Claude Poissenot dans le dernier numéro du BBF (« Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? ») pose une bonne question, mais y apporte, me semble-t-il, de mauvaises réponses. C’est du moins ainsi que je m’explique à la fois l’intérêt et le malaise que j’ai éprouvés en le lisant. Bonne question : quelles sont les causes de la stagnation de la fréquentation des bibliothèques ? Mauvaises réponses : non seulement je n’ai pas trouvé la démonstration statistique convaincante, mais s’y ajoute une malheureuse propension à enfoncer des portes ouvertes, ou à réinventer l’eau tiède – si la sociologie des publics me permet de l’appeler cavalièrement ainsi. Reprenons.
Une bonne question
Après des avancées rapides dans les années 1980, la fréquentation des bibliothèques municipales stagne depuis le début des années 1990. Mécaniquement, le nombre d’inscrits augmente avec l’ouverture de nouveaux équipements, mais le taux d’inscrits par rapport à la population desservie ne bouge plus : 18,1 % en 1991, 18,2 % en 1999 – alors que le gain avait été de 6 points dans la décennie 1980 (de 10 à 16 %). Ce constat a été fait depuis quelques années et nourrit le débat parmi les bibliothécaires : quelles sont les raisons de cet échec ? Comment y remédier ? L’analyse du fonctionnement des bibliothèques françaises, de leur offre documentaire, les enquêtes sociologiques, mais aussi la comparaison avec l’étranger ont fait apparaître plusieurs hypothèses : nombre d’établissements insuffisants, horaires d’ouverture trop faibles, inadéquation entre l’offre documentaire et la demande, ésotérisme des classifications et du jargon, offre trop abondante et difficilement maîtrisable… J’ai écrit là-dessus quelques textes, dont le plus récent (« Portrait de groupe avec (ou sans) bibliothèque », Les Bibliothèques municipales et leurs publics, BPI, 2001) est critiqué par l’article de Claude Poissenot : « Nous souhaitons nuancer le caractère exclusif ou même central de l’explication de la fréquentation des bibliothèques par le rapport à la lecture. La venue des usagers ou leur absence à la bibliothèque ne dépendent pas seulement de leur rapport à la lecture » 1. Comme la question est importante, j’ai souhaité répondre à son article et je remercie le BBF d’avoir provoqué ce débat.
De mauvaises réponses ?
On l’aura compris, je n’ai pas trouvé dans l’article de Claude Poissenot d’avancées susceptibles de nous éclairer mais, au contraire, des éléments générateurs d’une certaine confusion. Pour deux raisons différentes : d’une part une exploitation statistique dont la logique démonstrative ne convainc pas ; et de l’autre la grande « découverte » des obstacles culturels.
Considérations statistiques
La démonstration ? Plusieurs éléments m’ont gênée. J’en évoquerai ici quatre, du plus bénin au plus sérieux.
D’abord, l’usage des chiffres lorrains plutôt que des chiffres nationaux quand la démonstration l’exige : « À titre d’exemple, à la médiathèque de Nancy, les prêts de disques représentent presque un tiers du volume total des prêts. » (note 4) ; en moyenne nationale, ils en représentent 11,5 % (20,743 millions sur 180,555 en 1998). Ensuite, une catégorisation discutable des populations : les faibles lecteurs englobent les lecteurs de 1 à 9 livres par an, ce qui semble bien large ; les diplômés sont étudiés (sauf in extremis après « démonstration faite ») indépendamment de leur âge, des disciplines ou des filières suivies.
Troisièmement, et ici le bât blesse vraiment : une lecture biaisée, borgne (qui ne voit que d’un œil, que d’un côté) des résultats obtenus. Prenons le tableau 1 2, pour les besoins de sa démonstration, Claude Poissenot retient comme déterminant les moyennes d’inscription selon le niveau de diplôme : le différentiel d’inscription entre les lecteurs intensifs peu ou pas diplômés et les lecteurs intensifs ayant le bac ou plus est de 18 (31 % dans un cas, 49 % dans l’autre) ; si on lit le tableau dans l’autre sens (les moyennes d’inscription selon l’intensité des pratiques de lecture pour les peu ou pas diplômés), on arrive à un différentiel de 24 (7 % de faibles lecteurs inscrits, 31 % de lecteurs intensifs). Difficile, dans ce cas, d’avancer qu’un élément est déterminant (le niveau de diplôme), mais pas l’autre (les pratiques de lecture). Je ne dis pas que le diplôme ne joue pas, loin de là : je dis qu’il est un des éléments explicatifs parmi d’autres et qu’on ne peut pas l’isoler.
Car, et c’est ma quatrième observation, le problème de cette « démonstration » est que Claude Poissenot prend la partie pour le tout : il met en avant, contre l’explication par l’engagement dans la lecture, le niveau de diplôme qui est, précisément, un des éléments explicatifs de l’engagement dans la lecture. Il y a un lien étroit entre le capital scolaire et l’intensité de la lecture, comme il y a un lien étroit avec l’âge, le sexe et le facteur urbain (taille de l’agglomération habitée). On pourrait imaginer de jolis tableaux montrant que ce n’est pas l’engagement dans la lecture qui est un facteur explicatif de la fréquentation, mais l’âge 3, ou le sexe, ou le lieu d’habitation. Qu’aurait-on démontré ?
L’engagement dans la lecture a des explications multiples et complexes, et changeantes : un environnement favorable (si on vous a lu des livres quand vous étiez petit, si vos copains adorent lire, si vous avez un « marché » auprès de qui tenir des discours sur vos lectures, si vous avez rencontré un adulte « passeur », si d’autres membres de votre foyer sont inscrits à une bibliothèque, si on vous a inscrit en bibliothèque dès votre plus jeune âge, s’il y a près de chez vous une bibliothèque moderne et sympathique, ouverte à des heures qui vous conviennent, etc.) contribue sans doute au moins autant à l’engagement dans la lecture et à la fréquentation des bibliothèques que le niveau de diplôme possédé. Sans oublier que la fréquentation des bibliothèques s’explique souvent par un usage utilitaire, scolaire ou professionnel : le besoin, alors, prime sur l’envie 4. Sans oublier que le fait d’être inscrit dans une bibliothèque est un statut provisoire à un moment d’une biographie de lecteur (ici, longue bibliographie disponible). Etc., etc.
Considérations téléologiques
Si je n’ai pas été convaincue par la démonstration statistique, je ne l’ai pas été davantage par les considérations politico-téléologiques. Claude Poissenot écrit, en guise de conclusion : « Nous avons ainsi montré les obstacles culturels à la fréquentation des bibliothèques. Si une partie de la population n’entre pas dans ce lieu, cela s’explique par le décalage entre leur univers culturel et celui que manifeste la bibliothèque. » Heureusement que Claude Poissenot nous les « montre », pour que nous puissions enfin examiner les obstacles culturels à la fréquentation des bibliothèques ! Il me semblait pourtant avoir lu, depuis une vingtaine d’années, quelques textes qui mettent en évidence l’étrangeté des bibliothèques, la dimension d’accueil, la question de la familiarisation, les problèmes de choix dans des collections importantes, toutes questions auxquelles sont surtout sensibles les faibles lecteurs (Claude Poissenot dirait les non-diplômés), et qu’on peut englober sous la formule consacrée de « distance culturelle ».
Sans vouloir produire une liste d’exemples qui pourrait occuper tout un numéro du BBF, j’évoquerai quelques titres, parmi les plus connus. À tout seigneur, tout honneur : Publics à l’œuvre (Jean-François Barbier-Bouvet, Martine Poulain, BPI, 1986), fondateur d’une sociologie des publics des bibliothèques, mettait en évidence « le savoir-faire et la ruse » dont les usagers font preuve. En 1988, Martine Poulain publiait Pour une sociologie de la lecture (Cercle de la librairie) où elle écrivait : « Contrairement à cet “illusionnisme social” qui croit que chacun bénéficie de façon identique de l’existence d’institutions culturelles, contrairement à cet illusionnisme qui penserait qu’il suffit de créer partout des bibliothèques pour qu’elles s’ouvrent à tous, l’état de fait veut que l’on ait envie d’entrer là où l’on a repéré un univers proche, familier de ses intérêts, de ses préoccupations. » En 1989, Eliseo Veron (Espaces du livre et usages de la classification et du classement en bibliothèque, BPI) analysait les diverses tactiques de repérage et tordait le cou à l’idée que certains types de classement seraient mieux adaptés à certains lecteurs, notamment aux faibles lecteurs ou aux non-diplômés. En 1995, j’ai moi-même publié un ouvrage (Bibliothécaires face au public, BPI) qui traitait pour une large part des modalités de l’offre dans les bibliothèques et des incompréhensions qu’elles peuvent susciter. Faut-il poursuivre 5 ?
Au-delà des analyses d’usage produites par des tiers, les personnes concernées (usagers, non-usagers, anciens usagers) s’expriment sur les bibliothèques. Les anciens usagers des bibliothèques municipales, qui parlent par expérience et non par ouï-dire, avancent trois raisons d’abandon de la bibliothèque (« Portrait de groupe avec (ou sans) bibliothèque », op. cit.) : les modalités de fonctionnement des bibliothèques, le choix des livres, la difficulté à choisir. Les modalités de fonctionnement : la durée du prêt, les règles à respecter et surtout les horaires d’ouverture sont des raisons souvent citées. Le choix des livres : il existe un hiatus entre les genres de livres préférés et la collection ; « Je ne suis pas sûr de trouver les livres que j’aime » est une des raisons avancées par ceux qui ont renoncé à leur fréquentation. Enfin, l’hyper-choix (le « mur de livres ») qui est proposé peut être un handicap, surtout pour les faibles lecteurs qui manquent de repères : Eliseo Veron mettait en évidence, en 1989, de multiples pratiques d’appauvrissement de l’offre (une seule salle, un seul rayonnage, une seule travée, le chariot des retours…).
La fidélisation des usagers
Tout ceci devrait nous amener non pas à nous préoccuper principalement de la question des diplômes possédés, mais à améliorer les conditions d’accueil, à créer davantage de familiarité, à diversifier la collection, pour inciter à revenir ceux qui, avec effort, se sont enfin décidés à franchir le seuil de la bibliothèque. La question qui devrait interpeller les bibliothécaires n’est pas, me semble-t-il, la question des diplômes mais celle de la fidélisation : un taux important d’abandon (en moyenne autour de 30 % par an) signifie non seulement la stagnation des chiffres de fréquentation, mais surtout un échec. Si le taux d’inscrits n’augmente plus alors que les bibliothèques continuent à gagner de nouveaux usagers, même dans les quartiers difficiles, même parmi les non-diplômés, c’est parce qu’elles ne gardent pas tous leurs usagers actifs. Le taux d’abandon, c’est aussi le signe de l’échec de la politique de démocratisation culturelle. Échec partiel, échec provisoire, échec local ? Échec dû à l’offre, aux modalités de l’offre, aux modalités de fonctionnement des établissements ? Échec dû à la difficulté de rapprocher les univers culturels ? C’est là-dessus qu’il faut travailler. Mais mettre en accusation, en guise de toute explication, la culture élitiste de « certains groupes sociaux dominants » (les diplômés ?), est-ce faire avancer la réflexion ? L’importante question de l’offre et de la demande (ici aussi, longue bibliographie) mérite plus de nuances et moins d’idéologie.
Octobre 2001