Liber à Saint Pancras
Raymond Bérard
La Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) avait choisi de tenir son trentième congrès annuel, du 3 au 7 juillet 2001, à la British Library de Saint Pancras : une bonne occasion de découvrir un bâtiment qui, s’il ne frappe pas par son innovation architecturale, se révèle particulièrement accueillant et chaleureux pour ses lecteurs. Son implantation au cœur du quartier des grandes gares de Saint Pancras et Kings Cross, bien que ne possédant pas l’aura intellectuelle de l’ancien site de Bloomsbury, relève de la volonté publique de revitaliser un secteur ravagé par les friches industrielles et l’urbanisme catastrophique des années soixante.
En centrant son congrès sur le thème « Nouvelles alliances, nouveaux services 1 », Liber souhaitait croiser les expériences des organisations appelées à gérer des collections : l’évolution fulgurante des technologies de l’information non seulement abolit l’espace, mais permet de rapprocher des collections traditionnellement distinctes, celles des bibliothèques, des musées ou des archives. Les bibliothèques, saisissant les perspectives ouvertes par les nouveaux modes non marchands de stockage et de fourniture de la documentation, imaginent de nouveaux modèles éditoriaux et de nouveaux partenariats pour améliorer les services rendus à leurs publics.
Stratégie pour les bibliothèques de recherche britanniques
Il revint à Sir Brian Follett, président du Conseil pour la recherche en sciences humaines, de prononcer la conférence inaugurale. Ce que le brillant universitaire, auteur il y a une dizaine d’années du fameux rapport Follett sur la situation des bibliothèques universitaires, fit avec brio en esquissant une stratégie pour les bibliothèques de recherche britanniques. Estimant que le défi lancé aux universités est de pouvoir fournir aux chercheurs toute l’information dont ils ont besoin, quel qu’en soit le support, il admet lui-même que ce constat n’est guère original : cela fait déjà quelques siècles que les bibliothèques universitaires se consacrent à cette mission. La situation est toutefois devenue critique, car plusieurs facteurs de changement se sont conjugués pour modifier la donne :
– les gouvernements, aujourd’hui conscients que la recherche et ses développements commerciaux sont un facteur clé de la prospérité nationale, investissent dans les infrastructures de recherche. Les bibliothèques en font partie au même titre qu’un synchrotron ;
– l’inflation du nombre de publications place les bibliothèques sous tension. Seule une poignée (Oxford et Cambridge) dépasse le seuil des 40 000 abonnements, seuil critique dont Brian Follett estime qu’il permet de satisfaire les besoins d’une recherche scientifique d’ambition internationale. Devant l’impossibilité de réduire le nombre des universités ou de tripler les budgets, d’autres solutions doivent être imaginées ;
– le taux d’inflation du coût des périodiques est trois fois supérieur à celui du coût de la vie ;
– Internet a bouleversé la donne : n’importe qui peut publier n’importe quoi n’importe où, les chercheurs peuvent se passer de la bibliothèque pour leur documentation, les fournisseurs commerciaux se tiennent en embuscade. Rien d’irrémédiable ne s’est encore produit, mais les chercheurs iront chercher leur information auprès de la source la plus efficace : ils ne se sentent aucun devoir vis-à-vis de la bibliothèque universitaire.
Les chercheurs insistent toutefois sur la qualité de l’outil de recherche. Ils veulent consulter les articles sur leur ordinateur sans avoir à se déplacer à la bibliothèque, mais exigent des moteurs de recherche plus puissants afin de ne pas être submergés par des milliers d’articles chaque semaine. Les chercheurs en sciences humaines n’ont pas les mêmes attentes de l’électronique : pour eux, ce sont les matériaux primaires qui priment ; ils en espèrent un nombre croissant sur Internet pour éviter de se rendre en bibliothèque.
La solution est de s’assurer que les bibliothèques ne fournissent qu’une information de qualité. Le modèle du futur est la « bibliothèque hybride », qui propose un portail d’accès à une vaste gamme de produits et à de puissants moteurs de recherche, ouvrant sur les ressources de la bibliothèque, celles d’autres universités ou même des bibliothèques nationales.
La véritable issue est de trouver une solution nationale. Si la collaboration entre bibliothèques universitaires est déjà bien établie, le moment est venu de franchir une nouvelle étape en rapprochant les bibliothèques de recherche de la British Library et des bibliothèques nationales d’Écosse et du Pays de Galles. Le Comité, créé à cet effet par les universités et présidé par Sir Follett, s’est fixé pour objectif de formuler une stratégie nationale pour garantir l’accès des chercheurs à l’information : développement du concept de « bibliothèque hybride », création d’une bibliothèque nationale électronique, stratégie nationale de numérisation des sources primaires de recherche. Pour Sir Brian Follett, c’est un changement radical dans le mode de fonctionnement des universités qui est attendu.
La création de SPARC Europe
L’événement marquant du congrès aura sans doute été l’annonce de la création de SPARC Europe sous l’égide de Liber (Scholarly Publishing and Academic Resources Coalition, soit Coalition pour l’édition scientifique et les ressources universitaires). Comme l’a expliqué Shirley Baker, présidente de l’Association américaine des bibliothèques de recherche (ARL), SPARC, créé en 1998 aux États-Unis par l’ARL, a pour objectif, en réaction aux augmentations massives du prix des titres publiés par les grands éditeurs commerciaux, de provoquer un changement dans le mode de diffusion de la communication savante. L’heure n’est plus à la passivité ni aux incantations, et les solutions traditionnelles (désabonnements, consortiums, recours au prêt entre bibliothèques-PEB) ont montré leurs limites. La réponse des bibliothèques fut immédiate : les 70 bibliothèques ayant rejoint SPARC à ses débuts sont aujourd’hui plus de 200.
SPARC s’est assigné plusieurs objectifs :
– faire baisser rapidement les prix des périodiques et promouvoir des solutions sur le long terme en développant la concurrence dans le secteur de l’édition scientifique et en étendant le secteur éditorial à but non lucratif ;
– informer les chercheurs et les bibliothécaires de la crise de la communication scientifique en donnant une vaste publicité aux hausses de prix et en encourageant toutes les actions qui créeront les conditions du changement.
Pour SPARC, seuls les chercheurs peuvent changer le système 2 : en encourageant par exemple leurs sociétés savantes ou leurs laboratoires à explorer des alternatives à l’édition commerciale ; en renégociant leurs contrats d’édition, puisqu’ils conservent un droit de regard sur l’utilisation qui est faite de leur travail ; ou bien encore en invitant systématiquement les bibliothécaires aux réunions avec leurs éditeurs et en refusant de publier dans des revues trop onéreuses. « La communication scientifique vous appartient » : tel est le slogan adressé par SPARC aux chercheurs.
SPARC n’exclut pas des stratégies de rupture. Une de ses brochures 3 est un véritable mode d’emploi pour créer des revues contrôlées par la communauté des chercheurs : diagnostic, étude et évaluation de modèles alternatifs, SPARC propose une assistance à la rédaction de contrats d’édition, au marketing, à la production et à la diffusion. Certains titres ont déjà basculé et concurrencent avec succès les titres commerciaux : c’est le cas des Organic Letters face aux Tetrahedron Letters pour un prix quatre fois inférieur, ou encore d’Evolutionary Ecology Research, vendu deux fois moins cher que Evolutionary Ecology.
Outre ces deux dernières initiatives, de nouveaux acteurs sont apparus sur le marché aux États-Unis : des sociétés savantes, des presses universitaires (Presses universitaires de Cambridge et du Massachusetts Institute of Technology), des universités (Californie, Columbia, Cornell…), ou bien encore des modèles hybrides comme BioOne. Sans aller jusqu’à la rupture, la pression de la communauté conjuguée des universitaires et des bibliothécaires a fait baisser les prix de certaines revues comme l’American Journal of Physical Anthropology dont l’éditeur a baissé le prix de l’abonnement de 2 085 $ à 1 390 $.
Le succès incontestable de SPARC a incité ses promoteurs à en transposer le modèle en Europe. C’est sous l’égide de Liber qu’a été constitué un comité directeur intérimaire chargé de recruter un directeur pour l’Europe. Son objectif sera de convaincre les bibliothèques européennes de rejoindre SPARC : ce sont elles qui, connaissant parfaitement le marché de l’édition, serviront d’intermédiaire pour sensibiliser les chercheurs aux enjeux du marché de l’édition 4.
Les Archives ouvertes
SPARC a aussi vocation à promouvoir le système des Archives ouvertes, dont les derniers développements furent présentés par Lorcan Dempsey, directeur de DNER (Distributed National Electric Resource) et Herbert Van de Sompel (Université Cornell). Lorcan Dempsey rapporta les travaux du colloque organisé en mars 2001 par Liber à Genève 5, rassemblant des universitaires et bibliothécaires engagés dans des actions collaboratives de déploiement de dépôts de preprints compatibles avec l’initiative des archives ouvertes. Ces dépôts doivent devenir des points de convergence dans le nouveau modèle électronique d’organisation de la communication universitaire. Partant du consensus que la certification des écrits scientifiques en est un principe fondamental, la question de sa mise en œuvre a été largement débattue. Une majorité s’est dégagée en faveur d’une approche renouvelée de cette évaluation, autorisée par le nouvel environnement technologique. Certains militent en faveur d’un système fondé sur la métrologie et reposant sur un dispositif de communication électronique à partir de compteurs d’usage et du nombre de discussions générées par une communication.
Herbert Van de Sompel a ensuite présenté le protocole d’interopérabilité d’échange des métadonnées, mettant en scène deux types d’acteurs : d’une part, les dépôts d’archives électroniques, qui contiennent données et métadonnées ; d’autre part, selon une métaphore qui atténue l’aridité de la question, les « moissonneurs » (harvesters), aussi appelés fournisseurs de services. Un fournisseur de données envoie des requêtes de métadonnées aux fournisseurs de données. À partir des métadonnées collectées, il constitue une nouvelle collection de métadonnées issues de plusieurs dépôts. Son client pourra alors lancer des requêtes sur cette collection plutôt que sur des dépôts séparés. Cette procédure démontre l’importance d’un protocole qui est aujourd’hui largement adopté par la communauté des preprints tels Los Alamos, OCLC, le MIT, l’université Humboldt…
Le congrès ne s’est toutefois pas limité à ces seules illustrations de partenariat : Clive Field, directeur des Services d’information de l’université de Birmingham, a présenté les niveaux de convergence entre bibliothèques et services informatiques des universités au Royaume-Uni, en s’appuyant sur la longue expérience en la matière de l’université de Birmingham, où un regroupement total des deux services a été mis en place à partir de 1995 : aujourd’hui, près de la moitié des universités britanniques ont adopté ce type d’organisation, dont la direction est le plus souvent confiée à des bibliothécaires. Au-delà de l’informatique et des bibliothèques, ces services gèrent en outre tout ce qui gravite de près ou de loin avec l’information : laboratoires de langues, édition, web, audiovisuel, enseignement à distance… Il s’agit bien d’une convergence organisationnelle, et non opérationnelle : l’objectif n’est pas de réaliser des économies d’échelle, mais d’utiliser de façon plus rationnelle les technologies, de s’appuyer sur la transversalité pour mieux diffuser l’information, en un mot d’être plus efficace.
Parmi d’autres expériences de rapprochement entre bibliothèques et universités, Peter Schirmbacher (université Humboldt, Berlin) expliqua les objectifs de l’Initiative allemande pour l’information en réseau (DINI : Deutsche Initiative für Netzwerkinformation) qui, créée en 1999, réunit bibliothécaires et responsables de centres de ressources informatiques pour développer les infrastructures d’information en Allemagne. Il fut suivi par Christian Lupovici, directeur de la bibliothèque de l’université de Marne-la-Vallée, qui exposa le projet Pelleas.
Une session entière fut consacrée à un sujet sur lequel existent encore peu de travaux : l’évaluation des nouveaux services électroniques, avec des interventions de John Carlo Bertot, professeur à l’École des sciences de l’information de l’université de Floride, Roswitha Poll, de la bibliothèque universitaire de Münster, et enfin de Suzanne Jouguelet, qui dressa un bilan des services à distance proposés par la Bibliothèque nationale de France et insista sur la nécessaire définition d’une stratégie d’articulation des pratiques présentielles et distantes.
Archivage, conservation
L’archivage fut abordé à travers l’expérience de Pascal Sanz, qui exposa la politique du Centre technique du livre de l’enseignement supérieur de Marne-la-Vallée, et celle de Steen Bille Larsen, de la Bibliothèque royale de Copenhague, intitulée sur un mode provocateur : « Les bibliothèques nationales sont-elles des dépôts de stockage des déchets ou bien des sources de savoir national ? ». Il évoqua en particulier les difficultés causées par le dépôt légal du web : une des méthodes préconisées consisterait à réaliser des extractions plusieurs fois par an pour disposer d’un instantané de l’information présente sur le web. Une solution ingénieuse, applicable dans un petit pays comme le Danemark, mais difficilement transposable à de plus grands pays. Ça et là subsiste encore le rêve d’une indexation universelle du web !
Elizabeth Horner et Susan Graham, au nom du Public Record Office de Londres (Archives nationales), présentèrent enfin le rôle des utilisateurs dans la définition de la politique des archives, dans un exposé très teinté du libéralisme dominant Outre-Manche.
La conservation fut abordée par Hubert Dupuy, qui concentra son exposé sur la nouvelle approche de la conservation des supports traditionnels, alors que Marylin Deegan (Bibliothèque Bodléienne, Oxford) insista sur les seuls supports numériques. L’intéressant programme hollandais de préservation, Métamorphose, ne repose pas sur les seules nouvelles technologies puisqu’il recourt largement au bon vieux microfilm. Dennis Schouten (Bibliothèque royale, La Haye) devait en réaliser un panorama complet qui mit en avant une méthodologie marquée de rigueur et de bon sens, gages de succès.
Il revenait au pays invitant de dresser, le dernier jour, un état de la situation au Royaume-Uni : ce que fit brillamment Lynne Brindley, la nouvelle directrice générale de la British Library attachée à développer le partenariat de son établissement avec l’université, les bibliothèques publiques, les autres bibliothèques nationales et au-delà, l’ensemble du secteur culturel, pour répondre à la volonté gouvernementale d’accès à l’information numérique pour tous. Comme le résume le nouveau plan stratégique de la British Library 6, « notre vision, c’est de rendre accessible le patrimoine intellectuel, scientifique et culturel du monde entier. Les collections de la British Library et d’autres grandes collections nationales seront accessibles dans la bibliothèque virtuelle de chacun : au travail, à l’école, à l’université, à domicile. »
Au total, ce 30e congrès de Liber, fut une totale réussite : par le foisonnement et la richesse des sujets abordés, le nombre des participants (215 dont 20 Français) et la présence active des bibliothèques françaises : outre les quatre intervenants français de ce congrès, elles sont maintenant représentées dans chacune des divisions de LIBER. Souhaitons que la communauté des bibliothèques de recherche sache se saisir des initiatives annoncées.