Le devenir du texte à l'ère électronique

Marjorie Frasnedo

Le CEDITEC (Centre d’étude des discours, images, textes, écrits, communications), organisait le 23 mai 2001 à l’université Paris XII-Créteil une journée d’étude autour du thème « Le devenir du texte à l’ère électronique ». L’évolution des formes de textualités électroniques, de leurs représentations et des pratiques de lecture et d’écriture soulève de nombreuses questions. Selon le rapport de la Commission de réflexion sur le livre numérique, le rapport Cordier 1, cette évolution amènerait un changement radical dans le mode même de pensée. « […] Écrire une plume à la main ou un clavier sous les doigts n’engendre pas nécessairement la même manière de penser. » On comprend pourquoi nombre de chercheurs s’intéressent à cette révolution de l’écrit et à ses incidences sur les notions de document, d’auteur et de création.

La recherche du sens et de la vérité

Dans son discours d’ouverture, Dominique Ducard, organisateur de la journée, définit le contexte général de ce nouvel objet : le texte électronique. À la pensée réflexive élaborée dans la durée et stabilisée dans l’espace du livre/monument s’oppose un flux d’informations capté dans l’immédiateté sur une logique de l’accumulation. On peut en effet empiler des connaissances sans les lier entre elles, sans penser. Nous sommes dans un paradoxe avec l’accélération dans l’accès à l’information et la nécessaire transformation lente et méditative de ce matériau en connaissance établie. Rapidité et fluidité modifient donc l’acte de lire et a fortiori celui d’écrire. La question qui se pose alors est la suivante : les opérations de contraction, condensation, synthèse… sont-elles compatibles avec certains textes porteurs d’une pensée qui exige développement, renvois, enrichissements, argumentaire ? Sommes-nous devant deux générations d’écrits et donc deux populations de lecteurs ? Faut-il envisager plusieurs versions d’un même ouvrage : la version light et la version intégrale ?

Le livre flux

Le concept d’ouvrage en est totalement modifié. « On passe ainsi du livre objet au livre étendu, du livre monument au livre flux. » C’est le lecteur qui compose un texte, son propre texte au travers de sa navigation dans cet océan de signes avec autant de versions possibles que d’itinéraires parcourus. Qu’en est-il de la notion d’auteur ? L’association Écriture et informatique renvoie à un contexte idéologique de progrès social par le développement de l’intelligence universelle : diffusion universelle du savoir, fichier mondial des connaissances, encyclopédie universelle, tout ceci grâce à la possibilité offerte d’un format réduit, perfectionné, actualisé et diffusable tous azimuts. Dominique Ducard rappela la définition de l’écriture informatique, d’après l’Encyclopædia Universalis : mobile, interactive, délocalisée, démultipliable et engendrable. Quelle va être l’incidence de la numérisation des textes sur le sens même de leur contenu par le processus dit de « dématérialisation » : substitution, transformation, impression instantanée ? En effet, par la dissociation texte/page, nous sommes dans un nouveau genre de texte et de contexte : passage de la linéarité de la page, à la surface de la page-écran dont le point d’ancrage est le bouton, puis au volume de l’hypertexte – ceci engendrant des transformations sémiotiques des formes du langage. Allant de la page, définie comme unité de surface d’inscription et unité de lecture-écriture à la page-écran avec des liens activables, ce qui permet de se représenter l’espace à explorer comme une superposition ou un emboîtement de plans, on n’a plus évidemment les mêmes représentations du texte : tout texte est aussi contexte et intertexte.

Lors de son intervention, Daniel Ferrer, de l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes)-CNRS, osa le parallèle entre brouillons et hypertextes. Les différents brouillons accompagnés de leurs annotations deviennent des objets textuels à plusieurs dimensions et offrent comme les hypertextes plusieurs niveaux de lecture et d’enrichissement. Peut-on poursuivre la comparaison au niveau de la navigation ?

Qu’en est-il du nouveau lecteur ? Il s’agira, face à cette inflation d’informations, de voir ce butinage informationnel, selon l’expression de Michel Bernard 2, plutôt comme notre capacité à survivre dans cet océan de signes. Quels outils devrons-nous alors mettre en place chez le lecteur débutant ?

Révolutions graphiques et modes de pensée

Pour Henri-Jean Martin, disciple de Lucien Febvre, l’écriture est liée aux pratiques de lecture de chaque époque. La mise en texte 3 a toujours été subordonnée à l’évolution de la pensée. Les différentes révolutions graphiques ont donné naissance à des formes de pensées nouvelles et donc des écrits nouveaux. Chaque époque a donné la priorité à des types de raisonnement. Les nouvelles formes de mathématiques ont conduit vers la pensée formelle. Le passage de l’écriture continue au découpage en paragraphe, avec l’introduction du blanc qui induit une pause chez le lecteur, a favorisé un dialogue entre l’auteur et ce dernier, suscitant donc réflexion et méditation, et on a vu alors l’apparition du roman psychologique. Toute présentation d’un texte a un impact sur ce texte, sur le sens dont il est porteur.

Sa communication par des canaux différents contribuerait d’une part à changer le texte mais aussi les formes et les manières de penser, ainsi que les outils d’organisation sociale. Il est temps alors de réfléchir sur les conséquences de la numérisation dans ce contexte de matérialisme de la réception et d’idéalisme de l’édition. Cependant, « historiciser » l’écriture ne revient-il pas à reporter la problématique sur la lecture et ses nouveaux modes alors qu’on cible l’édition ? Les normes culturelles se modifiant, les outils et pratiques également, quelle va être la valeur symbolique du livre ?

Communautés d’auteurs et sémantique située

Selon Bernard Stiegler, qui a participé à la mise en œuvre de la « station de lecture assistée par ordinateur » à la Bibliothèque nationale de France, la révolution technologique qui s’est traduite par la préséance technique des supports du savoir a engendré toute une activité grammaticale qui vise à s’approprier un nouveau langage pour s’imposer dans le nouveau monde, ce qu’il nomme « l’époque de guerre métaphysique » entre les grandes industries culturelles (cf. la nouvelle économie). Dans ce contexte de marketing, les enjeux sont de taille, ceux-ci ne pouvant que modifier les esprits. Dans cette démarche, il va s’agir d’identifier les règles de parcours du lecteur et de s’y adapter au plus près pour l’aimanter sur son site. On va vers une unification, une standardisation du monde du lecteur, qui devient alors seulement consommateur d’informations.

Il ne peut y avoir, toujours selon Stiegler, de texte sans lecteur. En effet, la conscience textualisant tout ce qu’elle reçoit, le lecteur se lit lui-même à travers des prétextes. C’est cette idéotextualité qui permet la lecture. Dans l’acte de lire, le lecteur se trouve dans un processus de projection et de reprojection qui lui permet de lire en lui : il lit sa propre lecture. Paradoxalement, le lecteur doit rester lui-même en solidifiant, en maintenant ses règles de lecture (et là, il se mortifie) alors qu’en même temps, il cherche à changer ses propres règles au cours de sa lecture (et cette fois, il se fait plaisir). Par conséquent, ce qui nous intéresse, ce n’est pas le livre, mais le livre lu. Le lecteur locuteur ayant ses propres règles qu’il veut faire partager, l’idéotexte est, en fait, une localisation d’une grammaire, une localisation de toute une « communauté » d’intérêts. Quand on lit, on qualifie le texte (on surligne les éléments pertinents pour soi : on hiérarchise, on ajoute en marge un commentaire…). Cela conduit à la genèse d’une lecture, la « traçabilité » qui est la condition du savoir : sans traces, nous obtenons une opinion et non un savoir. Donc, toute sémantique est une sémantique située, locale et construite, car la connaissance est elle-même située.

L’accès au texte par le lecteur exige de nouveaux outils linguistiques, les outils d’annotation électronique qui devraient conduire vers des communautés de lecteurs en vue de construire des grilles de lecture partagées. Communauté de lecteurs qui seraient donc communautés d’auteurs. Et on retrouve là le questionnement sur la notion d’autorité. Le rapport Cordier fait l’analogie avec « les scénaristes américains qui travaillent en équipe sur un film sans que l’un d’eux soit reconnu comme auteur absolu et unique […] (ce) qui permet la confrontation de plusieurs créateurs autour d’un projet commun d’édition. » Ces communautés permettraient d’éviter tout impérialisme en matière de représentation du texte et d’accès au savoir. « Il est difficile d’imaginer un savoir indépendamment d’une assimilation personnelle, d’un travail de réflexion intérieure qui fait qu’une donnée ou qu’une information lue devient une connaissance personnelle, quelque chose dont on peut rendre compte. » 4.

On ne peut accepter une délégation d’accès au savoir par le biais de portails qui diffuseraient du savoir prédigéré dans une logique de marché. Il suffit donc de mettre au point des outils qui permettent de mettre en commun des connaissances scientifiquement établies autour d’un projet éditorial défini qui légitimerait, dans le sens de l’autorité, ces connaissances.

Générations d’écrits et interactivité

François Rastier, du CNRS, rappela que la numérisation d’un corpus met à égalité les textes de quelque nature qu’ils soient et que toute requête faite à partir de ce corpus est fonction des hypothèses de lecture, car la machine ne différencie pas sémantiquement les mots du corpus dans ses opérations mathématiques. Il insista sur la contextualisation qui modifie les notions de textualité et d’intertextualité et avança audacieusement l’idée d’« architexte » : tout texte plongé dans un corpus en reçoit des pressions sémantiques.

On aborda aussitôt des questions de déontologie puisque, dès qu’on fait varier le corpus, tout varie. Un autre problème de déontologie, soulevé par Marc Arabyan (CEDITEC), concernait la valeur des textes mis en ligne sur Internet : comment être sûr de leur authen-ticité ?

Jean-Pierre Balpe clôtura cette journée de réflexion en nous confrontant à un logiciel de génération automatique. Des exemples concrets explorant l’aspect création littéraire et poétique à partir de génération aléatoire de groupes de mots ont été proposés. À chaque choix effectué par la machine, de nouvelles rencontres de mots naissent et avec elles de nouveaux textes. La question qui apparaît en filigrane est la suivante : au travers de cette « création littéraire numérique », sommes-nous encore à la recherche du Graal, à savoir l’intelligence artificielle ?

  1. (retour)↑  Rapport de la Commission de réflexion sur le livre numérique, initiée par Madame le ministre de la Culture et de la Communication, dans le cadre du programme d’action gouvernemental Préparer l’entrée de la France dans la société de l’inform@tion, président Alain Cordier, mai 1999.Accessible sur le site du ministère de la Culture et de la Communication http://www.culture.fr/culture/actualites/rapports/cordier/intro.htm
  2. (retour)↑  Michel Bernard, « Hypertexte, la troisième dimension du langage », 1993.
  3. (retour)↑  Cf. Henri-Jean Martin, Jean Vezin (dir.), Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1990.
  4. (retour)↑  Rapport Cordier, op. cit.